Comment devenir homme d’oraison?
Voici, d’après saint Vincent de Paul, quelques principes pour devenir des hommes d’oraison, en dehors des vertus qui facilitent cet exercice et le rendent plus fructueux. Cet dernières seront l’objet d’un autre chapitre. La première disposition d’esprit qu’il faut avoir est de se bien convaincre du rôle de l’oraison dans la vie chrétienne et de son importance. Telle est d’ailleurs la raison d’être des pages qu’on vient de lire sur la nécessité de cet acte.
Proposer cette conviction comme point de départ est suivre le saint dans sa tactique pour gagner les âmes à l’oraison et les y attacher fortement. Il commence par attirer les désirs sur celle-ci en montrant sa grandeur, sa beauté, ses avantages. Puis, l’imagination et le cœur pris, il conquiert l’intelligence et la volonté en la leur présentant comme un bien qui leur est aussi nécessaire que l’ air, la nourriture et l’ âme elle-même le sont au corps.
Ne dites pas, je suis persuadé, moi aussi, de cette fonction vitale de l’oraison, je la tiens pour indispensable, et pourtant je ne la fais qu’irrégulièrement. Peut-être en êtes-vous réellement convaincu, mais il est des degrés divers dans la conviction, comme la chaleur et la lumière. La vôtre, est-elle solide et profonde ? Je ne le crois pas, et je suis même certain du contraire. Sur ce clou d’or, vous n’avez frappé qu’un trop petit nombre de coups et des coups trop faibles pour l’avoir enfoncé bien avant dans votre âme. Sa pointe n’a pas pénétré au delà des premières couches de l’ esprit auxquelles le moi ne prend qu’ un faible intérêt. Tant qu’elle ne transpercera pas les couches sous jacentes, celles où la vraie personnalité se cache et se concentre, rien de sérieux ne sera fait. Pour enfoncer une conviction jusqu’au fond de l’âme, l’imagination, la mémoire, le jugement, la raison, le cœur, la volonté doivent s’unir et ne former qu’une masse pour frapper sur cette idée fortement et à coups redoublés. Alors, mais alors seulement, la cause sera enfin gagnée.
Si M. Vincent insiste tant sur la nécessité de l’oraison dans ses entretiens et dans ses écrits, s’il déploie à ce sujet une éloquence si persuasive, s’il s’adresse au cœur ainsi qu’à l’ esprit en même temps qu’il stimule l’énergie volontaire, c’est afin d’ aider ses fils et filles spirituels à frapper sur le clou d’or pour l’enfoncer davantage dans leur âme.
Le saint aurait vécu plus d’un siècle qu’il serait revenu jusqu’à la fin sur le rôle et la nécessité de l’oraison dans la vie chrétienne, tant il voyait dans cette certitude la condition sine qua non de la fidélité à cet exercice. Cette certitude, le psychologue qu’il était, la voulait mûrement réfléchie, pleinement acceptée, joyeusement aimée et en quelque sorte vécue. D’où son habileté à faire resplendir ce chef-d’œuvre qu’est l’oraison et son insistance à vouloir faire entrer toutes les âmes en ce paradis sur terre, prélude et gage du Ciel de gloire.
Dans l’impossibilité d’entendre le saint, dont la parole aurait agi profondément sur nous, prenons la résolution de relire, tous les quinze jours, ce chapitre en méditant sur les diverses comparaisons qu’il développe avec tant de justesse et de précision.
Il est bon de se faire dans le secret du cœur l’application à soi-même de cette nécessité. Chacun se dira : pour telles et telles causes, l’oraison m’est particulièrement nécessaire. Anémié au point de vue moral par mes négligences et mes fautes, comment reprendre vigueur si ce n’est en respirant cet air des sommets et en nourrissant mon âme affamée de cette nourriture des forts.
Vu l’importance de mes devoirs d’état et l’obligation où je suis de les remplir chaque jour, alors même que je succombe sous leur poids, ne suis-je pas heureux d’avoir à ma disposition cette fontaine de Jouvence où je puis, tous les matins, me rajeunir et me renouveler ?
Appelé plus souvent que je le voudrais, à résoudre de graves problèmes pour mon compte personnel ou pour celui des autres, j’ai besoin des lumières de l’Esprit-Saint qui me seront surtout accordées au cours de ces entretiens intimes avec Dieu.
N’ai-je pas été imprudent et maladroit en plusieurs circonstances, faute de m’être donné le temps de réfléchir sur ce qu’il convenait le mieux de faire ? Si j’avais médité avant d’agir, ma conduite eût été tout autre.
Constatation plus regrettable encore : que de péchés commis soit par faiblesse de volonté, soit par légèreté d’esprit, et contre lesquels l’oraison du matin m’aurait mis à couvert.
N’ai-je pas vu et, pour ainsi dire, touché du doigt combien il est regrettable de se connaître si incomplètement et si mal. N’ai-je pas souffert d’être à la merci de mes impressions et ballotté continuellement par elles ? Et pourtant j’ai dans l’oraison une source merveilleuse de documentation sur mon caractère, mes aptitudes, mes tendances, en même temps qu’un moyen non moins bon pour parvenir à ce bien fondamental de la maîtrise de soi qui conditionne tous les autres.
N’est-ce pas dommage d’avoir en moi des ressources d’ordre moral inexploitées, alors qu’en méditant, chaque jour, j’en verrai l’emploi ?
Ne serais-je pas un sot de me désintéresser d’un procédé de sanctification qui a fait ses preuves et du moyen d’assurer mon salut éternel dans la plus large mesure possible ?
Il faut enfin se remémorer des situations difficiles devant lesquelles on s’est trouvé désemparé faute d’y avoir été préparé par la prière et la réflexion.
Chacun doit aussi se rappeler le réconfort et l’entrain causés par une oraison bien faite : et ce souvenir, dans les mauvais jours, dissipera toute tentation d’abandonner cet exercice.
Après s’être convaincu de la nécessité de l’oraison, il importe de se bien persuader qu’elle est accessible à tout le monde et qu’on aurait tort de prétexter son inaptitude pour s’en dispenser. Cette persuasion n’est pas aussi commune qu’on pourrait le croire, et comme elle est indispensable, il en sera question dans un autre chapitre. Ce problème relève à la fois de la psychologie et de la théologie. C’est en l’étudiant sous ce double aspect qu’on peut le résoudre d’une façon complète.
L’on verra au cours de cette étude la solidité des arguments sur lesquels s’appuie le saint pour soutenir que l’oraison mentale est à la portée de toutes les âmes.
M. Vincent recommande aux chrétiens qui veulent rester fidèles à l’oraison quotidienne de se mettre dans les meilleurs conditions possibles pour en contracter l’habitude. Il faut se livrer à cet exercice toujours à le même heure, sauf empêchement grave. L’idéal est d’en faire la première action de la journée, et par suite de fixer le moment de son réveil, et celui-ci fixé de ne pas s’en écarter si ce n’est pour des raisons très sérieuses. L’insomnie n’est pas un motif suffisant de se lever plus tard et par là même de changer l’heure de l’oraison.
Le saint prémunit ses filles contre la négligence habile à transformer le difficile en impossible, et il insiste en ces termes sur l’obligation du lever matinal1 : « Si l’on ne se lève à l’heure, le temps passe, l’on n’a pas de loisir, il faut vitement s’habiller et ainsi on laisse là l’oraison… Après avoir fait cette faute un jour, on la fera le lendemain. Si deux Soeurs la font, il y en aura bientôt trois, surtout quand ce sont des anciennes. Si cela arrivait, bientôt toute la communauté ne ferait plus l’oraison. »
Rappelons-nous qu’un acte opposé à une habitude affaiblit celle-ci par le fait même qu’il tend à lui en substituer une contraire. Nos journées forment une chaîne plus ou moins lâche ou plus ou moins serrée, dont les chaînons sont nos gestes. D’où l’importance de respecter l’ordre de ces derniers le plus possible. L’essentiel est de lier fortement ensemble les premiers chaînons, puisque chacun de nos jours est en quelque sorte une nouvelle vie qu’il faut bien orienter dès le principe.
L’on comprend alors pourquoi M. Vincent estime l’habitude de l’oraison un trésor. Il n’ est pas de peine qu’il ne faille prendre pour l’ acquérir. C’est triste de voir tant de prêtres, de religieuses et de pieux laïcs n’ en poursuivre que mollement l’ acquisition, tout comme s’il s’agissait d’un bien quelconque.
Le saint regarde avec pitié ces dévots incapables de contracter l’habitude du lever matinal et de l’oraison. Pour leur faire davantage sentir leur lâcheté, il l’oppose au courage avec lequel beaucoup d’hommes suivent ponctuellement l’ordre du temps qu’ils se sont tracé. Comment reculer, pour le service de Dieu, devant des efforts que s’imposent tant de fonctionnaires pour le service de l’Etat, tant de commerçants et d’ouvriers dans l’espoir d’un plus grand gain !
Vincent s’indigne en ces termes contre une telle conduite2 : « Pourquoi ne mettons-nous pas peine à cela pour Dieu, puisque nous voyons que la plupart du monde est exact observateur de l’ordre qu’il s’est proposé ? Jamais ou fort rarement les gens de justice ne manquent de se lever et coucher, aller et revenir du palais à même heure. La plupart des artisans en font de même. Il n’y a que nous autres ecclésiastiques qui sommes si amateurs de nos aises que nous ne marchons qu’ au branle de nos inclinations. Pour l’ amour de Dieu, travaillons à nous dépêtrer de cette chétive sensualité qui nous rend captifs de ces volontés. »
Si nous sommes du nombre de ces volontés faibles, écoutons le saint et mettons-nous tout de suite à l’ oeuvre.
L’ habitude du lever matinal et de l’oraison ne se forme qu’ au prix d’ efforts répétés, mais en revanche, cette habitude une fois contractée, les actes qui en sont l’objet deviennent d’une exécution de plus en plus facile. A chacun de se dire : si je veux persévérer dans l’oraison, comme je le dois puisque Dieu m’en donne le désir, je n’ai pas d’autre moyen à ma disposition : si pénible qu’il me paraisse, force m’est de le prendre, et je le prends sans plus tarder.
Comme les habitudes acquises dès l’enfance s’enracinent plus profondément dans l’âme, on ne saurait trop conseiller aux prêtres, parents et maître d’initier de bonne heure fillettes et garçons à la méditation. Mieux vaut pourtant ne pas pousser les éducateurs dans cette voie, s’ils sont des pédagogues médiocres.
Cette initiation doit être faite avec tact et habileté. Sans quoi l’on risquerait de dégoûter à jamais l’ enfant de l’oraison. S’il est fâcheux de ne rien dire de cet exercice au jeune âge, il serait plus regrettable de lui en parler comme on en parlerait à des hommes faits. L’ acte en question, réduit au début à deux ou trois minutes, doit être proposé aux plus sages comme une marque d’ estime et une récompense d’ ordre supérieur.
Les idées et les sentiments, sur lesquels l’enfant méditera, seront très simples, bien appropriés à sa mentalité naissante et à ses besoins. Plus ils seront présentés d’une façon concrète et vivante, meilleur en sera l’effet.
Rien de mieux que de se servir de tableaux en couleur représentant les principaux mystères du Christ-Jésus et de la Vierge, à condition que le coloris en soit vif, le dessin net et les personnages peu nombreux. Il importe, en présentant ces belles images, d’être sobre, très sobre de paroles. Un mot suffit pourvu qu’il soit bien choisi.
Sur le terrain pédagogique, les longs discours ne valent rien. C’est le tort de la plupart des parents et des maîtres de multiplier explications et reproches. Mieux vaudrait se taire neuf fois sur dix et ne parler qu’après réflexion. Vrai dans tous les ordres d’idées, ce principe d’expérience l’est particulièrement au point de vue religieux.
Quel que soit notre âge, un moyen de rester fidèle à l’oraison est de lui donner pour objet les mystères qui nous attirent davantage, nos devoirs d’état, les d’ordre moral auxquels nous et les nôtres sommes exposés, en un mot tout ce qui nous tient le plus à cœur.
La plupart du temps, on se désintéresse de l’oraison et l’on y renonce faute de l’adapter à ses besoins et de lui donner un caractère pratique. Pour qu’une vérité religieuse ait prise sur soi, il faut s’en faire l’application dans le secret de sa conscience. Ce n’est qu’à cette condition que, de théorique et immobile, elle devient vivante et agissante. Quand on souffre du froid, l’on ne regarde pas la flamme de loin, l’on s’en rapproche le plus près possible de manière à en sentir la chaleur et à s’en pénétrer. Ainsi en est-il des âmes toutes plus ou moins refroidies par l’égoïsme.
L’inconvénient des sujets de méditation pris dans des livres est leur note impersonnelle. Par le fait même qu’ils ont été composés et publiés pour tout le monde, ces sujets nous touchent peu. La moindre pensée sortie de notre propre fond leur est préférable.
Autant recourir à un recueil de méditation est bon dans les débuts parce qu’il apprend insensiblement la technique de cet exercice, autant s’en servir toujours pourrait nuire aux progrès spirituels. Une fois l’habitude prise de développer le contenu d’une pensée ou d’un sentiment, le mieux est de faire travailler l’âme toute seule sous le regard de Dieu. La besogne sera plus dure, mais beaucoup plus intéressante et fructueuse. Expérimentons-le, et bientôt nous ne voudrons plus sous aucun prétexte nous servir d’un livre si bien fait soit-il.
Des chrétiens adonnés à l’oraison mentale, quels sont les plus persévérants ? Sans conteste ceux qui la font sans manuel d’aucune sorte. Exerçant davantage leurs facultés psychiques, ils les assouplissent et les fortifient de sorte qu’elles sont toujours prêtes à entrer en jeu. L’esprit, le cœur, la volonté sont portés, au moment voulu, le premier à fixer son attention, le second à s’émouvoir et la troisième à prendre de fortes résolutions. C’est bien de ne s’aider d’aucun livre au cours de l’oraison, mais encore faut-il enrichir son propre fond par des lectures substantielles et adaptées à ses besoins. Faites régulièrement chaque soir, ces lectures alimenteront le réservoir où l’âme puise, chaque matin, idées et sentiments.
Est-ce nécessaire d’en faire la remarque ? Les divers procédés indiqués dans ce chapitre n’ont point par eux-mêmes la vertu de nous rendre fidèles à l’oraison quotidienne. Puisque cet exercice est surnaturel, son accomplissement exige un secours du même ordre, d’où la nécessité de la grâce et des dons du Saint-Esprit, par suite l’obligation pour nous de les solliciter par la prière.
Cette assistance divine nous sera octroyée d’autant plus largement que nous en sentirons plus profondément le besoin et que nous l’implorerons avec plus de constance et de ferveur.
Sous prétexte de se défier de soi et de placer sa confiance en Dieu seul, il ne faudrait pas ne tenir aucun compte des procédés indiqués. En faire fi serait mépriser indirectement l’expérience de saint Vincent de Paul et des maîtres de la spiritualité. Loin d’être signe d’humilité, cette attitude serait preuve d’orgueil ou de paresse, à tout le moins de sottise.
L’hagiographie chrétienne le montre : dans le domaine de l’oraison plus que dans tout autre, Dieu exige de notre part une collaboration très active et persévérante. Là, plus que partout ailleurs, se vérifie le mot de Saint Augustin : Dieu qui nous a créé sans nous ne veut pas nous sauver sans nous.