Chapitre 5 : Roman ou Histoire ? Un grave problème critique
Une longue controverse
Nous pourrions continuer tranquillement notre narration si nous n’avions à affronter ce grave problème historique annoncé avant de commencer la lecture des lettres.
De même que pour la date de naissance de saint Vincent, l’histoire de sa captivité, admise tranquillement pendant trois siècles, a été mise en doute par quelques chercheurs contemporains. Selon eux, les deux lettres, authentiques et indubitablement vincentiennes, seraient dépourvues de toute véracité. La réalité serait que Vincent, embarqué dans quelques aventures inconnues que nous ignorons, aurait perdu pendant deux ans tout contact avec son milieu et ses connaissances. Pour réapparaître à nouveau une fois fermée la parenthèse de sa disparition volontaire ou forcée, il aurait inventé le roman de sa captivité pour expliquer et justifier devant sa famille et ses amis cette longue absence.
Il semble que le premier à avoir lancé l’hypothèse de la fausseté du récit vincentien fut le P. Pierre Coste,1 mais seulement en parole et dans des cercles privés. Publiquement et dans un texte imprimé, le premier à l’avoir diffusé fut Antoine Redier, en 1927. Sa position initiale, plus radicale dans les éditions postérieures de son œuvre, était relativement modérée : “Il est impossible d’émettre un jugement ferme sur la réalité des faits rapportés dans ces deux lettres.” ; “Le moins que l’on puisse dire c’est que le faux y est évidemment mêlé avec le vrai.”2
L’année suivante, en 1928, un érudit, fonctionnaire français de la Résidence générale de Tunis, Pierre Grandchamp auteur d’un ouvrage monumental sur la présence française en Tunisie, encouragé par les affirmations de Redier, achevait une étude minutieuse des lettres de la captivité, publiée comme préface au volume VI de son oeuvre. Il en arrivait à la conclusion que l’on pouvait “nier avec suffisamment de certitude l’esclavage et le voyage en Barbarie”.3 Dans le volume suivant il revient sur le thème avec les Nouvelles observations, destinées à renforcer son argumentation et à répondre à certaines critiques reçues. La thèse de Grandchamp suscita entre autres une réplique bourrée d’érudition et hérissée d’appareil critique du Lazariste français J. Guichard. Mais elle réveilla aussi les adhésions chaleureuses, bien que peu critiques, de l’historien de l’Église P. Debongnie. Depuis ce moment, la controverse n’a pas cessé. Les derniers éléments de poids furent apportés par A. Dodin, favorable à la position négative, et par Guy Turbet-Delof, partisan décidé de l’historicité de la relation vincentienne.4
Pour centrer la question
Avant d’entrer dans l’analyse détaillée de la question une observation méthodologique s’impose. Le débat autour de la véracité des lettres vincentiennes de la captivité s’établit initialement sur une base équivoque. Il fait dépendre d’elle toute une vision de la sainteté de Vincent. S’il a menti dans ces lettres, alors triomphe la perspective d’une rupture. Vincent a été dans sa jeunesse un pécheur et ce n’est qu’à travers une conversion qu’il est arrivé à être le saint que nous vénérons.
Au contraire si les lettres sont véridiques, une perspective de continuité s’impose alors : Vincent a été depuis son adolescence et sa première jeunesse une âme qui, à travers des épreuves et des souffrances, progresse insensiblement jusqu’à la sainteté. Pourtant en 1960, A. Dodin se montre favorable à ce développement.
Mais le dilemme est faux. La démonstration hypothétique de la véracité ou du caractère mensonger des lettres ne modifie pas substantiellement le concept que mérite la figure de Vincent au cours des années où il les a écrites. Indépendamment de savoir s’il a menti ou non, Vincent n’était pas un saint en 1605 et il n’avait pas commencé à l’être en 1607. En toute hypothèse, Vincent a eu besoin d’une conversion pour entrer dans le monde mystérieux de la sainteté. Peut-être à l’époque où prévalait encore la version hagiographique de l’enfance et de la jeunesse de Vincent, il était nécessaire de montrer qu’il a été un menteur pour en finir avec le mythe. Aujourd’hui une telle dialectique peut être considérée comme dépassée. La solution de l’énigme de la captivité quelle qu’elle soit peut être affrontée dans une parfaite neutralité.
La Position anti-esclavagiste
Nous allons exposer sommairement les arguments opposés à l’historicité de la captivité.
Le soupçon initial a été le silence absolu maintenu par Vincent de Paul au long de toute sa vie relativement à sa captivité en Barbarie. Jusqu’à la découverte des lettres, par hasard en 1658, personne ne l’avait jamais entendu dire qu’il avait été esclave à Tunis. Les missionnaires qui ont vécu près de cinquante ans avec lui n’en savaient rien. Il n’a jamais fait d’allusion à son aventure extraordinaire, ni quand il envoyait ses missionnaires en Afrique du nord, ni quand il recevait la visite des esclaves libérés, ni quand, dans ses conférences, il parlait du malheureux sort des esclaves.5 Au contraire nous avons vu comment en sachant par M. de Saint-Martin que ses lettres avaient été conservées, il déploya pour les recouvrer une insistance extraordinaire jusqu’à en venir à les demander “par toutes les grâces que Dieu vous a accordées, et par les entrailles de Jésus-Christ” qualifiant ces écrits de jeunesse de “misérable lettre”.6
Son silence est vraiment surprenant, et n’a pas d’explication plausible ; il recouvre un mystère,7 écrit Coste, pour qui l’explication traditionnelle basée sur l’humilité du saint ne tient pas debout. N’y aurait-il pas plutôt là un mensonge enseveli sous les poids des années ?
Ce soupçon initial rencontre, sous la plume de Grandchamp, le refus d’une analyse critique des données contenues dans la lettre. Pas à pas, on peut glaner les inexactitudes ou les invraisemblances qu’elle présente en elle-même ou bien par comparaison avec ce que l’on sait par d’autres sources concernant la géographie, l’histoire ou les coutumes des lieux, les faits ou les personnes auxquels Vincent fait allusion.
Voici le résumé de ses arguments8 :
1° On ne trouve rien dans les archives de la côte du Languedoc sur le combat au cours duquel Vincent fut capturé.
2° Vincent ne dit rien du sort de ses compagnons de bateau, ni du bateau capturé. Ce silence n’est pas courant dans les relations de ce genre.
3° Les pirates n’avaient pas l’habitude de donner la liberté à ceux qui se rendaient sans combattre. Ils auraient donné l’alerte sur la côte avec, comme conséquence, le risque pour les pirates d’être poursuivis par les galères françaises.
4° 7 ou 8 jours de croisière, plus le temps nécessaire pour venir de Tunis et y retourner, c’était plus que les brigantins pouvaient tenir : leurs provisions de vivres et d’eau douce ne pouvaient tenir si longtemps.
5° Il est étrange qu’à l’arrivée à Tunis, Vincent n’ait pas tenté d’atteindre le consul de France pour sa mise en liberté.
6° Vincent ne semble pas connaître la situation exacte de Tunis qui n’est pas un port de mer, mais qui s’élève au bord d’un lac. En effet il dit qu’après avoir été promenés, lui et ses compagnons, par les rues de Tunis, ils revinrent à la barque. Sur le lac on ne peut naviguer que sur des embarcations très légères appelées “sandals”.
7° Vincent fut vendu à un pêcheur qui se défit de son nouvel esclave parce qu’il ne pouvait supporter la mer. En premier lieu, un pêcheur n’était pas riche pour pouvoir acheter des esclaves chrétiens. En second lieu, les tunisiens ne pêchaient pas dans la mer mais dans le lac où le risque du mal de mer était inexistant.
8° En un an, Vincent n’a pas pu apprendre assez d’arabe pour pouvoir discuter de médecine, d’alchimie et de religion avec son second maître.
9° Il est incroyable qu’en 1607 un alchimiste tunisien anonyme ait découvert la transmutation des métaux et ait inventé le phonographe trois siècles avant Édison.
10° Le médecin appelé à Constantinople mourut “en chemin”. Cette expression est impropre pour désigner un voyage par mer. Dans ses écrits postérieurs, Vincent emploie toujours cette formule pour parler de voyages par terre.
11° Le neveu du médecin et Vincent lui-même n’eurent pas le temps matériel de recevoir la nouvelle de la mort du médecin “par le chemin” avant de procéder à la troisième vente.
12° Vincent dit que le neveu du médecin qui était parti pour Constantinople au mois d’août le revendit immédiatement parce qu’il avait entendu dire “qu’allait venir l’ambassadeur de France”. Savary de Brèves était arrivé à Tunis le 17 juin et il en était parti le 24 août. Comment était-il venu ? La difficulté s’aggrave si l’on tient compte du temps nécessaire pour que la nouvelle de la mort du médecin arrive à Tunis. Le neveu n’a pas pu vendre Vincent avant septembre.
13° Le renégat selon Vincent possédait un « temat », c’est à dire une exploitation tenue en métayage mais appartenant à l’État. Ni le mot ni l’institution n’existaient en Tunisie
14° Le « temat » se trouvait dans une région montagneuse et déserte, or il n’y a pas de montagnes aux environs de Tunis, et de plus on ne pratique pas l’agriculture dans le désert.
15° Il parait curieux que ce soit la femme turque et non pas la grecque qui ait été la protectrice de Vincent.
16° Il est contraire aux coutumes musulmanes que les femmes puissent parler avec une telle liberté avec un esclave chrétien
17° De plus, rien n’est dit sur l’attitude des femmes au cours des dix mois qui s’écoulèrent jusqu’à l’évasion.
18° Toute la relation de l’évasion est remplie d’invraisemblances :
a) le choix de la route Tunis – Aigues-Mortes révèle une grande fantaisie.
b) réaliser sur un petit esquif une traversée de mille kilomètres est une véritable prouesse.
c) arriver à échapper à la vigilance côtière des autorités turques ; réunir sans éveiller de soupçons les provisions nécessaires pour le voyage, ce sont des faits qui ne résistent pas au plus léger examen.
19° Une évasion provoquait de graves représailles de la part des autorités turques. L’évasion de Vincent et de son maître n’a pas laissé de trace dans les archives de Tunis.
20° Si Vincent avait été véritablement à Tunis et s’il avait connu la mentalité musulmane, il n’aurait jamais eu l’idée d’y envoyer ses missionnaires, ni d’acheter les consulats d’Alger et de Tunis.
21° M. de Comet n’a pas donné la moindre importance à la lettre de Vincent et n’a pas daigné y répondre. Il l’a prise pour ce qu’elle était, un bobard engendré par l’ardente imagination d’un méridional.
22° Si Vincent a débarqué à Aigues-Mortes le 28 juin, il n’a pas pu arriver à Avignon le jour suivant, date à laquelle eut lieu l’abjuration de son renégat auquel les archives donnent le nom de Guillaume Gautier.
23° Les compagnons de captivité de Vincent n’ont pas essayé de se mettre en relation avec lui quand il fut devenu célèbre.
24° Dans sa lettre à M. de Saint-Martin le 18 mars 1660, Vincent appelle improprement la Turquie Tunis, ce qui prouve qu’il ne savait pas exactement où se trouvait l’une et l’autre.
Sans doute on est impressionné par cet important réquisitoire accumulé par Grandchamp et ses continuateurs à l’encontre de l’humble écrit du jeune Vincent. Il n’y a rien d’étrange à ce que ceux qui connaissent le thème se sentent convaincus, en bonne proportion. Après la lecture de la longue série d’accusations, la lettre de la captivité est réduite à un tissu d’affirmations fausses, inexactes ou invraisemblables. Il faudra un patient travail de reconstruction point par point pour lui rendre sa crédibilité.
La Défense
On a pu faire deux reproches globaux dès le début à la thèse antiesclavagiste.
Le premier c’est le rappel fréquent du recours à des arguments purement négatifs, basés sur le silence d’autres sources ou sur le fait que Vincent lui-même, intentionnellement ou bien par manque d’informations, n’en parle pas dans ses écrits. Turbet-Delof a donné de ce premier reproche une formulation méthodologique la plus précise : « c’est une déformation professionnelle de réduire la réalité historique à ce qu’elle a laissé par écrit »9. Cabe applique cette objection aux arguments 1, 2, 17, 19 et 23.
En second lieu la gratuité et le manque de preuves de nombre d’affirmations contraires à la lettre : “ce n’est pas la coutume chez les corsaires”, “en aucun rapport de ce genre, on ne procède de cette manière.”, etc.
De toute manière les accusations obligèrent à une étude minutieuse non seulement du texte vincentien, mais aussi des sources contemporaines et parallèles qui se rapportent aux points du récit mis en question. Ce fut principalement le mérite de Guichard, malgré ses erreurs de méthode. Ce travail dépassait peut-être les forces d’un seul homme. Depuis lors les chercheurs successifs se sont relayés pour étudier une série toujours plus importante de documents. Je présente à la suite une synthèse forcément très condensée des résultats de cette contre-investigation, ordonnée en stricte correspondance avec les chapitres de l’accusation.
1° L’argument « a silentio » purement négatif. Les captures de navires par les pirates barbaresques étaient si fréquentes que nous sommes absolument sûrs que seule une petite partie d’entre elles ont laissé des traces documentaires dans les archives.
2° De nouveau l’argument négatif. Le P. Jérôme Gracian capturé aussi par des pirates tunisiens huit ans avant Vincent de Paul, suit la même manière de faire. Il ne dit rien non plus ni de ses compagnons, ni du bateau. Pour le moins dans un rapport de ce genre, les choses se déroulaient comme dans le cas de Vincent. On sait que, fréquemment, les barques étaient coulées après avoir été pillées. Vincent fut par la suite séparé du reste de ses compagnons et il ne sut plus rien à leur sujet, c’est pourquoi il ne put rien raconter.
3° Par des écrivains contemporains de Vincent, on sait que dans bien des cas, les barques, surtout si elles étaient françaises, étaient laissées en liberté. Les pirates se bornaient à les “caresser”, c’est à dire à dérober leur chargement et leurs provisions. La rapidité de la manœuvre des brigantins turcs leur garantissait l’assurance de ne pas être rejoints par les pesantes galères chrétiennes, dont ils se moquaient fréquemment dans des escarmouches comme celle-là.
4° Les expéditions de course duraient fréquemment plus de huit jours. Des témoignages irrécusables parlent d’un mois ou un mois et demi. Le problème de l’eau potable se résolvait de diverses manières. En premier lieu les brigantins n’étaient pas aussi petits que le suppose Grandchamp. De plus les corsaires faisaient leur provision d’eau sur des plages dégarnies, ils prenaient l’eau des barques qu’ils avaient assaillies et enfin pourvu qu’ils en aient assez pour l’équipage ils ne se préoccupaient pas des forçats ni des prisonniers. Ceux-ci se voyaient fréquemment obligés à boire de l’eau salée ou en ultime recours attesté par les sources, à mourir de soif.
5° Un esclave avec la chaîne au cou ne pouvait sortir de la file pour aller voir le consul. Les pirates recouraient à divers procédés pour éviter la vigilance du consul de France. Parfois ils ont circoncis des captifs français pour les faire passer pour musulmans.
6° L’imprécision du langage de Vincent lui est commune avec d’autres témoins bons connaisseurs de la géographie tunisienne. Vincent ne dit pas qu’ils retournèrent au brigantin ni au navire mais au “bateau” mot qui, dans le français du XVIIe, désigne une petite embarcation destinée précisément à naviguer sur des ruisseaux ou des lacs.
7° Il était fréquent que plusieurs pêcheurs possédassent en commun des esclaves chrétiens. Vincent ne parle pas de la catégorie sociale de son premier maître, c’était peut-être un pêcheur riche. Il ne dit pas non plus expressément qu’il avait le “mal de mer”, mais que la mer lui était contraire. Rien n’indique que le pêcheur vivait à Tunis, il pouvait habiter en un autre lieu de la côte. Enfin il est évident que l’on pêchait à la fois dans le lac et dans la mer, mais le poisson du lac était de mauvaise qualité
8° La « lingua franca« , langage international des ports méditerranéens, mêlait l’arabe, le turc, l’espagnol, l’italien, le portugais et le français et elle était largement diffusée à Tunis et à Alger. En témoignent expressément les écrivains espagnols Haedo et Cervantès entre autres. Il n’y avait pas de problème de communication entre les esclaves chrétiens et leurs maîtres musulmans.
9° C’est une objection d’une incroyable ingénuité, bien que ce soit le P. Coste qui l’ait proposée. Il saute aux yeux que Vincent se réfère à des trucs ou des tours propres à un prestidigitateur ou un ventriloque ; de tels trucs apparaissent dans d’autres histoires d’esclaves, contemporaines de celle de Vincent
10° Rien n’indique dans la lettre de Vincent que le médecin s’est embarqué. Il a pu mourir pendant le trajet terrestre de Tunis à Bizerte. Pour le voyage de Tunis à Constantinople, il était courant de se transporter par terre jusqu’à Sfax ou même Tripoli. Dans un tel cas l’expression “par le chemin” était littéralement appropriée. Même se référant à un voyage par mer, on la rencontre fréquemment chez les auteurs espagnols de cette époque. Quand, dans ses écrits postérieurs, Vincent emploie cette expression, il se réfère en effet à des voyages par terre, mais il n’y a pas de passage parallèle où pour parler de voyages par mer il emploie une autre expression distincte.
11° Si la mort du médecin s’est produite dans le trajet Tunis-Bizerte ou Tunis-Sfax, la nouvelle a pu parvenir à Tunis immédiatement. Si elle était arrivée en mer, il faut tenir compte que le service du courrier musulman, créé déjà au VIIIe et doté d’une grande efficacité, a pu apporter la nouvelle en un temps relativement bref depuis l’un des points d’escale.
12° Les deux points qui précèdent obligent à voir comme erronée la supposition que la troisième vente n’a pu se faire avant septembre 1606. Elle a pu parfaitement être contemporaine du séjour de Savary de Brèves à Tunis. “Il venait” ne signifie pas strictement “il allait venir”, mais “l’objet de sa venue était…” La durée du séjour de M. de Brèves à Tunis (du 17 juin au 24 août) autorise un emploi élastique des expressions temporelles.
13° Grandchamp reconnaît en 1936 que “temat” peut être la transcription arabe du turc « timar » et que sa traduction exacte serait « métayage ». Il est plus sûr que le “temat” vincentien équivaut à l’arabe “To’met”, fief non héréditaire : c’est exactement le sens dans lequel l’emploie Vincent. L’institution en est attestée à Tunis par d’autres sources.
14° Les montagnes auxquelles fait allusion Vincent peuvent être les collines qui entourent la ville dans un rayon de 12 à 30 km. Sur la lettre rien n’indique qu’il ne s’agit pas de lieux plus lointains comme La Goulette ou le Cap Bon. “Désert” dans la langue du XVIIe ne signifie pas nécessairement inculte ou stérile mais peu habité. Le Vacher, un missionnaire envoyé par saint Vincent en Afrique du nord, visita des métairies, des habitations rurales ou des granges situées dans les “montagnes”, en des lieux habités davantage par des lions que par des hommes, à trois, six, huit, dix ou douze lieues de Tunis.
15° Les réactions humaines n’ont pas à obéir aux exigences des critiques. Le fait que la grecque fut la première à manifester de l’affection à l’esclave, et que ce fut la turque qui l’aida par son intervention n’a rien d’invraisemblable. Rien n’indique qu’il y ait eu une idylle entre les maîtresses et l’esclave. L’attirance qu’au long de sa vie Vincent exerça sur certains types de femmes est une constante de sa biographie. Dans tous les cas (Mme de Gondi, Louise de Marillac, la duchesse d’Aiguillon) il l’employa pour le bien. Du point de vue psychologique, c’est peut-être le trait qui concorde le mieux avec ce que nous savons du caractère de Vincent.
16° La liberté de comportement des femmes musulmanes avec les esclaves chrétiens, y compris dans des dérapages contraires à la moralité, est un fait attesté par toute la littérature du genre soit historique soit de fiction depuis Haedo et Gracian jusqu’à Gomez de Losada et depuis le P. Dan à Aranda ou Roqueville.
17° C’est de nouveau un argument négatif. Si Vincent avait voulu raconter toutes les choses que les critiques voulaient savoir, il aurait dû écrire non pas une lettre, mais un traité.
18° a) La route ne fut pas choisie par des navigateurs occasionnels mais elle leur fut imposée sûrement par les circonstances le vent, les courants marins, la vigilance des galères turques, etc.
b) Le « petit esquif » dut être choisi avec beaucoup de soin (en dix mois) et avec une grande préoccupation pour sa solidité et sa rapidité. On a d’abondantes relations de fuites aussi spectaculaires ou davantage que celle de Vincent et avec des moyens plus fragiles. Il y eut spécialement celle du P. Dan en 1635 depuis La Calle jusqu’à Marseille en moins de six jours et celle d’un esclave anonyme français en 1650 sur un radeau de cuir sans voile ni gouvernail. La traversée de Tunis à Marseille pouvait se faire en trois jours.
c) C’est pour cela que le renégat prit tant de précautions et attendit dix mois pour le faire avec la plus grande sécurité et commodité possibles.
19° Les représailles et châtiments se produisaient quand on arrivait à arrêter les fugitifs ou quand leur maître dénonçait le fuite. Quant à l’évasion du maître et de l’esclave ensemble, il n’y eut jamais de fait déclaré. Pour cela les archives manquent.
20° Turbet-Delof appelle cet argument une œuvre maîtresse d’apriorisme, de contradiction et de philistinisme. La connaissance des dangers auxquels étaient exposés les esclaves chrétiens du nord de l’Afrique fut précisément ce qui amena M. Vincent à y envoyer ses missionnaires et à acheter les Consulats. S’il n’avait pas été esclave, peut-être n’aurait-il rien fait. La connaissance qu’il possédait de la mentalité musulmane lui fit faire cette recommandation de s’abstenir de tout prosélytisme à l’égard des musulmans et des renégats.
21° Il est faux de dire que M. de Comet n’a pas répondu à la première lettre. Dans la seconde, Vincent accuse réception de ses titres d’ordination, mais il leur manque le sceau de l’évêque, ce qui l’oblige à les demander pour la seconde fois. Si Comet n’avait pas accordé d’importance à la lettre, pourquoi l’a-t-il conservée si soigneusement et l’a-t-il léguée à ses héritiers ?
22° Cet argument a déjà été utilisé par les adversaires de la captivité. Il est fondé sur l’identification erronée du renégat avec Guillaume Gautier. Des découvertes postérieures aux premiers écrits de Grandchamp prouvent indubitablement qu’il s’agit d’une autre personne. L’abjuration n’eut pas lieu le 29 juin mais dans les premiers jours de juillet. (cf. Annales, 1936, p. 182-188)
23° C’est à nouveau l’utilisation d’un argument négatif. Vincent n’a pas manifesté pendant son esclavage sa condition sacerdotale. Si l’un de ses compagnons d’alors s’était rappelé son nom, il n’aurait pas réussi à l’identifier avec le fameux M. Vincent. Or il n’y en eut aucun à vivre en liberté après 1630, date à laquelle M. Vincent commença à être connu.
24° Tunis était de fait sous la souveraineté turque. Pour les français du XVIIe la Turquie s’étendait jusque Salé au Maroc.
Les silences de M. Vincent
Le silence de Vincent de Paul au long de sa vie sur son extraordinaire aventure et l’anxiété qu’il manifeste à la fin de sa vie pour récupérer ou détruire cette « misérable lettre ! » méritent un examen plus détaillé.
Observons avant tout que les positions dialectiques sur le problème de la date de la naissance de Vincent sont curieusement à l’opposé de celles maintenues dans le débat sur la captivité. Dans le premier cas on niait le fait traditionnel basé sur les paroles mêmes du Saint. Dans le second, on nie les paroles (les lettres) en se basant non pas sur d’autres affirmations de sa part, mais sur leur absence. Ne nous trouvons nous pas là devant une double et contradictoire manipulation des sources et des documents ?
Le silence de Vincent ne peut être analysé sans une référence au caractère total du personnage. À ce point de sa biographie, il nous manque des données pour en juger. Mais bien que ce soit anticiper sur sa connaissance nous constatons que dans son âge mûr et plus encore dans sa vieillesse, Vincent exerçait une maîtrise totale de lui-même qui ne s’est jamais laissé surprendre par aucune explosion de verbosité incontrôlée. À chaque moment, il dit ce qu’il veut et seulement ce qu’il veut. Il ne parle jamais d’autres évènements de sa vie sur lesquels on est parfaitement renseignés par d’autres sources. Il ne dit jamais à personne qu’il a étudié à l’université de Toulouse, ni qu’il a été chapelain de Marguerite de Valois ; il ne dit jamais qu’il a été abbé de Saint-Léonard de Chaumes, chanoine d’Écouis et prieur de Grosse-Sauve. S’il fallait barrer de la vie de Vincent de Paul tout ce qu’il a délibérément tu, il faudrait supprimer d’un trait de plume des chapitres entiers de sa vie.
Dans l’état actuel de la question, il est déjà possible d’entrevoir quelques-unes des raisons de son silence prolongé et de sa crainte de voir ses lettres publiées. Mise à part son humilité, raison qui convainquit ses contemporains qui en connaissaient l’authenticité, mise à part aussi la croyance que Vincent avait pour les secrets d’alchimie qui, après tout, n’étaient que d’innocents tours de magie blanche, il y a un aspect dont l’importance a été soulignée par Turbet-Delof, c’est le remords que Vincent devait ressentir depuis sa conversion, pour avoir caché sa condition de prêtre pendant sa captivité. Avec quelle autorité morale, si son histoire était connue, pourrait-il exhorter ses missionnaires de Tunis ou d’Alger à être jusqu’à la mort des témoins du Christ ? Il ne faut pas cacher non plus quelque chose de plus grave, de plus odieux à son cœur de saint, il est convaincu que les prêtres esclaves mènent une vie déréglée, et que la validité des sacrements qu’ils administrent est bien douteuse.10
De plus, en 1658, il avait entrepris d’émouvoir la société française sur le sort épouvantable des esclaves d’Afrique du nord. Il rassemblait des fonds pour payer le rachat du consul Barreau, frère de la Mission, emprisonné par les autorités turques. La publication dans ces circonstances de sa lettre de jeunesse qui, après tout, montre une version plutôt rose de la vie des esclaves n’allait-elle pas apparaître en contradiction avec le ton officiel de la propagande ? Cette misérable lettre ! …
La lettre dans son ensemble ne respire-t-elle pas une sécurité en elle-même, une assurance que Dieu a dirigé tous ses pas qui est en contraste avec la spiritualité postérieure de Vincent si soucieux de découvrir les mystérieux desseins de la Providence ? Ne pourrait-il pas la rappeler comme une contradiction avec les enseignements qu’il était en train d’inculquer à ses missionnaires ? Indubitablement, Defrennes avait raison quand il écrivait : “Chez un homme si retenu et maître de lui-même comme l’était M.Vincent, on peut supposer mille raisons probables pour expliquer son silence.”11
Observations finales
On peut noter une autre contradiction chez les opposants à l’historicité de la captivité, particulièrement Redier. La lettre est vraie jusqu’à l’arrivée de Vincent à Marseille. Vraie la témérité de l’affaire de Bordeaux, vrai le testament de la bonne vieille de Castres, véritables les dettes, vraie la revente du cheval de louage, vrai l’acharnement de Vincent à faire emprisonner un homme pour recouvrer une dette. Seule est fausse la captivité. Un tel procédé constitue une manipulation des documents historiques : accepter ce qui s’accorde avec une thèse préconçue et refuser ce qui la contredit. La lettre doit être acceptée ou récusée dans sa totalité avec ce qui en résultera : ce sont les négateurs de la captivité qui nous priveront de la véritable vision d’un Vincent antérieure à sa conversion : un jouvenceau étourdi, peu scrupuleux sur les questions d’argent, assez confiant en lui-même, incliné à prendre ses impulsions pour des interventions divines. Ce sont les adversaires de la captivité qui nous ramèneraient au petit saint précoce qu’ils avaient voulu nier.
D’autre part, n’est-ce pas la demande faite par Vincent au chanoine de Saint-Martin de lui renvoyer ses lettres qui serait une preuve indirecte qu’elles sont vraies ? Si ce que Vincent voulait était de faire disparaître les traces de son affabulation juvénile, pourquoi ne dit-il pas, purement et simplement, à son grand ami qu’il s’agit d’un mensonge de jeunesse, d’un roman inventé par lui-même. Du moment que quelqu’un le savait, cela n’avançait à rien de détruire les lettres. Les gens au courant parleraient de lui. Il ne suffisait pas de détruire, il était absolument nécessaire -obligatoire- de démentir. Ce n’est pas l’humilité qui manquait à Vincent pour s’accuser de ce péché. Elle ne lui a pas manqué pour qualifier cet écrit de “misérable”. Il ne l’a jamais qualifié de “faux”.
Ajoutons une dernière considération méthodologique. En saine critique historique, on ne peut admettre que soit refusé un témoignage certain -dans notre cas les lettres de Vincent- sous prétexte qu’il existe une difficulté à résoudre, son silence postérieur. Comme l’a écrit René Laurentin parlant des difficultés de Coste pour admettre la sainteté de Catherine Labouré. “Coste a mis en relief les difficultés que d’autres atténuaient. C’est une bonne méthode pour promouvoir des solutions. Mais Coste ne se libère pas des exagérations de cette méthode, de celles dont la science allemande du XIXe nous donne tant d’exemples.”12 Ce qu’il dit contre Vincent “n’échappe pas non plus aux excès d’une critique soupçonneuse ni au prurit polémique. Ses conclusions dépassent fréquemment les prémisses. Ses qualifications négatives sont disproportionnées par rapport aux faits sur lesquels il se base.”13
Conclusions
Que penser en définitive de la captivité de Vincent de Paul, une fois entendues les allégations de l’accusation et de la défense ? Le lecteur, croyons-nous, tient dans la main tous les éléments pour élaborer sa propre réponse. Les conclusions suivantes paraissent irrécusables à l’auteur :
a) La plus grande partie des difficultés opposées au récit de la captivité se révèlent inconsistantes à la vue d’une longue série de témoignages parallèles et contemporains.
b) La grande majorité des faits cités par Vincent obtient une confirmation manifeste à la suite de cette confrontation et de ce que nous savons du caractère de Vincent à des époques postérieures de sa vie.
c) L’argument du silence est bien affaibli du fait des découvertes plus récentes et ne garde que la valeur d’une difficulté à résoudre et non pas d’une preuve concluante.
En définitive la conclusion de Turbet-Delof parait s’imposer : “Je ne dis pas que tout s’est passé comme le raconte Vincent de Paul. Je me limite à affirmer que tout a pu se passer ainsi. Ni dans le texte de Vincent ni en dehors de ce texte, il n’y a rien qui permette de le récuser comme témoignage. En définitive, de deux choses l’une : ou bien Vincent a été captif à Tunis de 1605 à 1607, ou bien il faut voir dans sa lettre du 24 juin 1607 et le post-scriptum du 28 février 1608 une falsification géniale sans commune mesure avec les sources, littéraires ou non, dont il aurait pu s’inspirer.”14
Tant qu’on n’aura pas prouvé la présence de Vincent en un autre lieu, en France ou dans un autre pays, entre 1605 et 1607, il n’y a qu’à accepter son affirmation qu’il était, à ces dates-là, captif à Tunis.
- A. Redier, La vraie vie de Saint Vincent de Paul, Paris 1947. Préface p. X-XII. La position de Coste sur le problème est un peu équivoque. Il se montre toujours publiquement en faveur de l’historicité de la captivité (M. V., I, p. 58-59). Mais au cours de conversations privées (Redier, op. cit., p. XII et XV) et dans des publications anonymes comme la communication non signée incluse dans Grandchamp (La Prétendue captivité... II, Observations nouvelles) et dans des écrits inédits (cf. J. Guichard, Saint Vincent de Paul esclave à Tunis, p.187), il en fut un des négateurs les plus convaincus. Pour expliquer cette double attitude, on pense à des raisons de prudence sacerdotale, à la crainte du scandale et à une précaution à l’égard des difficultés qu’une prise de position franche pourrait créer à son œuvre. Peut-être y a-t-il d’autres raisons plus profondes. R. Laurentin fait allusion à certaines d’entre elles lorsqu’il rend compte de l’attitude de Coste relativement à la sainteté de Catherine Labouré. Le P. Coste, dit-il, « entretenait, à l’encontre de l’extraordinaire, les répugnances d’un clerc au double sens de ce mot : ecclésiastique et universitaire, car le merveilleux choque à la fois l’esprit scientifique et la rigueur de la foi. » (René Laurentin : Catherine Labouré et la Médaille miraculeuse, t. I, p. 35) « Dans une Église et une société aux normes rigoureuses, aux conventions minutieuses où chacun surveillait ses paroles et ses actes, M. Coste était, comme beaucoup d’autres, un homme de devoir, fidèle aux règles et conventions de sa fonction. Mais il cultivait, dans un jardin secret, une liberté intérieure d’autant plus débridée qu’elle était une compensation aux contraintes officielles, et fonctionnait à la manière d’une soupape de sûreté. » (Ibid., p. 36).
- A. Redier, op. cit., p. 34 et 24.
- P. Grandchamp, La prétendue captivité de Saint Vincent de Paul à Tunis (1605 1607). Extrait de La France en Tunisie au XVIIe siècle, vol. 6, (1928).
- P. Grandchamp: La prétendue captivité… II. Observations nouvelles, dans La France en Tunisie… vol.7., p. XXXII-XXXIII ; Id., De nouveau sur la captivité de Saint Vincent de Paul à Tunis : Revue tunisienne (1931) p. 155-157. Les trois articles de Grandchamp ont été reproduits dans Les Cahiers de Tunisie (1965) p. 51-84 ; J. Guichard, Saint Vincent de Paul esclave à Tunis. Étude historique et critique, Paris 1937 ; P. Debongnie, La Conversion de Saint Vincent de Paul, RHE (1936) p. 313-339 ; A. Dodin, Saint Vincent de Paul et la Charité, Paris, 1960, p. 144-168 ; G. Turbet-Delof, Saint Vincent de Paul et la Barbarie en 1657-58 : Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée 3 (1967) p. 153-165 ; Id., Saint Vincent de Paul a-t-il été esclave à Tunis ?, RHEF. 58 (1972) p. 331-340. Pour une bibliographie quasi exhaustive sur ce thème, S. Poole, The Tunisian captivity of Saint Vincent de Paul. À survey of the controversy. Camarillo (polycopie)
- Coste, Monsieur Vincent…, t. I, p. 58.
- S.V.P., VIII, p. 271.
- P. Grandchamp, Observations nouvelles : Les cahiers de Tunisie (1965) p. 71.
- Pour l’exposé des arguments contraires à la captivité je renvoie globalement aux articles cités du P. Grandchamp et du P. Debongnie qu’on pourra trouver facilement.
- Les arguments favorables à la captivité se trouvent dans les œuvres citées de J. Guichard, G. Turbot-Delof, R. Gleizes, J.-M. Román, J. Mauduit.- Je n’en donnerai le détail que quand il s’agira de citations textuelles.
- V, p. 85 ; VII, p. 117.
- P. Defrennes, art. cit., p. 395.
- R. Laurentin, op. cit., t.1, p. 35.
- Ibid., p. 37.
- G.Turbet-Delof selon l’article cité, p. 339. D’un point de vue littéraire les lettres vincentiennes de la captivité gardent une relation avec les « turqueries » françaises et avec le genre espagnol des nouvelles picaresques et des nouvelles morisques. Turbet-Delof, spécialiste des premières, pense que si l’on considère la relation vincentienne comme une « turquerie », il faut convenir qu’il s’agit d’une « turquerie » historique ou de voyage et non pas d’une « turquerie » de fiction. Le rapport de l’écrit vincentien avec « l’histoire du captif » de Don Quichotte ou avec certains épisodes déterminés du Guzman de Alfarache de Mateo Aleman est possible, attendu que ces deux ouvrages espagnols ont été publiés avant 1607. Mais l’existence d’un lien actuel entre l’une d’elles et les lettres vincentiennes est indémontrable. Bien plus la conclusion opposée parait s’affirmer : le récit de Cervantès et de Guzman confirment que Vincent de Paul connaissait la réalité décrite dans les histoires picaresques de captivité. Cette réalité qui est une création littéraire chez Cervantès et Mateo Aleman se transforme en biographie chez Vincent de Paul. Voir notre article Las cartas vicencianas de la cautividad, ¿ novela picaresca ? Anales (1980) p. 137-147. Les références aux oeuvres de J. Gracian, D. Haedo, E. Aranda, P. Dan, G. Gomez de Losada se trouvent dans la Bibliographie et dans notre article : Corsarios berberiscos y cautivos cristianos. Nuevos datos para el tema de la cautividad tunecina de Vicente de Paúl. Anales, 1979, p. 445-465.