Saint Vincent De Paul, Maître d’Oraison. Chapitre XIII

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Abbé Arnaud d’Agnel · Année de la première publication : 1929.
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Chapitre XIII

Saint Vincent de Paul et le mysticisme

Est-ce prudent de solliciter des conseils sur la vie mystique d’un saint absorbé par les œuvres extérieures comme le fut en tout temps le Fondateur des Prêtres de la Mission et des Filles de la Charité ? La réponse à cette question se trouve déjà dans un précédant chapitre où la vie intérieure du saint est mise en lumière. Des textes nombreux montrent avec évidence qu’il n’est pas d’acte extérieur de M. Vincent qui n’est jailli de cette source. Pas un geste, pas une parole, pas une tractation d’affaires qui n’ait eu pour point de départ sa doctrine sur l’adhérence aux divers états du Verbe fait chair.

Suivant le témoignage des témoins de sa vie, Vincent ne perdait jamais le sentiment de la présence de Dieu. Au milieu d’occupations très différentes qui se disputaient son temps, cet homme conservait un recueillement et une sérénité imperturbables.

Lui demandait-on conseil, quelles qu’en fussent la nature et l’importance, il ne répondait jamais sans avoir imploré l’assistance de l’Esprit-Saint. Lui, dont le jugement et l’expérience étaient prisés par tant de grands personnages et par la Cour elle-même, se méfiait de ses propres lumières. On l’a vu quelque fois le regard fixé durant des heures entières sur un crucifix qu’il tenait entre les mains1. Des mauvaises nouvelles lui parvenaient-elles, sa paix intérieure n’en subissait aucun contre-coup, et son visage ne perdait rien de sa céleste douceur. Lui-même, sans se nommer, a livré le secret de son excellence en tout. « On lui a souvent ouï dire – écrit son premier historien Abelly2 – qu’il n’y avait pas grand chose à espérer d’un homme qui n’aimait pas s’entretenir avec Dieu ; et que si on ne s’occupait pas, comme il fallait, de ses emploi pour le service de Notre-Seigneur, c’était faute de se bien tenir à lui, et de lui demander le secours de sa grâce avec une parfaite conscience. »

Dans ses courses à travers Paris, Vincent marchait en la présence de Dieu, le louant et le priant en son cœur. Quand, sur son déclin, sa santé l’obligea à se servir d’un carrosse, il fermait les rideaux, et les paupières closes, il s’entretenait avec l’Hôte divin de son âme. L’une de ses coutumes les plus chères était de sanctifier les heures et même les quarts d’heure par un signe de croix et des oraisons jaculatoires.

Non content d’être sans cesse attentif à la présence de Dieu, le saint, pour entrainer ses missionnaires à sa suite, fit mettre, dans le cloître de Saint-Lazare, plusieurs écriteaux où se lisaient ces mots : Dieu vous regarde.

Emule du séraphique François d’Assise et naturellement poète comme lui, Vincent adorait le Créateur dans ses œuvres les plus matérielles. Devant la campagne couverte de blé ou devant des arbres chargés de fruits, son âme méditait sur l’abondance inépuisable des biens qui découlent, à chaque instant, de l’infinie bonté de Dieu ; elle admirait la Providence, veillant à la conservation de ses créatures et distribuant à toutes des aliments en rapport avec leur s besoins respectif.

La vue des fleurs ou d’un site pittoresque était, pour le saint, l’occasion de contempler en esprit la souveraine perfection du Créateur et de dire intérieurement ces paroles qu’on a trouvées écrites de sa main3 : « Qu’est-ce qu’il y a de comparable à la beauté de Dieu, principe de toute la perfection des créatures ? N’est-ce pas de lui que les fleurs, les oiseaux, les astres, la lune et le soleil empruntent leur lustre et leur beauté ? »

S’étant trouvé dans une chambre si bien tapissée en quelque sorte de miroirs qu’une mouche n’eût pu s’échapper, sans être vue, Vincent se dit à lui-même : « Si les hommes ont trouvé l’invention de représenter ainsi tout ce qui se passe en un lieu, jusqu’au moindre mouvement des plus petites choses, à plus forte raison devons-nous croire que toutes choses sont représentées dans ce grand miroir de la divinité qui remplit tout et qui renferme tout par son immensité, et en qui les bienheureux voient tout, et particulièrement les bonnes œuvres des âmes fidèles et par conséquent tous leurs actes de patience, d’humilité, de conformité à la volonté de Dieu et des autres vertus. »

Comme le prouve ces textes et combien d’ autres, qui pourraient être allégués, tout est bon au saint pour entrer en oraison et en tirer des motifs d’admirer les attributs divins, de s’abîmer dans des sentiments de foi, d’humilité, de reconnaissance et d’amour.

Une dernière citation confirme les précédentes et en montre toute la portée morale4 : « La pensée de la présence de Dieu nous rendra familière la pratique de faire incessamment sa volonté ; le souvenir de la divine présence s’ établira peu à peu dans l’ esprit, et, par sa grâce, se formera en habitude ; en sorte que nous serons enfin comme animés de cette divine présence. Combien pensez-vous, mes Frères, qu’il y a de personnes même dans le monde, qui ne perdent presque point Dieu de vue ? Je me rencontrai, ces jours passés, avec une personne qui se faisait conscience d’avoir été, trois fois le jour, distraite de la pensée de Dieu : ces gens-là seront nos juges, qui nous condamneront devant la majesté divine, de l’oubli que nous avons d’ elle, nous qui n’ avons autre chose à faire qu’ à l’ aimer, et à lui témoigner notre amour par nos regards et nos services. »

Ce texte est important au point de vue mystique par le passage suivant : nous serons enfin comme animés de cette divine présence. Peut-on imaginer préparation plus directe aux états supérieurs d’oraison ? Est-ce admissible qu’une âme puisse ne jamais perdre Dieu de vue dans ses pensées et dans ses intentions, même dans la multiplicité des affaires les plus absorbantes, et ne pas être contemplative au plus haut degré ? C’est d’autant moins croyable qu’ il existe, d’après les maîtres de la spiritualité de toute école, une étroite corrélation entre la mise en la présence de Dieu et l’oraison. Cette dernière correspond comme qualité, comme valeur, à la première. Du moment que celle-ci est parfaite chez M. Vincent, celle-là doit l’être également.

Ce sentiment de la présence de Dieu n’ est pas ici simplement une préparation prochaine à l’oraison, c’est un état permanent et par le fait même la préparation éloignée de cet exercice. Il est plus exactement, à lui seul, une oraison constante.

En dehors d’autres preuves, nous voici certains par là de l’excellence chez Vincent des dispositions requises pour vivre d’union avec Dieu. L’humilité du saint, sa mortification et sa générosité ne nous seraient pas connues par ailleurs que nous ne douterions ni de leur existence ni de leur héroïcité puisque l’ excellence des effets prouverait l’ excellence de la cause. Comment admettre qu’un humble parmi les humbles n’ait pas été élevé jusqu’au sommet de la contemplation et même de l’extase par le Dieu qui se plaît à élever ceux qui s’ abaissent et s’ anéantissent en sa présence ? Si le détachement des créatures et de soi-même prédispose aux états mystiques, où trouver quelqu’un de mieux préparé à ses faveurs que M. Vincent !

Enfin s’il suffit de se donner généreusement à Dieu pour attirer sur son âme les dons de l’Esprit-Saint, qui a réalisé plus parfaitement cette condition que le saint dont le zèle était avivé par l’ épreuve.

Est-ce possible qu’un apôtre de l’oraison mentale, comme l’a été le Fondateur de la Mission, n’ait pas atteint le sommet de cette montagne sur les pentes de laquelle il a conduit tant d’âmes avec un dévouement sans égal ? Non content de pousser les Prêtres de la Mission et les Filles de la Charité dans la voie de l’oraison, il prenait la peine de leur faire rendre compte publiquement de la manière dont cet exercice avait été fait. Deux fois par semaine, ses missionnaires lui exposaient ainsi qu’ à leurs confrères les pensées et les sentiments dont Dieu les avait favorisés pendant cette heure de récollection intérieure. En échange de leurs confidences, que d’avis éclairés et d’encouragements ne recevaient-ils pas de leur Général !

Un autre argument à l’appui du mysticisme de M. Vincent est l’éloquence avec laquelle ce dernier parle de l’oraison. Loin d’être de la rhétorique et de la déclamation, son éloquence est le résultat de sa science expérimentale et de ses convictions profondes. Observation importante : elle ne consiste jamais en un verbiage édifiant. Tout ce qu’il dit et tout ce qu’il écrit sur ce sujet dénote une compétence remarquable. C’est un homme qui traite la question en connaissance de cause. Et dans cet ordre d’idées, si l’on évite la banalité, l’on s’expose à tomber dans l’erreur.

Quand Vincent s’occupe de l’oraison, ce n’est jamais en théoricien. Son enseignement à cet égard n’est pas simplement le produit d’études méthodiquement conduites, la synthèse de ses recherches dans l’œuvre d’un saint Jean de la Croix ou d’une sainte Thérèse, pas plus d’ailleurs qu’il n’est l’écho de ses sentiments avec quelqu’un des maîtres de la spiritualité d’alors. C’est quelque chose de senti, d’aimé, de vécu. Méthodes et considérations empruntées à saint François de Sales, au cardinal de Bérulle ou à d’autres, prennent sous ses lèvres et sous sa plume un caractère très personnel.

Que le saint envisage l’oraison sous un aspect ou sus un autre, qu’il en analyse les divers actes, qu’il en détaille les avantages et les difficultés, c’est toujours à sa propre expérience qu’il fait appel. Pas un développement doctrinal, pas un conseil qui ne soit le fruit de son expérience. Telle est précisément l’une des causes de l’influence qu’ont ses écrits sur tant d’âmes. Voilà pourquoi ils donnent au lecteur l’impression d’avoir été rédigé à son intention.

M. Vincent n’a pas seulement la connaissance pratique de l’oraison, il en a l’amour, un amour profond, généreux et si fidèle qu’il ne s’est démenti en aucune circonstance. Cet amour, il le communique aux membres de ses deux Instituts. Sa plus grande joie, dans ses dernières années, est de constater soit chez les Prêtres de la Mission, soit chez les Filles de la Charité, un très fort attachement à la pratique quotidienne de l’oraison mentale. Pour lui, il n’est pas de pronostique plus certain du bel avenir réservé à ces deux Compagnies. Quel esprit serait assez illogique pour douter encore du mysticisme d’un des plus grands apologistes et propagandiste de l’oraison, d’un des auteurs qui en ont parlé avec le plus grand esprit surnaturel, de conviction et de sens pratique.

Avant d’étudier la manière dont le saint dirige les âmes vers les voies mystiques et les y prédispose, une objection se pose. A voir Vincent recommander les formes d’oraison les moins élevées, des mentalités superficielles pourraient le croire peu porté vers la contemplation. Comme un père trouve belle sa fille dans toutes ses toilettes, lui aime tant l’oraison qu’il la regarde tendrement dans toutes ses modalités, depuis les plus humbles jusqu’aux plus sublimes.

Si le Fondateur des Filles de la Charité pousse celles-ci vers la méditation proprement dite, ce n’est pas pour leur interdire de se livrer dans l’avenir à la contemplation, si Dieu les y appelle, mais au contraire pour les y préparer d’une certaine façon en les maintenant par là dans d’humbles sentiments d’elles-mêmes.

Ne serait-ce pas, en effet, de la présomption, et combien ridicule et dangereuse, de vouloir du premier coup s’élever très haut dans la mystique. Le meilleur moyen de ne parvenir jamais à la contemplation est de s’en juger digne. A la table de l’oraison, il est bon de se mettre à la dernière place, pour que le maître du festin dise : montez plus haut.

Vincent sert la cause du mysticisme en modérant chez les dévots deux tendances opposées. L’une est de se complaire dans de belles pensées et de douces émotions, sans faire aucun retour sur soi-même pour tirer profit des lumières octroyées par Dieu. L’autre est d’examiner si minutieusement ses intentions et ses actes qu’il ne reste plus le temps de contempler amoureusement l’Eternel comme le font les anges du Ciel et les saints sur la Terre.

« Il ne faut pas – dit le saint aux Filles de la Charité5 – faire votre oraison pour avoir des pensées relevées, des extases et ravissements qui sont plus dommageables qu’utiles, mais pour vous rendre parfaites. » Il prend soin aussi de prémunir ses auditrices contre le penchant opposé, les avertissant de ne pas employer tout le temps de l’oraison à prévoir le programme de leur journée et les moyens de le bien remplir.

Une lettre du Fondateur de la Mission montre son discernement et son doigté au point de vue mystique. Elle est adressée à un Chartreux qui se croit appelé par la Providence à sortir de son Ordre pour s’ élever encore plus haut dans la spiritualité. Tout d’abord Vincent y fait allusion aux faveurs extraordinaires dont son correspondant se dit l’objet, non sans quelque recherche personnelle. Remarquons avec quelle aisance il se meut dans les lignes suivantes, signe qu’il ne s’aventure pas sur un terrain inconnu6 : « Je commencerai donc par vous dire, mon Révérend Père, que j’ai été consolé de voir les attraits que vous avez à l’union parfaite avec Notre-Seigneur, la fidèle correspondance que vous avez à cela et les caresses dont sa divine bonté vous a souvent prévenu. Les grandes difficultés et les contradictions que vous avez rencontrées dans les divers états par lesquels vous avez passé, et enfin les filtres d’amour que vous avez pour cette grande maîtresse de la vie spirituelle, sainte Thérèse. »

Cet exorde n’est évidemment pas d’un homme d’action pieux, mais étranger aux grandeurs de la vie mystique. Loin de dédaigner cette vie ou de n’en avoir qu’une intelligence médiocre, M. Vincent la connaît bien, et il le prouve en n’ étant pas dupe de son correspondant. Celui-ci s’est mépris en pensant l’éblouir par l’exposé de ses extases. Le saint lui démontre qu’il doit demeurer dans son Ordre sans arrière-pensée et de tout son cœur. L’ obéissance et le renoncement à soi-même sont les seuls chemins pour atteindre au sommet de la perfection chrétienne. Son devoir est de se soumettre entièrement à la direction de son Supérieur. Tout Religieux doit tendre à s’ enivrer de plus en plus de l’ esprit de son Ordre, sous peine de n’ appartenir à cet Ordre que par l’ habit, au lieu d’ être à lui par le dehors et par le dedans.

Habitué à distinguer, chez lui et chez les autres, les impulsions de la nature des mouvements de la grâce, M. Vincent oppose les premières aux secondes avec une sûreté de doctrine propre à renseigner le Chartreux sur son cas : « C’est une maxime que l’ esprit de Notre-Seigneur agit doucement et suavement, et celui de la nature et de l’esprit malin agit au contraire âprement et aigrement. Or il paraît par tout ce que vous me dites que vos allures sont âpres et aigres et qu’elles vous font tenir tenacement à vos sentiments contre ceux de vos Supérieurs. »

Le saint a raison de terminer ainsi sa réponse. Tenir à ses sentiments est en effet le grand obstacle au mysticisme d’après les maîtres de la vie spirituelle. C’est d’ailleurs la raison des épreuves si dures auxquelles Dieu soumet les âmes appelées à la contemplation ou à d’autres faveurs de ce genre. Ces privilégiés sont frappés d’ ordinaire dans leur corps et dans leur esprit. Il n’est rien en eux qui ne souffre d’une façon ou d’une autre et souvent de plusieurs manières. Blessés dans leurs sentiments humains, ils le sont aussi dans leurs sentiments religieux.

C’est d’ un directeur compétent de le rappeler fréquemment à ses dirigés. « L’ ennui peut venir de Dieu même ; – écrit-il7 – car pour élever une âme à une perfection souveraine, il la fait passer par la sécheresse, les ronces et les combats, lui faisant ainsi honorer la vie languissante de son Fils. »

Dans ces lignes écrites à la Sœur Hardemont, le saint développe la même doctrine, mais en expliquant l’attitude qu’il convient d’observer dans les épreuves préparatoires à la vie mystique8 : « Oui, je vous porte compassion de voir que votre pauvre cœur gémi oppressé de grand dégout… Dieu veuille, par les miséricordes de sa douceur, adoucir votre mal, et vous faire voir que vous êtes plus heureuse que vous ne pensez ! Oui, ma Sœur notre bonheur est en la croix, et Notre-Seigneur n’a-t-il pas voulu entrer dans sa gloire que par les amertumes. Il vous conduit par la voie des saints ; ne vous en étonnez pas, je vous en prie, mais ayez patience, laissez-le faire. »

Quelle fonction et quelle fermeté dans ce passage. Ces remarques ne sont pas seulement pensées, mais profondément senties : elles sont, à n’en pas douter, le fruit d’une expérience personnelle. Un souffle divin les anime. C’est un mystique qui les a écrites comme l’écho de ce qui s’était passé en son âme. Telle est donc la cause de l’action qu’elles exercent encore sur les cœurs aimants après tant d’années.

Les conseils suivants, reçus par une Visitandine, sont marqués au coin de la même sincérité parce qu’ils sont, eux aussi, expérimentés par qui les donnent, d’où leur accent de conviction9 : « Je compatis sensiblement à vos peines, qui sont longues et diverses ; c’est une croix étendue, qui embrasse votre esprit et votre corps ; mais elle vous élève au-dessus de la terre, et c’est ce qui me console. Vous devez aussi vous consoler beaucoup de vous voir traiter comme Notre-Seigneur a été traité. Ses souffrances étaient intérieures et extérieures ; et les intérieures ont été continuelles et sans comparaison plus grandes que les autres. »

La force ascensionnelle de la souffrance ne saurait être mieux rendue que par cette croix qui élève l’âme au-dessus de la terre. Quant à l’importance et au rôle des peines intérieures dans les épreuves des mystiques, ils ne pourraient être affirmés plus nettement et en termes plus théologiques.

Les tourments d’ordre spirituel sont en effet des instruments dont Dieu se sert pour hâter dans certaines âmes l’accomplissement de ses vues particulières. M. Vincent précise cette idée en ces termes dans une lettre de direction10 : « La conduite de Dieu est telle sur ceux qu’elle destine à quelque chose de grand ou de bien particulier pour son service, qu’il les exerce auparavant par des dégoûts, traverses, aversions et mouvements d’inconstance, tantôt pour les éprouver, tantôt pour leur faire expérimenter leur faiblesse, tantôt pour les détacher davantage des créatures, d’autres fois pour abattre les fumées de quelque vaine complaisance, et toujours pour les rendre agréable à ses yeux.

D’après le saint, « la meilleure condition est celle qui nous rend plus semblables à Notre-Seigneur tenté, priant, agissant et souffrant. » Jésus – déclare-t-il11 – par ce moyen, conduit les âmes qu’il veut élever à une plus haute perfection. Il les invite à porter leur cœur dans les plaies sacrées du Crucifié12. Son intelligence pénétrante comprend qu’il est difficile et délicat de conduire les mystiques à travers les voies mystérieuses où ils avancent sans se rendre compte, eux-mêmes, du chemin à parcourir : aussi faut-il les suivre au jour le jour et modifier continuellement ses indications et ses conseils selon les circonstances13.

Le saint est particulièrement admirable dans la manière dont il comprend et seconde les desseins de la Providence sur Louise de Marillac. C’est merveille de lui voir faire en faveur de sa Philothée par excellence ce que son ami François de Sales fait pour Madame de Chantal. Loin de se contenter d’un rappel plus ou moins fréquent au grand devoir de l’union à Dieu, Vincent recherche et combat dans l’âme de Louise tout ce qui s’y oppose directement ou indirectement : un amour excessif pour son fils, une affection trop vive pour son directeur, un état d’émotivité, d’agitation intérieure, de tristesse et de scrupule. Nous ne le suivrons pas à travers les luttes sans cesse renouvelées qu’exige la direction de conscience ainsi comprise14.

Louise, une fois héroïquement humble et détachée de toutes créatures, n’a plus qu’à soutenir une dernière épreuve pour s’élever très haut dans les voies mystiques. Trouve-t-elle dans son directeur un guide éclairé, un appui solide ? Bien que Dieu se serve des joies comme des tristesses pour notre sanctification, il réserve pourtant ces dernières aux âmes d’élite. Grâce à Vincent, Mlle Legras en et convaincue. Elle comprend et goûte les lignes suivantes15 : « Votre cœur n’est-il pas consolé, Mademoiselle, de voir qu’il a été trouvé digne devant Dieu de souffrir en le servant ? »

Cet état de souffrances extraordinaires, auquel est voué sa fille, n’ est pas un mystère pour le saint, comme il le serait pour la plupart des prêtres. Ce maître en spiritualité y voit la préparation d’une âme à la vie mystique. Loin d’en être peiné, il s’en réjouit. Ce qu’il appréhende plutôt pour Louise, c’est la joie, alors même qu’ elle est très dégagée des sens et de l’imagination. Sa sollicitude à cet égard lui inspire cet avertissement16 : « Béni soit Dieu, Mademoiselle, des caresses dont sa divine majesté vous honore ! Il faut les recevoir avec respect et dévotion, et en la vue de quelque croix qu’il va vous préparant. Sa bonté a coutume de prévenir les âmes qu’il aime de la sorte, quand il désire les crucifier. »

Avec cette lettre nous sommes en plein mysticisme. A la suite de sainte Thérèse et de saint Jean de la Croix, M. Vincent montre avec fermeté à sa fille le but auquel tendent contemplation, extases, ravissements, et ce but c’est le crucifiement des âmes, quand ce n’est aussi des corps par les stigmates, en Jésus-Christ dont les souffrances de toutes sortes sont ressenties par ces âmes de façons très différentes et dans des mesures très variables. Le saint ne pourrait mieux rendre ce mystère d’amour qu’en disant au sujet des mystiques enivrés d’un bonheur céleste : La bonté de Dieu a coutume de prévenir les âmes qu’il aime, de la sorte, quand il désire les crucifier.

Ces mots du saint sont la réponse aux lignes suivantes qu’il vient de recevoir de Mlle Legras encore sous le coup des transports divins qu’ elle a éprouvés17 : « Monsieur, mon cœur, encore tout empli de joie de l’intelligence qu’il me semble que notre bon Dieu m’a donné de ces mots Dieu est mon Dieu, et du sentiment que j’ ai eu de la gloire que tous les bienheureux lui rendent ensuite de cette vérité, ne peut s’ empêcher de vous parler ce soir et de vous supplier à m’aider à faire usage de ces excès de joie. »

Louise de Marillac expérimente les souffrances d’ordre spirituel qu’endurent les mystiques. Comme sainte Thérèse d’Avila, elle souffre d’avoir l’esprit brouillé18, enveloppé. Son premier mouvement est alors de recourir à son directeur parce qu’elle est pleine de confiance en ses lumières19 : « Il me semble que mon esprit est tout enveloppé, tant il est faible. Toute sa force et son repos est, après Dieu, d’ être, par son amour, mon très honoré Père, votre très humble et très obéissante servante. »

Cette obéissance et cette humilité à toute épreuve sont bien quelque peu l’œuvre du saint. Craignant de faire une communion qui ne soit à sa confusion, puisqu’ elle se sent l’ esprit très brouillé, Louise demande au bon M. Vincent de la bénir. Est-il preuve plus certaine de la compétence du saint dans la direction des mystiques ?

Dieu a récompensé le dévouement du grand directeur à sa Philothée par excellence. Ses conseils ont porté leur fruit. Quelle merveille de voir la fille parvenir, malgré son naturel émotif, triste et inquiet, à la sérénité d’âme de son père spirituel.

La principale cause du succès de Vincent est, tout en dirigeant de très près son enfant, d’avoir respecté l’action divine en elle. Elle s’est toujours rappelé, suivant son expression, que le vrai directeur des âmes n’est pas lui, mais Jésus-Christ. Ainsi, après avoir conseillé à Louise de retarder son voyage en Anjou à cause de la peste, il lui écrit20 : « Puisque Notre-Seigneur vous donne mouvement d’aller à Angers, allez-y in nomine Domini ; ce qu’il garde est bien gardé. »

Cette manière si désintéressée, si surnaturelle, de diriger les consciences est précisément celle qu’exige Sainte Thérèse des prêtres chargé de conduire les mystiques. Elle ne surprend pas de la part de Vincent dont la pensée dominante est l’imitation du Maître.

Voici un passage de la correspondance du saint qui fait ressortir encore davantage l’action qu’il exerce sur Mlle Le Gras et la confiance sans borne de cette dernière en son directeur. On y voit plus nettement le sérieux de cette direction où la volonté divine anime, console, reprend, fortifie jusqu’au point de tout dominer et de tout absorber21 : « Je suis assuré que vous voulez et ne voulez que ce que Dieu veut et ne veut, et que vous êtes en état de vouloir et de ne vouloir que ce que nous vous dirons qu’il semble que Dieu veut et ne veut. Tâchez de vivre contente parmi vos sujets de mécontentement et à honorer toujours le non-faire et l’état inconnu du Fils de Dieu. C’est là votre centre et ce qu’il demande de vous pour le présent et pour l’avenir, pour toujours. »

Tout l’effort des mystiques et de leurs guides spirituels doit tendre, par l’humilité, la mortification, l’obéissance au règne de la volonté de Dieu dans l’âme par le complet renoncement de celle-ci à sa propre volonté.

Pour bien démontrer qu’aucun des problèmes soulevés par le mysticisme n’est étrange à M. Vincent, interrogeons-le d’abord sur la question si souvent discutée des mortifications d’ordre physique. Son expérience, qui n’est jamais à court, répond qu’un usage immodéré des pénitences corporelles, particulièrement de la discipline, n’est chez certains qu’une forme anormale et par suite extrêmement dangereuse de la sensualité. « L’excès en la pratique des vertus – écrit-il à propos de la flagellation volontaire22 – est quelque fois un plus grand mal que le défaut de les pratiquer, et, en ce genre là, il s’est vu des personnes, et j’en connais, qui y trouvent de la volupté sensuelle et universelle. »

Si nous sommes portés vers les mortifications extérieures, cet avertissement si sage doit nous déterminer à ne rien faire, dans cet ordre d’idées sans consulter notre directeur et sans nous en rapporter, les yeux fermés, à son jugement.

Un autre problème, sur lequel il est intéressant de connaître le sentiment du saint, est s’il faut tenir la contemplation pour un privilège accordé seulement à une élite. Dans cette question débattue entre les Ecoles de spiritualité, M. Vincent se range du côté des optimistes. Loin d’être de ces théologiens d’après lesquels cet acte mystique est réservé à quelques âmes de choix, il le croit accessible à la plupart des Chrétiens d’une dévotion profonde, et même il l’enseigne dans le passage suivant d’une de ses conférences23 :

« Dans la contemplation, l’âme, présente à Dieu, ne fait autre chose que recevoir ce qu’il lui donne. Elle est sans action, et Dieu lui inspire, lui-même, sans qu’elle ait aucune peine, tout ce qu’elle pourrait rechercher, et bien plus. N’avez-vous jamais, mes chères Filles, expérimenté cette sorte d’oraison ? Je m’assure que bien souvent dans vos retraites, où vous êtes étonnées que, sans avoir contribué du vôtre, Dieu par lui-même remplit votre esprit et y imprime des connaissances que vous n’aviez jamais eues. »

Le saint n’ignore rien de tout ce qui concerne le mysticisme. Très au courant – nous l’avons vu – des épreuves par lesquelles passent les mystiques, il les mentionne en ces termes au sujet de la communion24 : « Après avoir reçu la sainte Hostie, sainte Catherine était torturée de si énormes pensées qu’elle craignait d’être abandonnée de Dieu. Dans les moments où Notre-Seigneur se communiquait à elle tendrement, elle lui parlait très cordialement. Un jour comme elle se plaignait à lui de ces horribles représentations, il l’assura que, lors de ses plus fortes peines, il était au milieu de son cœur. Ainsi en est-il de certaines âmes que Dieu se plaît à exercer de la sorte.

« J’ai connu une personne de grande vertu si fort travaillée de ces peines fâcheuses, au temps de la communion, qu’elle me faisait pitié. Jamais, hors de là, elle n’avait aucune pensée de ce genre : c’étaient des pensées si horribles que je n’oserais vous les dire. » Revenant sur ce sujet, le saint parle d’âmes très chères qui demeurent abattues et sans aucun sentiment.

Les extraits de lettres, conférences et entretiens du saint au cours de ce chapitre témoignent de l’estime de Vincent pour le mysticisme et de la justesse de ses vues. Elles prouvent par là même qu’il est homme à diriger prudemment les âmes les plus comblées de faveurs extraordinaires.

Cette connaissance qu’il a des états mystiques le jette dans une admiration sans bornes pour les desseins de la Providence. Les lignes suivantes méritent à ce point de vue d’être reproduites. C’est un cantique d’action de grâces des plus instructifs et des plus touchants25 : « Que les voies par lesquelles Dieu mène les siens sont admirables et adorables. Certes, rien ne lui coûte pour la sanctification d’une âme. Il livre le corps et l’esprit à la faiblesse pour les fortifier dans le mépris des choses de la terre et dans l’amour de sa Majesté ; il blesse et guérit ; il crucifie en sa croix pour glorifier en sa gloire ; bref, il donne la mort pour faire vivre en l’éternité. »

FIN

  1. Cf. Abelly, La vie de saint Vincent de Paul (nouvelle édition complète annotée par un prêtre de la mission), Paris 1891, tome III, page 79.
  2. Ibid.
  3. Ibid. p. 74.
  4. Op. cit. p. 75.
  5. IX, 30, n° 4. Conférence du 2 août 1640 sur la fidélité au lever et à l’oraison.
  6. IV, 576, n° 1600 .
  7. IV, 32, n° 1228. Lettre à Guillaume Cornaire, Prêtre de la Mission du Mans.
  8. VII, 232, n° 2641. Lettre à la Sœur Anne Hardemont, Fille de la Charité à Ussel.
  9. VIII, 313, n° 3147. Lettre à une Visitandine.
  10. II, 169, n° 920. Lettre à un Prêtre de la Mission.
  11. VII, 188, n° 2611. Lettre à Mlle Champagne, novice à l’Abbaye de Notre-Dame de Sézanne.
  12. VIII, 420, n° 3260. Lettre à un Prêtre de la Mission (septembre 1660).
  13. III, 612, n° 1191. Lettre à un Prêtre de la Mission à Saintes.
  14. Voir à ce sujet : Arnaud D’Angel, Saint Vincent de Paul, directeur de conscience, 3° édit., Paris, Téqui, 1925. Ch. XIV, p. 258 à 297.
  15. I, 94, n° 56 (22 octobre 1630).
  16. III, 232, n° 983.
  17. III, 231, n° 982.
  18. VI, 397, n° 2337 (14 août 1657).
  19. VI, 319, n° 2283 (Juin 1657).
  20. I, 603, n° 410 (30 novembre 1639).
  21. I, 62, n° 29 (entre 1626 et mai 1629).
  22. III, 112, n° 893. Lettre à Guillaume Delattre, Supérieur de la Mission à Cahors (23 novembre 1646).
  23. IX, 420-421, n° 37. Conférence du 31 mai 1648 sur l’oraison.
  24. IX, 233, n° 23. Conférence du 22 janvier 1664 sur la sainte Communion.
  25. I, 125, n° 82. Lettre à Isabelle du Fay (1631).

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