Saint Vincent de Paul, biographie 08 – La découverte d’une vocation

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: José María Román, C.M. · Translator: André Sylvestre, cm, Jules Vilbas, cm, Jean-Marie Lesbats, cm. · Year of first publication: 1981.
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Chapitre 8 :  La découverte d’une vocation

Race de capitaines

Obéissant aux ordres de Bérulle, M. Vincent abandonna, à la fin de 1613, sa paroisse de Clichy et il alla s’installer avec son pauvre équipage dans la résidence parisienne des Gondi, dans la rue des Petits Champs, sur la paroisse Saint-Eustache. Pour la seconde fois, il allait vivre dans un palais, peut-être moins somptueux que celui de la reine Marguerite mais cependant splendide. Les Gondi étaient une des premières familles du royaume et avaient hérité avec le sang florentin du goût de la Renaissance pour le luxe et le raffinement.

Le premier Gondi établi en France s’appelait Antoine. Il était banquier de profession et ses intérêts financiers l’avaient amené à Lyon au début du XVIe. Dans cette cité du Rhône, il avait contracté mariage avec une noble dame d’origine piémontaise, Marie-Catherine de Pierre Vive. Les affaires ne marchaient pas bien, mais le ménage trouva d’autres moyens de faire fortune. À l’occasion d’un voyage de Catherine de Médicis à Lyon ils réussirent à gagner la sympathie de leur royale compatriote. Antoine fut nommé maître d’hôtel du dauphin Henri III et Marie-Catherine gouvernante des enfants. C’était une ascension rapide ; celle de leurs deux fils le fut plus encore. L’aîné, appelé Albert, arriva à être marquis de Belle Isle et des Isles d’Or, pair et maréchal de France, général des armées royales, général des galères et gouverneur de Provence, de Metz et de Nantes et par son mariage avec Catherine de Clermont, duc de Retz. Aidé par son génie florentin pour l’intrigue, il fut un des principaux instigateurs de la tuerie de la Saint Barthélemy de laquelle, selon lui, ne devait pas être exclu le roi de Navarre, le futur Henri IV. Cela ne l’empêcha pas d’être ensuite un fervent partisan du prétendant huguenot et de conserver sous son règne tous ses titres et privilèges. Sur un autre terrain, ecclésiastique celui-là, la carrière de son frère ne fut pas moins celle d’un météore. À trente deux ans, il était évêque de Langres et à trente cinq, évêque de Paris. Henri IV lui confia la tâche épineuse de négocier auprès du pape Clément VIII l’absolution de son délit d’hérésie et plus tard l’annulation de son mariage avec Marguerite de Valois. En récompense de ses services, il fut élevé au cardinalat.

Du mariage d’Albert de Gondi et de Catherine de Clermont naquirent quatre fils. Deux d’entre eux, Henri et Jean-François succédèrent l’un après l’autre à leur oncle Pierre sur le siège épiscopal de Paris. Henri, coadjuteur avec droit de succession depuis 1596, gouverna le diocèse pendant les dernières années de la vie de son oncle et il lui succéda en 1616. C’est à lui que Vincent avait déclaré se sentir dans sa paroisse plus heureux que le pape. Il mourut de la « fièvre de l’armée » pendant qu’il accompagnait Louis XIII au siège de Béziers. Il fut aussi cardinal, le premier cardinal de Retz. Jean François qui avait été d’abord capucin et ensuite doyen de Notre Dame et coadjuteur de son frère, fut consacré en 1623. Il ne fut pas cardinal mais, par contre, il eut la satisfaction de voir son siège jusqu’alors suffragant de Sens, élevé au rang d’archevêché. Il fut donc le premier archevêque de Paris. Son pontificat dura plus de trente ans. Fréquemment nous aurons à nous occuper de lui au cours de notre histoire.

Parmi les filles d’Albert de Gondi, deux furent religieuses à l’abbaye de Poissy. L’une d’elles apparaît comme une délicate fleur de sainteté dans cette race de politiciens et militaires intrigants et querelleurs, Charlotte de Gondi, plus connue comme marquise de Maignalais par son mariage avec Florimond d’Halwin dont elle fut veuve à vingt ans. Elle passa le reste de sa vie en consacrant sa personne et sa fortune à toutes sortes d’activité religieuses et caritatives.

Les deux autres garçons de cette génération des Gondi français s’appelaient Charles et Philippe-Emmanuel. Tous deux suivirent la carrière des armes. Charles succéda à son père dans le duché de Retz et ses autres titres, il épousa Antoinette d’Orléans de la maison royale de France et mena une existence relativement tranquille. Philippe-Emmanuel hérita du généralat des galères et des titres de Marquis des Isles d’Or, comte de Joigny et baron de Montmirail, Dampierre et Villepreux. C’était un gentilhomme galant et distingué d’esprit agréable et ingénieux, vaillant jusqu’à la témérité, mais au fond droit et sincèrement pieux. En 1600 il contracta mariage avec Marguerite de Silly dame de Folleville, émule en piété et en abnégation de sa belle-sœur. La famille, en plus du château familial de Montmirail et autres résidences rurales dans lesquelles elle passait de longs mois, avait un domicile à Paris, d’abord dans la rue des Petits-Champs et ensuite dans la rue Pavée. Vincent entra dans cette maison, alors à l’apogée de sa fortune, en 1613. Le motif que les époux Gondi invoquèrent auprès du P. Bérulle fut la nécessité d’avoir un précepteur pour leurs enfants. Bérulle ne pouvait se séparer d’aucun des compagnons de sa communauté de l’Oratoire commençante et réduite. Il pensa à Vincent. Ce qu’il savait de l’histoire de Vincent comme précepteur pendant son adolescence des fils de Comet et de la direction dans sa jeunesse d’un pensionnat à Toulouse pesa sur son choix. Il ne serait pas difficile à l’heureux curé de Clichy de renouer avec son ancien rôle. Vincent obéit.

Le général des galères avait deux fils, Pierre onze ans et Henri trois ans. L’aîné héritier de la maison, général des galères en remplacement de son père, interviendra en politique toujours dans l’opposition d’abord à Richelieu dont il tentera de comploter l’assassinat, puis à Mazarin. Le deuxième, destiné à la carrière ecclésiastique, verra sa vie tranchée à l’âge encore tendre de douze ans, victime d’un accident de cheval. Un troisième rejeton, appelé à être le plus fameux, naquit en cette même année 1613, peu de jours avant ou après l’entrée de Vincent dans la maison. Il fut baptisé le 20 septembre. On lui imposa les noms de Jean-François-Paul. Mais l’histoire le connaît comme le cardinal de Retz, le terrible cardinal de Retz des années troublées de la Fronde dont les Mémoires scandaleuses constituent le plus cynique témoignage des grandeurs et des misères de toute une époque.1

Une pluie de bénéfices

Vincent se disposait silencieusement à quitter ses fonctions. Silencieusement parce qu’il était en train de vivre un drame intérieur. De plus, en 1615, il souffrit d’une grave infirmité aux jambes qui l’obligea à redoubler son retrait du monde et il s’en ressentira toute sa vie.2 C’est peut-être pour cela que, dans cette maison fréquentée par toutes sortes de personnes, il vivait « comme en une chartreuse et, dans son logement comme dans la cellule d’un couvent ».3 La grâce continuait en lui son mystérieux travail de purification. Les Gondi apprécièrent bien vite la valeur de cet hôte discret et s’efforcèrent de le gagner définitivement en le comblant de bénéfices : en 1614, il lui firent accorder la paroisse de Gamaches, du diocèse de Rouen, dont le droit de présentation revenait au comte de Joigny.4 En 1615, il obtient la charge de chanoine trésorier de l’église collégiale d’Écouis dont était patron aussi Emmanuel de Gondi. De cette dernière charge, sûrement à cause de son infirmité, Vincent ne prendra possession que par procurateur, le 27 mai. Quatre mois, plus tard le 18 septembre, il fait acte de présence à la collégiale pour prêter le serment de fidélité et recevoir le baiser de paix de ses compagnons. Le jour suivant, conformément aux coutumes du chapitre, il les a invités à table pour sa joyeuse arrivée.5 Les bénéfices pour lesquels il avait fait tant d’efforts au cours des années antérieures, commençaient à s’accumuler sur lui. Au commencement de l’année 1616, le précepteur des Gondi était en même temps curé de Clichy, abbé de Saint-Léonard-de-Chaumes, curé de Gamaches, chanoine et trésorier d’Écouis. La carrière à laquelle il songeait au cours des années déjà lointaines de Dax et de Toulouse était en train d’arriver à son but. S’il s’était contenté de cela, la vie de Vincent de Paul se serait achevée en ces moments-là pour l’histoire. Malheureusement le virage décisif, commencé pendant les mois précédents, était sur le point de s’achever. Peut-être sans l’avoir lu, Vincent se disposait à démentir l’ingénieux propos de Sainte Thérèse : “Ils allaient pour être des saints et ils restèrent chanoines.”

De la paroisse de Gamaches, nous ne savons même pas s’il en a pris possession. L’unique document que nous en ayons est celui de la collation du bénéfice. De l’abbaye de Saint Léonard, nous avons vu qu’il s’en était défait au cours de l’année 1616.6 De Écouis, on conserve les actes du chapitre qui le citent pour qu’il réponde au fait qu’il n’a pas rempli l’obligation de résidence, point qui « menace de ruiner complètement la fondation. »7 Des lettres de la générale des galères et du duc de Retz, frère du général et co-patron de l’église, persuadèrent les chanoines d’augmenter à quinze jours le temps accordé au sieur « De Paoul » (c’est la seule fois où nous voyons son nom écrit avec cette orthographe) pour justifier son absence.8 Le manque de documents nous empêche de connaître le dénouement du conflit. Le défaut de toute mention ultérieure du canonicat d’Écouis nous amène à supposer que Vincent a fini par s’en défaire.

La retraite silencieuse qu’il s’était imposée n’empêchait pas Vincent de remplir consciencieusement ses devoirs de chapelain et de précepteur. Évidemment il ne s’occupait en rien du nouveau-né, Jean Paul. Il initiait les deux plus grands aux secrets de la langue latine et il s’efforçait de leur inculquer des critères de vie chrétienne. Mais il n’était pas satisfait. Ces garçons de sang noble et ardent, comme leurs ancêtres italiens et français, étaient moins malléables que les modestes petits provinciaux de Toulouse. Vincent en viendra à expérimenter une douloureuse impression d’échec. Au fond il se sentait oisif comme le fameux docteur de la maison de Marguerite de Valois. Il commença à travailler pour son compte. La charge de chapelain l’obligeait à accompagner la famille dans ses déplacements à Joigny, Montmirail et Villepreux et autres lieux de ses domaines étendus. Vincent se consacrait, avec chaque fois plus d’intensité, à l’instruction religieuse des domestiques et vassaux de ses maîtres. À la maison il instruisait les domestiques, les visitait dans leurs maladies, les consolait dans leurs peines, les préparait la veille des fêtes solennelles à la réception des sacrements. Dans la campagne, il catéchisait les villageois, il leur prêchait et les exhortait à la confession.9 Il existe une lettre de lui, datée de 1616, dans laquelle il demande au vicaire général de Sens la permission d’absoudre des cas réservés “parce qu’il se rencontre quelquefois de bonnes personnes qui désirent faire une confession générale et qu’il a de la peine à les laisser partir” parce qu’ils ont des péchés réservés.10 Peu à peu il allait sonder les abîmes d’abandon spirituel de ces pauvres gens des champs. Son cœur charitable commençait à palpiter de douleur devant cette misère. Cette peine qu’il éprouvait pour les pénitents obligés de se retirer sans absolution ne signifiait pas autre chose. Insensiblement il se préparait à découvrir sa mission. C’est dommage que les vagues indications d’Abelly selon lesquelles la tentation contre la foi dura « trois, ou quatre ans », ne nous permettent pas de fixer avec exactitude le moment où Vincent formula sa résolution de se consacrer pour la vie au service des pauvres et se vit délivré de son cauchemar. Évidemment cela coïncide avec l’époque de cette activité itinérante à travers les terres des Gondi. Ce n’est pas un hasard si le premier sermon que l’on conserve de lui est de 1616 et a comme thème l’importance de bien connaître le catéchisme.11

De chapelain à directeur de conscience

Sans l’avoir voulu, l’influence de Vincent s’étendit aussi aux adultes. Il était entré dans cette maison avec la volonté de transfigurer surnaturellement les réalités terrestres. Il l’explique lui-même en diverses occasions :

« Quand il plut à Dieu m’appeler chez madame la générale des galères, je regardais M. le général comme Dieu et madame la générale comme la sainte Vierge. S’ils m’ordonnaient quelque chose, je leur obéissais comme à Dieu et à la sainte Vierge ; et je ne me souviens point d’avoir reçu leurs ordres que comme venant de Dieu, quand c’était M. le général des galères qui me commandait ; et de la sainte Vierge quand c’était madame la générale, et je ne sache point, par la grâce le Dieu, avoir fait aucune chose contre cela. J’ose encore dire que s’il a plu à Dieu donner quelque bénédiction à la Compagnie de la Mission, j’ose dire que ç’a été en vertu de l’obéissance que j’ai rendue à monsieur le général et à madame la générale, et de l’esprit de soumission avec lequel je suis entré en leur maison. La gloire en soit à Dieu, et à moi la confusion ! »12

Pour une fois, M. Vincent ne confessait pas des péchés, mais des vertus et nous permettait de nous apercevoir avec lui du profond changement qui s’opérait dans son âme.

La situation ne tarda pas à s’inverser. Les Gondi commencèrent à voir dans leur chapelain un homme providentiel, véritablement envoyé par Dieu pour le salut de leur famille. La première à s’en rendre compte fut Mme de Gondi. Marguerite de Silly était une âme tourmentée et complexe. Belle et délicate avec une beauté fragile comme une dame de Ghirlandaio, elle était pieuse au point de préférer que ses fils soient des saints au ciel que de grands seigneurs sur la terre,13 comme elle le déclara elle-même au P. Bérulle. Elle voyait Dieu davantage comme un juge que comme un Père. Elle se tourmentait elle-même et elle tourmentait ses confesseurs avec des scrupules infondés. Avant que Vincent n’ait passé deux ans dans sa maison, elle pensa faire de lui son directeur de conscience. Devant la résistance du chapelain, elle recourut à Bérulle et Vincent obéit une fois de plus. Il commença à diriger cette âme avec une énergie non exempte de douceur et de respect. Elle aurait aimé l’avoir toujours à son côté, elle craignait qu’un accident ou une maladie ne le lui enlevassent. Vincent l’obligeait à s’adresser à d’autres confesseurs, spécialement à un certain Père récollet expert en direction des âmes. Doucement il essayait de la détacher de lui-même et lui apprenait à ne dépendre que de Dieu.14 Il lui appliqua le remède qu’il avait essayé sur lui-même, il l’orienta avec fermeté vers les œuvres de charité : il encourageait son naturel généreux et porté à faire l’aumône, il l’entraînait à la visite personnelle aux pauvres, qu’elle devait servir de ses mains ; il l’engageait à se préoccuper de ce que ses administrateurs rendissent la justice avec rectitude et rapidité.15 Plus tard arrivera un moment où Vincent se croira obligé de s’éloigner pour se libérer lui-même et la libérer d’un attachement excessif à son directeur. Mais auparavant ils auront fait ensemble la découverte capitale de la vie de Vincent.

M. de Gondi, bien qu’il appréciât lui aussi les mérites du précepteur de ses fils, fut un peu plus réticent. Vincent le gagna un jour où, avec une singulière liberté d’esprit, il s’avisa de s’entremettre dans sa conduite. Cédant aux préjugés de son époque, Emmanuel de Gondi était prêt à aller se battre en duel. Un de ses parents avait été tué, et lui se croyait obligé de venger l’honneur de la famille, provoquant en duel l’assassin, un noble seigneur de la Cour. Avant de se diriger vers le lieu du défi, il voulut se comporter en chevalier chrétien en allant entendre la messe. Curieuse religiosité qui tentait de mettre Dieu au service des passions humaines ! Vincent se trouva là pour mettre les choses au point. La messe terminée, quand la famille et les serviteurs se furent retirés, Vincent vînt se prosterner devant le maître de la maison qui était demeuré quelques moments agenouillé dans la chapelle :

« et là il lui dit : “Monsieur, permettez qu’en toute humilité je vous dise un mot : je sais que vous avez dessein de vous aller battre en duel ; je vous dis, de la part de mon Dieu, que je viens de vous montrer et que vous venez d’adorer, que, si vous ne quittez pas ce mauvais dessein, il exercera sa justice sur vous et sur toute votre postérité.” Cela dit, l’aumônier se retira. »16

Cette courageuse réprimande produisit son effet. M. de Gondi renonça au duel. Pour oublier sa contrariété il entreprit de faire un tour sur ses terres. L’agresseur fut condamné à l’exil par la justice.17 Vincent avait gagné la confiance de son maître.

Au cours des huit années passées depuis sa première arrivée à Paris, Vincent s’était transformé. C’était un homme différent, en pleine possession des riches ressources de la nature et de la grâce, dont Dieu l’avait doté. Il avait une parole éloquente et persuasive capable de convaincre les intelligences et d’émouvoir les cœurs, l’arme par excellence de l’apostolat. Grâce à elle il avait étouffé dans le cœur du général la mauvaise semence d’une rancune vengeresse et homicide. Grâce à elle il apportait lumière et consolation au cœur des pauvres villageois esclaves des mêmes misères que leurs seigneurs. Grâce à elle il avait mis en cause jusqu’aux limites de la charité, la sensibilité maladive de Mme de Gondi. Il s’était défait du poids de ses ambitions mesquines de dignités et prébendes bien rétribuées. Il avait élargi jusqu’aux limites divines l’horizon de ses aspirations. Il était mûr pour faire la découverte de sa vocation. Dieu était prêt à la lui révéler.

Folleville : « Ce fut là le premier sermon de la Mission »

La révélation vint par un de ces évènements imprévus dans lesquels la spiritualité de Vincent se plaisait à découvrir la volonté de Dieu. La Providence se déguisait en hasard.

Un jour de janvier 1617,Vincent accompagnait Mme de Gondi au château de Folleville dans leurs terres de Picardie. De la localité de Gannes, à deux lieues de distance, arriva la nouvelle qu’un paysan moribond désirait voir M. Vincent. Celui-ci accourut immédiatement au chevet du malade. Dans l’humble chaumière, Vincent s’assit près du lit du malade pour entendre sa confession. Il l’encouragea à faire une confession générale de toute sa vie. Le paysan commença à égrener le triste rosaire de ses péchés. C’était bien plus que ce que Vincent aurait soupçonné. Cet homme avait la réputation d’être honnête et vertueux. Mais dans sa conscience il gardait jalousement des misères qu’il n’avait jamais révélées. Année après année, confession après confession il avait caché (honte, ignorance ou hypocrisie) les fautes les plus graves de sa vie. Vincent eut le sentiment qu’en un dernier moment de grâce, il arrachait une âme aux griffes du malin. Le paysan eut la même impression. Les remords de toute sa vie abandonnèrent son âme, il respira libéré. S’il n’avait pas fait cette confession générale, il eut été condamné éternellement. Il fut envahi d’une joie qu’il ne pouvait contenir. Il fit entrer dans sa pauvre chambre sa famille, ses voisins et Mme de Gondi elle-même. Il raconta son cas et, pendant les trois jours qu’il vécut encore, il confessa publiquement les péchés qu’auparavant il n’avait pas osé révéler en secret. Il remerciait Dieu de l’avoir sauvé par le moyen de cette confession générale. Mme de Gondi en trembla de crainte :

« Ah ! Monsieur, qu’est-ce que cela ? dit alors au saint, cette vertueuse dame. Qu’est-ce que nous venons d’entendre ? Il en est sans doute ainsi de la plupart de ces pauvres gens. Ah ! si cet homme, qui passait pour homme de bien, était en état de damnation, que sera-ce des autres qui vivent plus mal ? Ah ! Monsieur Vincent, que d’âmes se perdent ! Quel remède à cela ? »18

D’un commun accord, M. Vincent et Madame en trouvèrent un. La semaine suivante Vincent prêcherait dans l’église de Folleville un sermon sur la confession générale et sur la manière de la bien faire. On choisit pour cela le mercredi 25 janvier, fête de la Conversion de St. Paul. Vincent monta en chaire. Il avait devant lui l’humble peuple des campagnes de tous les coins de France, les mêmes hommes abrutis par leur travail de son lointain Pouy natal, les mêmes femmes ignorantes et pieuses, les mêmes jeunes et les mêmes enfants aux visages encore intacts, mais dont les yeux accusaient déjà la morsure secrète du serpent. Vincent tenait sa parole, elle manifestait une ardente compassion pour ses frères abandonnés. Il prêcha avec clarté et force. Il instruisit, il émut, il entraîna. “Dieu bénit mes paroles” dit-il sobrement, en attribuant le mérite à la confiance et à la bonne foi de Madame, parce que ses propres péchés auraient empêché le fruit de cette action. Les gens, les pauvres et bonnes gens, accoururent en masse pour se confesser. Vincent et un prêtre qui l’accompagnait n’y suffirent pas. Il fallut demander de l’aide aux Jésuites d’Amiens. Madame de Gondi s’en chargea. Le supérieur vint en personne, remplacé ensuite par un de ses compagnons, le P. Fourché. Ils se virent débordés par l’affluence des pénitents. Il répétèrent la prédication et les exhortations dans les villages voisins toujours avec le même succès éclatant.19

Ce fut une révélation. Vincent sentit que là était sa mission, que c’était pour lui l’œuvre de Dieu : apporter l’évangile au pauvre peuple des champs. Il ne fonda rien ce jour-là, il n’eut même pas l’idée qu’il fallait faire une fondation. Il se contenta de donner un sermon : “le premier sermon de la mission”.20 Il se passera encore huit ans avant que ne se mette en route la Congrégation de la Mission. Toute sa vie il fera en sorte que ses missionnaires célèbrent le 25 janvier comme la fête de la naissance de la Compagnie.

Au long de sa vie il racontera plus d’une fois l’histoire de cette première mission avec des variantes intéressantes. Dans la seconde version, qui est du 25 janvier 1655, M.Vincent relate un autre fait qu’il n’avait pas retenu parce qu’il mettait en cause des personnes encore vivantes. Laissons-lui la parole :

« Or, le fait est que, feu madite dame se confessant un jour à son curé, elle fit attention qu’il ne lui donnait point l’absolution ; il marmottait quelque chose entre ses dents et fit ainsi encore d’autres fois qu’elle se confessa à lui ; ce qui la mit un peu en peine; de sorte qu’elle pria un jour un religieux qui l’alla voir de lui bailler par écrit la forme de l’absolution ; ce qu’il fit. Et cette bonne dame, retournant à confesse, pria ledit sieur curé de prononcer sur elle les paroles de l’absolution contenues en ce papier, ce qu’il fit. Et elle continua de le faire ainsi les autres fois suivantes qu’elle se confessa à lui, lui donnant son papier, pource qu’il ne savait pas les paroles qu’il fallait prononcer, tant il était ignorant. Et me l’ayant dit, je pris garde et fis plus particulière attention à ceux à qui je me confessais, et trouvai qu’en effet cela était vrai et que quelques-uns ne savaient pas les paroles de l’absolution. »21

Vincent était là en possession de deux des éléments de base de son expérience religieuse fondamentale : la misère spirituelle d’un peuple chrétien qui a perdu l’Évangile et l’effrayante impréparation d’un clergé qui ignorait les normes élémentaires de l’exercice de son ministère. C’était deux maux qu’avait aussi dénoncé vigoureusement le concile de Trente : il avait proposé la catéchèse et des centres de formation sacerdotale. La France venait enfin d’accepter les décrets de Trente en 1615. Vincent était en étroite relation depuis 1609 ou 1610 avec les milieux les plus engagés dans la réforme de l’Église selon les lignes du Concile. Il avait accompli avec une généreuse résolution sa propre réforme personnelle. La Providence lui signalait quelle devait être sa contribution au grand labeur collectif qui s’approchait. Il l’assuma avec joie. Des évènements immédiats allaient compléter la révélation qu’il en avait. Il découvrait le troisième aspect -en un certain sens le plus important- de sa vocation propre.

  1. Cf. J. Corbinelli, Histoire généalogique de la maison des Gondi, Paris, J.-B. Coignard, 1705, 2 volumes ; Régis de Chantelauze, Saint Vincent de Paul et les Gondi, Paris, 1882, p. 83-89.
  2. Ristretto, p. 20-21 ; Collet, op. cit., t.1, p. 46.
  3. Abelly, op. cit., l.1, c.7, p. 28.
  4. Mission et Charité 8 (1961) p. 495.
  5. XIII, p. 19-22.
  6. XIII, p. 37-39.
  7. XIII, p. 22-24.
  8. XIII, p. 25.
  9. Abelly, op. cit., l.1, c.7, p. 28.
  10. I, p. 20.
  11. XIII, p. 25-30.
  12. X, p. 387.
  13. R. Chantelauze, op. cit., p. 85.
  14. Abelly, op. cit., l.1, c.9, p. 36-37.
  15. Abelly, op. cit., l.1, c.8, p. 31.
  16. XI, p. 28.
  17. Coste, Monsieur Vincent…, t.1, p. 84.
  18. XI, p.4.
  19. XI, p. 2-5 ; Abelly, op. cit., l.1, c.8, p. 31-35 ; Collet, op. cit., t.1, p. 46-48.
  20. XI, p. 5.
  21. XI, p. 170.

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