Chapitre 6 : De Rome à Paris, changement de décor
Troisième projet, troisième échec
Revenons à Rome pour rencontrer notre Vincent de Paul dans le palais de Mgr. Montorio. Il est embarqué dans son troisième projet d’un emploi définitif. Cette fois ce n’est pas lui qui l’a élaboré, mais le généreux prélat romain. Mais c’est encore un projet humain. Montorio lui a promis de manière répétée un bénéfice, un bon bénéfice, un honorable bénéfice. Vincent attend confiant. Entre temps, il profite de ce délai. Il se remet aux études et il entre en contact avec certaines initiatives pastorales, de la Ville éternelle. Il connaît par exemple la Confrérie de la Charité de l’Hôpital du Saint-Esprit. Cet exemple lui inspirera de fonder plus tard, sa première association de charité.1 Il connaît aussi probablement la Confrérie paroissiale de Saint-Laurent de Damas, église voisine du palais des Montorio, dont le règlement offre de surprenantes ressemblances avec ceux que Vincent rédigera pour ses associations.2 Vincent est un étudiant avantagé dans l’école de la vie. Il est en train de vivre ses années de voyage et d’apprentissage. Aucune des leçons qu’il aura apprises au cours de ces années ne tombera dans un sac percé. Au cours des deux ou trois mois de son séjour en Avignon, il aura l’occasion de prendre contact avec les missions organisées par le Vice-légat pour la conversion des huguenots.3 Charité et Mission : quasi sans s’en rendre compte, il accumule des expériences qui, un jour, l’aideront à réaliser sa propre mission dans l’Église. Pour l’instant il n’en a pas le moindre pressentiment. Il continue, attaché à son propre projet : l’honorable bénéfice que lui a promis Monseigneur. Mais ce projet vient à s’écrouler sans que nous sachions ni quand ni comment. La seule chose que nous savons c’est que, deux années plus tard, le 17 février 1610, il écrit depuis Paris une lettre à sa mère, la seule que nous conservions avec cette adresse. On y trouve une humble confession de son échec, qui est bien loin de la pétulante confiance avec laquelle il écrivait à M. de Comet. Vincent a beaucoup appris de la vie :
« J’aimerais que mon frère fasse étudier l’un de mes neveux. Mes infortunes et le peu de service que j’ai pu rendre à la maison ont pu lui en enlever la volonté… »4
À quelles infortunes fait-il allusion ? Aux souvenirs douloureux déjà lointains de sa capture et de son esclavage aux mains des corsaires barbaresques ? À de plus récentes disgrâces qui lui ont fait perdre la faveur de Mgr. Montorio ? Il est significatif que Vincent, au long de sa vie, ne gardera aucune relation avec l’ancien Vice-légat d’Avignon qui ne mourra pas avant 1643. Il est clair aussi que ce Monseigneur tomba en disgrâce après l’élévation au trône pontifical d’Urbain VIII, un pape pro-français monté sur le trône pontifical en 1623, et que, avant cette date, les lettres qu’on a conservées de Vincent sont rarissimes.5 Le fait est que Vincent abandonna Rome sans que les promesses de Monseigneur n’aboutissent à rien de tangible.
Paris : « Le séjour que je fis en cette ville »
Au contraire de ce que l’on aurait pu attendre, Vincent ne revint pas de Rome à Toulouse ou à Dax sa région natale. À la fin de 1608, il fit son entrée à Paris, venant de la Ville éternelle. Abelly attribue ce voyage de Vincent à un motif aussi honorable que peu sûr. Le jeune prêtre aurait été chargé par l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, le cardinal d’Ossat, d’une mission secrète pour le roi Henri IV, mission si délicate et confidentielle qu’il eut été périlleux d’en laisser des traces écrites. Elle ne pouvait être traitée que verbalement.6 Une telle nouvelle est bien douteuse pour une raison bien simple : le cardinal d’Ossat était mort en 1604 et, quatre ans après, il ne pouvait confier une mission à personne. Les biographes postérieurs à Abelly, plus au courant que lui des faits de l’histoire profane, maintiennent la nouvelle de cette ambassade, mais ils l’attribuent non pas à d’Ossat, mais aux trois ministres que la Couronne française tenait accrédités à Rome en 1608, le marquis Savary de Brèves, le même qui deux ans auparavant avait été envoyé en Turquie et à Tunis pour traiter de la liberté des esclaves français, l’auditeur de la Rote, Denis de Marquemont, et le duc de Nevers, Charles de Gonzague.7 Malheureusement la nouvelle de la mission diplomatique de Vincent repose sur des bases bien faibles. L’entrée de Vincent dans la grande histoire est en retard sur le règne et ceux qui affectionnent les rencontres historiques sont privés de la description de l’entrevue du malheureux petit curé gascon et du joyeux et exubérant monarque béarnais.
Vincent était venu à Paris non pas simplement parce qu’il était attiré par la capitale, mais, parce qu’après son nouvel échec romain, ce n’est qu’à Paris qu’il pouvait essayer de nouveau d’obtenir ce bénéfice tant désiré, indispensable pour assurer la stabilité économique de son existence. Il pensait rester peu de temps dans la capitale du royaume. Il le dit lui même dans une lettre à sa mère :
« …le séjour qu’il me faut encore faire en cette ville pour recouvrer l’occasion de mon avancement (que mes désastres m’ont ravi) me rend fâché pour ne vous pouvoir aller rendre les services que je vous dois… »8
Les affaires de Vincent s’étaient compliquées et se compliqueraient encore davantage au point que le bref séjour finira par se transformer en une résidence à vie.
« Dieu connaît la vérité »
Une grande épreuve survint sans que Vincent y ait eu la moindre responsabilité. À son arrivée à Paris il s’était installé dans un modeste faubourg de la rive gauche de la Seine : le faubourg Saint-Germain, non pas parce que c’était le quartier de l’Université et des étudiants, mais tout simplement parce que c’était le quartier des Gascons. Vincent était trop pauvre pour avoir son propre logement. Il loua une chambre de moitié avec un compatriote, un modeste juge de village dans la localité bordelaise de Sore. La vie en commun avait ses servitudes. Vincent allait l’expérimenter bientôt à ses dépens. Un jour Vincent se sentit indisposé et dut garder la chambre. Son compagnon le juge sortit un moment en ville pour aller à ses affaires. Vincent se fit apporter d’une pharmacie voisine les médecines nécessaires. Le garçon de la boutique vint et chercha dans l’armoire un récipient. Il y trouva la bourse du juge avec 400 écus. C’était une tentation assez forte à laquelle le jeune homme ne put résister. Pendant qu’il cherchait le récipient, il s’empara de cette fortune. Puis il laissa le malade et partit pour ne plus revenir. Peu de temps après, c’est le juge qui revint et à peine arrivé il trouva que son argent manquait. Qui donc avait pu le voler ? Il n’y avait aucun doute, c’était le faux malade qui était resté dans sa chambre, ignorant ce qui s’était passé et qui affirmait n’avoir rien pris, ni vu personne le prendre. Le juge était un homme violent et emporté. À pleine voix il accusa Vincent du vol, il le chassa de sa chambre et le diffama auprès de ses amis et connaissances. Il fit lancer contre lui un monitoire9 par l’autorité ecclésiastique. Le pauvre Vincent qui commençait à peine à se relever des désastres antérieurs, se sentit de nouveau poursuivi par le malheur. Il avait commencé à avoir des relations à Paris avec des personnages influents. Il venait de faire connaissance avec Pierre de Bérulle, le futur cardinal, appelé à avoir dans sa vie une influence décisive. La colère du juge plein de dépit ne s’apaisa pas et, même en présence de Bérulle, il traita Vincent de voleur. La réaction de Vincent fut exemplaire. Nous touchons ici un des traits annonciateurs du temple de sa sainteté. Il n’eut même pas l’occasion de dévier les soupçons sur le malheureux garçon apothicaire. Il se borna à dire doucement : « Dieu sait la vérité ! ». Les hommes mirent six ans à la savoir. L’épisode eut un dénouement digne d’une nouvelle byzantine avec reconnaissance finale. Si on n’avait pas connu le fait par les paroles de Vincent lui-même, Coste aurait mis en doute toute l’histoire. En effet au bout de six ans, le coupable fut arrêté à Bordeaux pour un autre délit. Mû par le remords, il fit venir à son chevet le juge de Sore et lui confessa sa faute. Le juge ne fut pas moins excessif dans ses excuses que dans ses accusations. Il écrivit à Vincent pour lui demander pardon et en l’assurant que s’il ne lui envoyait pas son pardon par écrit, il irait à Paris le lui demander à genoux, en public, avec une corde au cou. Ce ne fut pas nécessaire, Vincent lui accorda généreusement son pardon.10
Tout ceci s’est passé en 1609. Vincent avait raison de se plaindre au commencement de l’année suivante dans sa lettre à sa mère que nous connaissons de ses désastres et infortunes. Pierre Debongnie a vu dans la fausse accusation de vol le commencement de la conversion de Vincent.11 C’est assez simpliste. La conversion de Vincent est un processus plus complexe et plus lent. Au long des années s’enchaînent une série de rencontres et d’influences, l’accusation de vol n’en est que le premier maillon. Il n’y a pas de doute que la réaction de Vincent en cette occasion marque une inflexion significative dans ses critères et dans sa conduite. « Te justifieras-tu ? Voilà une chose dont tu es accusée, qui n’est pas véritable. Oh ! non, dit-elle, en s’élevant à Dieu, il faut que je souffre cela patiemment. » Et elle le fit ainsi.12 Il le raconte de lui-même comme d’une tierce personne, en ajoutant : « Laissons à Dieu le soin de manifester le secret des consciences ».13 En février 1610, Vincent parait ancré dans son attitude antérieure de projeter sa propre vie en comptant sur la fortune et les moyens humains : il est en attente d’une “occasion d’ascension”, il entrevoit l’horizon de ses aspirations à l’obtention d’une “honnête retirade” ; ses intentions sont de consacrer le reste de ses jours (à trente ans !) à prendre soin de sa mère et s’intéresser à ses frères et neveux ; il professe la philosophie de la lettre de la captivité “l’infortune présente présuppose la fortune à venir”. Mais, mis à part le désenchantement, on remarque entre les lignes un subtil changement de perspective : “J’espère que Dieu bénira mes travaux et m’accordera bientôt le moyen d’obtenir une honnête retraite”.14 “S’élever jusqu’à Dieu”, “espérer en Dieu”, voilà la leçon que la captivité, la calomnie, les désastres qu’il ne nomme pas, lui ont fait apprendre. Il va bientôt avoir l’occasion de la mettre à fond en pratique. la vie qu’il considérait comme terminée n’avait fait que commencer. À dix années de projets et de tâtonnements humains allaient suivre sept ou huit ans de découverte lente et progressive du véritable plan, le plan divin dans lequel, par un autre côté de son processus de conversion, allait se concrétiser sa vocation.
- XIII, p. 423.
- A. Armandi, Une étrange coïncidence : Saint Vincent de Paul à Rome et les conférences dites de Saint Vincent de Paul, Mission et Charité n° 10 (1963), p. 224-226.
- R. Chalumeau, Annales (1943-1944) p. 225ss.
- I, p. 19.
- R. Chalumeau, Annales (1943) p. 228.
- Abelly, op. cit., l.1, c. 5, p. 20.
- Ristretto cronologico…, p. 14 ; Collet, op. cit., t.1, p. 25.
- I, p. 18.
- Le monitoire était un décret de l’autorité ecclésiastique, à la demande d’un juge laïc, pour que, sous peine d’excommunication, on dise ce que l’on savait sur le délit déterminé. Les monitoires étaient lus en chaire à la messe, par les curés, pendant trois dimanches consécutifs. La facilité de lancer des monitoires en arriva à constituer de graves abus, déplorés par l’autorité cléricale. Cf. M. Marion, Dictionnaire des Institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles (Paris, J. Picard, 1969) ; R. Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, t.2, p. 391.
- Abelly, op. cit., l.1, c.5, p. 21-23 ; Collet, op. cit., t.1, p. 27-28.
- P. Debongnie, La conversion de Saint Vincent de Paul, R.H.E. 32 (1936) p. 313-339.
- XI, p. 337.
- Abelly, op. cit., l.1, c.5, p. 23.
- I, p. 18-20.