Saint Vincent De Paul, Maître d’Oraison. Chapitre II

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: Abbé Arnaud d’Agnel · Year of first publication: 1929.
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Chapitre II:

Ce qu’est l’oraison au point de vue surnaturel
Son importance, ses effets

Saint Vincent de Paul tourne et retourne l’oraison mentale en tous sens et n’en laisse dans l’ombre aucun aspect. Grâce aux comparaisons les plus variées, il donne une idée aussi complète que possible de la diversité de ses services et de leur importance. Aucun auteur, si ce n’est saint François de Sales, n’a des couleurs plus vives et un pinceau plus alerte. Les tableaux qu’il brosse sur ce thème n’exigent pour être compris ni beaucoup de temps, ni beaucoup d’efforts. Rapprochés les uns des autres, il en résulte un exposé doctrinal d’une clarté merveilleuse.

Ces peintres forment, pour ainsi dire, un immense tryptique. Sur l’un des feuillets se trouve représenté ce qu’est l’oraison au point de vue divin, et, sur les deux autres, ce qu’elle est chez l’homme envisagé dans sa vie intérieure et dans ses rapports avec le monde extérieur. Du commencement à la fin de son œuvre, l’artiste se meut dans une atmosphère surnaturelle. Sa vaste composition s’adresse aux croyants et leur parle d’une réalité inaccessible aux facultés humaines, si développées qu’on les suppose.

Interrogeons le premier feuillet du tryptique, des trois le plus important, le plus mystérieux. L’oraison y est représentée comme un instrument dont Dieu se sert pour travailler l’âme lentement mais profondément ; travail qui ne se fait d’ordinaire qu’avec une collaboration très active de notre part, et dont le but n’est autre que de nous unir de plus en plus au Créateur.

Vincent souligne en ces termes l’importance de cette fin dans les conseilles qu’il donne à des Filles de la Charité:1 « Voilà l’heure de l’oraison ; si vous entendez les pauvres qui vous appellent, mortifiez-vous et quittez Dieu pour Dieu, encore qu’il faille faire tout ce que vous pourrez pour ne point omettre votre oraison, car c’est elle qui vous tiendra unies à Dieu ; et tant que cette union durera, vous n’aurez rien à craindre. Or, pour conserver cette union avec Dieu, il faut vous tenir closes et renfermées dans votre intérieur, vous entretenant avec Notre-Seigneur. »

L’action divine éclaire l’intelligence par des lumières portant tantôt sur des vérités et des mystère d’ordre surnaturel, tantôt sur des points de morale et des questions pratiques. Si le Fondateur de la Mission ne décide rien d’important sans y réfléchir au cours de son oraison, c’est par mépris de son jugement propre et par estime des divines inspirations. Il ne peut comprendre qu’on agisse autrement et le déclare à ses fils et filles spirituels.

Dès qu’un de ses missionnaires fait fond sur ses idées personnelles ou sur son expérience, le saint d’avertir aussitôt l’orgueilleux de son erreur pour qu’il tourne ses recherches vers le Dieu d’infaillible savoir et de bon conseille.

L’opération divine atteint l’âme dans ce qu’elle a de plus personnel et de plus vivant, la vie affective et la volonté. Après la prise de l’intelligence, celle du cœur et de l’énergie morale. Méfiant de ses manières de voir, le saint ne l’est pas moins de ses façons de sentir et de vouloir. Sa pénétration psychologique et son humilité lui ont appris combien l’homme s’illusionne sur la nature et la portée de ses sentiments, combien l’amour lui-même donne lieu à toutes sortes de méprises. Des époux croient s’aimer de toute leur âme, alors qu’ils s’aiment très superficiellement. Il n’est pas rare qu’un père et une mère se jugent d’un dévouement admirable envers leurs enfants, alors qu’ils passent aux yeux de tous pour des parents égoïstes.

En face d’aberrations semblables, M. Vincent ne fait pas fond sur le cœur de chair pas plus sur le sien propre que sur celui des autres. Pour lui, l’un des effets de l’oraison est d’ouvrir notre vie affective à l’action de Dieu qui s’en empare et l’anime de sa divine charité.

La volonté n’inspire aucune confiance à ce créateur d’oeuvres si souvent aux prises avec l’inconstance humaine. N’attendant d’elle rien de bon, il ne lui demande que de s’unir à la divine volonté afin d’y prendre son point d’ appui et sa direction. De là ses avis incessants de suivre en tout la Providence sans avance, ni retard. L’unique moyen de réaliser cet accord est l’oraison quotidienne tenue par Vincent, suivant M. Olier, pour une communion d’âme aux dispositions intimes de Notre-Seigneur.

Cet exposé le montre clairement : l’oraison est avant tout et par-dessus tout une oeuvre de sanctification soustraite à notre contrôle et par laquelle l’Esprit –Saint nous dirige selon des vues qu’il ne nous appartient ni de discuter, ni même de connaître à fond. Ce n’est pas que l’âme ignore le tout de cette action divine, mais le peu qu’ elle en connaît n’ est rien en comparaison de ce qui lui reste caché.

Peu nous importe de ne pouvoir suivre qu’imparfaitement ce travail puisque nous sommes certains de la sollicitude à notre égard du divin artiste. Voilà pourquoi Vincent parle si souvent des tendres soins dont nous entoure à notre insu la Providence.2

Certaines expressions qu’emploie le saint témoignent de l’importance du rôle joué par l’oraison dans nos rapports avec Dieu : il appelle cet acte centre et pépinière de la dévotion.3 L’ on ne sera pas surpris de ce qu’ à la fin d’ une conférence sur l’ amour dû à Notre-Seigneur, M. Vincent propose l’oraison comme premier moyen d’activer le feu de cet amour.4

En unissant l’âme à son Créateur et Sanctificateur, l’oraison attire sur cette âme le regard divin, et c’est un regard joyeux et en quelque sorte reconnaissant. Dans une page exquise de sentiment, le saint montre le Père qui est aux Cieux regardant avec une particulière tendresse les âmes en train de se livrer à cet exercice. « Dieu prend plaisir à vous voir souvent à l’oraison, dit-il aux Filles de la Charité. Il voit comme l’une est occupée à considérer sa bonté, sa sagesse et ses autres perfections, comme elle s’élève à lui par des actes d’amour. « C’est de tout mon coeur, mon Sauveur, que je vous aime ; et parce que je ne puis vous aimer comme vous le méritez, je vous offre l’ amour que votre Père a pour vous. » Il voit comme l’ autre tremble à la vue de ses fautes et comme elle cherche les moyens de s’ en relever. Ah ! Il regarde cela avec plaisir. Quand quelqu’une y manque par nonchalance, paresse ou autrement, oh ! voyez-vous mes Soeurs, c’est un déplaisir que vous lui donnez, qui ne se peut exprimer. Mais, hors cela, c’est une belle harmonie. Tout ce que l’ on fait à l’oraison plaît tant à Dieu qu’Il vous attend là pour cet effet5. »

Après avoir étudié l’oraison au point de vue divin, il reste à en observer les effets chez l’homme. Comment cet exercice opère-t-il dans l’âme ? Quelles sont les limites de son action bienfaisante ?

C’est toute notre vie morale qui subit l’influence de cet exercice.

L’ oraison agit d’abord comme remède, et c’est merveille de la voir venir à bout des maladies les plus graves et les plus anciennes. Si le traitement ne réussit qu’imparfaitement, la faute en est au sujet qui ne s’y soumet qu’en partie. Cette cure exige de la part du malade une collaboration effective. Seules les âmes de bonne volonté sont guéries.

Suivons les phases du traitement. Le sujet commence par être mis au courant de son état : Peu à peu ses yeux s’ouvrent, et une lumière, chaque jour plus forte, lui montre la nature de ses maux et leur gravité. Révélation humiliante, mais souverainement utile ! D’ailleurs, la joie de se connaître à fond ne l’emporte-t-elle pas sur l’humiliation de se découvrir tel que l’on est au lieu de se voir tel qu’ on croyait être.

Grâce à une comparaison empruntée aux mœurs féminines, M. Vincent permet de suivre en détail cette première phase du traitement6. « L’oraison est comme un miroir dans lequel l’âme voit toutes les taches et toutes les laideurs. Les personnes du monde ne sortiront point de leur maison qu’elles ne se soient auparavant ajustées devant leur miroir pour voir s’il n’y a rien de défectueux en elles. Il en est même qui sont si vaines que d’en porter à leurs ceintures, pour de temps en temps regarder s’il ne leur est rien survenu qu’il faille raccommoder.

« Or, mes filles, ce que font les gens du monde pour plaire au monde, n’est-ce pas raisonnable que ceux qui servent Dieu le fasse pour plaire à Dieu ? – dit le saint aux Filles de la Charité. – Ils ne sortiront point sans s’être regardés dans leur miroir, Dieu veut que tous les jours et souventes fois par jour, par des revues intérieures et aspirations, ils voient ce que en eux peut déplaire à Dieu, lui demandant pardon et grâce pour s’en retirer.

« Il n’y a action dans la vie qui nous fasse mieux connaître à nous-même, ni qui nous démontre plus évidemment les volonté de Dieu que l’oraison. »

L’oraison, par le recueillement où elle jette et l’humilité qu’elle suscite, met l’homme en face de son vrai moi. A se regarder en vue d’attirer sur soi l’attention du monde et ses sympathies, on découvre des imperfections plutôt extérieures qu’intérieures. Par contre, à se regarder en vue de plaire au Dieu qui sonde les reins et les cœurs, l’on s’efforce de mettre à nu ses plaies les plus anciennes, ses misères les plus cachées. C’est une enquête générale et sérieusement conduite avec l’intention de ne rien laisser volontairement dans l’ombre.

Et comme l’oraison attire les lumières du Ciel, cet examen est fécond en découvertes instructives. Elle est un miroir plus révélateur qu’aucun autre, où le factice tranche sur le réel, où les rides morales se devinent sous la pâte d’amour propre qui les remplit et le fard du mensonge qui les colore.

Sous la direction aimante et lumineuse de l’Esprit-Saint, l’âme voit ce qu’il importe de faire disparaître ou de rectifier en elle pour se conformer aux vues de la Providence. Loin de la rebuter, ce travail l’attire, parce qu’elle se sent soutenue autant qu’éclairée.

L’intérêt de la comparaison du miroir est de se graver d’elle-même dans l’esprit puisqu’il s’agit d’un usage connu de tous et mis en pratique par un grand nombre. Ce rapprochement entre mondains et dévots semble propre à ranimer le zèle des derniers. C’est une façon originale de présenter l’oraison comme le meilleur moyen de se connaître et de se réformer.

M. Vincent ne manque pas, quand l’occasion lui en est donnée, de faire l’application de cette doctrine à des cas particuliers. Devant les doléances de Mlle Le Gras qu’attriste l’état mental des Filles de la Charité, dont elle a la direction, le saint de la consoler en ces termes7 : « Quand à ce que vous me mandez de (vos filles), je ne doute pas qu’elles ne soient telles que vous me les décrivez : mais il faut espérer qu’elles se feront et que l’oraison leur fera voir leurs défauts et les encouragera pour les corriger. » Connaissance et amélioration de soi voilà bien ce qu’est excellemment l’oraison.

Après une conférence du saint sur le bon usage des avertissements, une Sœur déclare avoir découvert en elle un grand nombre de fautes passées inaperçues : fautes de paresse, d’orgueil, de colère et bien d’autres encore. A quel moment les yeux de la coupable se sont-ils enfin ouverts ? Au cours de l’oraison du matin. C’est aussi durant cet exercice que la décision d’en faire publiquement l’aveu a été prise afin d’y porter remède8.

Dans une circonstance analogue, M. Vincent dit aux Filles de la Charité qu’à la répétition d’oraison il s’est souvenu d’avoir parlé à deux ou trois personnes sur un ton de suffisance : « J’en ai demandé pardon – ajoute cet humble entre les humbles9 – et j’ai reconnu devant toute la Compagnie que j’étais la cause de tous les maux qui se faisaient dans la Mission. Qu’en est-il arrivé ? Il m’en est revenu une grande douceur et consolation… »

Un exemple typique de la puissance réformatrice de l’oraison, du courage qu’elle communique aux pécheurs les plus craintifs, est rapporté en termes émus par le saint : « Je ne puis passer sous silence une chose qui m’a attendri, ce matin, à la répétition de l’oraison. Un de nos frères qui avait celé une chose et ne l’avait pu découvrir à son confesseur, a eu la grâce de la pouvoir dire tout haut, et de plus dire qu’il était un pauvre et chétif garçon, qui avait été entretenu aux écoles par les aumônes de la paroisse ; ce qu’il n’avait point découvert jusqu’alors, quoiqu’il en eût souvent eu la pensée.

« Quand j’ai entendu ce garçon se déclarer avec tant de force, j’avoue que j’ai senti un surcroît d’affection pour lui et j’ai jugé de là que Dieu lui fera la grâce d’être un grand saint. Oui, mes Sœurs, parce qu’il ne faut quelquefois qu’un acte de vertu héroïque pour donner la force à une âme d’en faire un million d’autres10.

L’oraison est le procédé infaillible pour ne pas s’illusionner gravement sur son propre compte, et, par cette ignorance de soi, retarder sa sanctification et compromettre son salut. Vincent de Paul fait preuve d’expérience en insistant sur cette question pratique pour tout le monde puisqu’il n’est personne qui ne soit exposée sur ce terrain à toutes sortes de méprises. Soyons-lui reconnaissants de son insistance et tirons-en profit.

Si la connaissance de nos misères morales était plus claire, plus complète, si nous les voyions au dedans de l’âme, comme les montre l’oraison, en train d’épuiser ses forces et de la conduire insensiblement à sa perte, notre volonté se ressaisirait devant le péril et, sur l’heure, se mettrait à l’œuvre. La plupart du temps, le chrétien n’arrache pas de son champ les mauvaises herbes moins par lâcheté que par ignorance des ravages qui en résultent. On ne s’intéresse guère à ce que l’on connaît qu’imparfaitement.

L’oraison ne décèle pas seulement le mal, elle le combat et finit toujours par en triompher. Aussi le saint compare son action sur l’âme coupable à la vertu curative des eaux thermales. Comment admettre qu’en communication journalière avec Dieu, nous puissions demeurer attachés à ce qu’Il déteste souverainement, le péché. Si nous y tombons par surprise et fragilité, l’oraison nous en retire11.

Vincent voit dans l’oraison un rempart contre les suggestions du monde et de l’enfer, en même temps qu’un arsenal où l’âme trouve armes et munitions pour se défendre et même « pour assaillir et mettre en déroute les ennemis de Dieu et du salut des âmes12.

Le saint décrit les effets réparateurs de l’oraison en cette page qui pourrait être signée de saint François de Sales13 : « Les philosophes disent qu’entre les secrets de la nature il y a une fontaine qu’ils appellent de jouvence, où les vieillards qui boivent de l’eau rajeunissent. Quoi qu’il en soi de celle-là, nous savons qu’il en est d’autres dont les eaux sont souveraines pour la santé. Mais l’oraison rajeunit l’âme bien plus que la fontaine de jouvence, au dire des philosophes, ne rajeunit les corps.

« C’est là que votre âme, ralentie par les mauvaises habitudes, devient plus vigoureuse ; c’est là qu’elle recouvre la vue quand elle était tombée dans l’aveuglement ; ses oreilles, auparavant étoupées à la voix de Dieu, sont ouvertes aux bonnes inspirations, et son cœur reçoit une nouvelle force et se sent animé d’un courage qu’il n’avait point jusqu’ici senti.

« D’où vient cette pauvre fille des champs qui vient chez vous grossière, dans l’ignorance des lettres et des mystères, est toute changée en peu de temps et devient modeste, recolligée, pleine d’amour de Dieu. Et qu’et-ce qui fait cela sinon l’oraison ? C’est une fontaine de jouvence où elle a rajeuni ; c’est là qu’elle a puisé les grâces qui paraissent en elle et qui la font ce que vous la voyez. »

Le rôle de l’oraison dans la vie de l’âme ne consiste pas seulement à la défendre contre ses ennemis, à l’ aider dans la correction de ses défauts et dans la réparation de ses fautes. Ce n’est là qu’une de ses fonctions, et non la plus importante. Tenant une place considérable dans notre économie spirituelle, on la retrouve à tous les degrés de la vie ascétique et mystique qu’ elle remplit toute entière de sa présence. Bienfaisante en bas, elle l’est davantage dans les hauteurs : plus noble est son champ d’ opération, plus s’ accroît son activité.

Autant il est facile de constater l’influence sans limite de l’oraison sur les âmes de bonne volonté : autant il est difficile d’ en avoir une idée nette et d’ en surprendre les secrets. Si la vie purement humaine n’est qu’imparfaitement connue malgré les recherches savantes dont elle est l’objet, comment notre vie spirituelle ne déconcerterait-elle pas les investigations des plus habiles.

Convaincu de cette difficulté, le saint recourt aux comparaisons pour projeter quelques lueurs sur le mystère de l’oraison ; et il les multi^lie à dessein montrant par là l’infinie diversité des aspects sous lesquels cet exercice mérite d’être envisagé. C’est la tactique suivie par les maîtres de la spiritualité.

Vincent veut-il inciter ses auditrices à vivre toujours sous l’influence de l’oraison, à s’y mouvoir en quelque sorte comme les oiseaux se meuvent dans l’ atmosphère, il la compare à l’ air qu’ il faut constamment aspirer pour vivre14. Cette pratique  est rapprochée, pour le même motif, de l’ eau où nage les poissons et dont ils ne peuvent sortir sans péril de mort15. Se priver de cet acte religieux, c’est se condamner à l’ asphyxie morale.

S’agit-il de mettre en relief la puissance nutritive de l’oraison et d’y attirer les âmes par l’appât d’une nourriture substantielle, le saint assimile cet exercice au pain servi, chaque jour, sur la table des riches et des pauvres, et il conclue de cette comparaison au besoin de prendre fréquemment cet aliment spirituel toujours à la disposition, lui aussi, des grandes et des petites âmes16. « Une personne qui se contenterait de ne prendre ses repas que, trois ou quatre jours, l’un, défaillerait incontinent et serait en grand danger de mourir, ou, si elle vivait, serait en langueur, incapable d’une fonction utile et deviendrait enfin une carcasse sans force ni vigueur. »

« Ainsi, a-t-on dit, l’âme qui ne se nourrit point de l’oraison, ou qui ne le fait que rarement, deviendra tiède, languissante, sans courage, ni vertu, ennuyeuse aux autres et insupportable à elle-même. »

Voilà bien rendues les étapes du dépérissement moral causé par l’insuffisance de son alimentation propre.

Vincent veut-il présenter l’oraison comme le moyen de rester spirituellement toujours jeune, frais et dispos, il la compare à une eau rafraîchissante et fertilisante. La page qu’il écrit à ce propos est d’une poésie printanière.

Cette comparaison fut certainement du goût des Filles de la Charité qui l’entendirent au cours d’une conférence sur le bon usage des instructions. Le charme n’en sera que plus senti de nos jours17. « Comme les jardiniers prennent leur temps, deux fois le jour, pour arroser les plantes de leur jardin qui, sans ce secours, mourraient durant les grandes chaleurs, et qui, au contraire, grâce à cette humidité, tirent leur nourriture de la terre, car une certaine humeur, née de cet arrosement, monte par la racine, s’écoule le long de la tige, donne la vie aux branches et aux feuilles, et la saveur aux fruits ; ainsi, mes chères Sœurs, nous sommes comme ces pauvres jardins dans lesquels la sécheresse fait mourir toutes les plantes, si le soin et l’industrie des jardiniers n’y pourvoient. Et pour cela, vous avez le saint usage de l’oraison, qui, comme une douce rosée, va tous les matins humectant votre âme par la grâce qu’elle attire de Dieu sur vous.

« Etes-vous fatiguées des rencontres et des peines, vous avez encore, le soir, ce salutaire rafraîchissement, qui va donnant toute vigueur à toutes vos actions.

« Oh ! que la Fille de Charité fera de fruit en peu de temps, si elle est soigneuse de se rafraîchir par cet arrosement sacré ! Vous la verrez croître, tous les jours, de vertu en vertu, comme ce jardinier qui, tous les jours, voit ses plantes grandir, et en peu de temps elle avancera comme la belle aurore qui se lève le matin et va toujours croissant jusqu’à midi. Ainsi, mes Filles, ira-t-elle jusqu’à ce qu’elle ait atteint le soleil de justice, qui est la lumière du monde, et se soit abîmée en lui, comme l’aurore se va perdre dans le soleil. »

Ce culte de la nature rappelle par sa sincérité et sa grâce naïve les hymnes que le Proverello d’Assise chantait en l’honneur des oiseaux, des fleurs et du soleil ; mais, chez saint Vincent de Paul, cette poésie a un caractère ou plus exactement une tendance essentiellement pratique. Pas un détail de la culture des plantes que le saint n’utilise pour expliquer aux Sœurs comment l’oraison conditionne la vie surnaturelle et pourquoi il importe de s’y livrer quotidiennement.

Il se dégage de cette description si concrète une impression très nette d’activité intérieure et de progrès continus. On croit assister au mystérieux travail de la grâce et à son ascension graduelle dans l’âme.

La fécondité de cette grâce et l’action de la vie intérieure sur la conduite pourraient-elles être mieux rendues que par la sève qui monte par la racine, s’écoule le long de la tige, donne la vie aux branches et aux feuilles, et la saveur aux fruits ?

Il n’est pas enfin jusqu’à ce jardinier penché constamment sur ces plantes pour surveiller leur pousse et la diriger qui ne soit une touchante image de la sollicitude particulière de Dieu pour les âmes adonnées à l’oraison. Et comment passer sous silence l’aurore symbole d’une lumière surnaturelle et progressive, plus douce, plus belle encore que le prélude et l’annonce de la pleine lumière du Ciel.

L’ornement de l’âme, c’est l’oraison. Si vous la faites bien – se plait à dire le saint18 – vous aurez la belle robe de la charité, et Dieu vous regardera avec plaisir. Voilà, en effet, un bijou dont la possession conditionne toute une parure. Cet exercice est une cause d’embellissement pour l’intelligence, le cœur, la volonté par les dons du Saint-Esprit qu’il leur attire et qui font resplendir ces facultés d’un éclat divin.

La comparaison qu’aime de préférence Vincent de Paul, et qu’il emploie le plus souvent parce qu’elle synthétise toutes les autres, est celle de l’âme humaine principe d’être, de vie et d’activité de notre nature. On ne peut exprimer avec plus de force et de plénitude ce qu’est l’oraison au point de vue surnaturel qu’en la qualifiant âme de notre âme19.

Qu’on étudie l’oraison mentale entre les mains de Dieu sanctificateur ou au dedans de nous, que l’on embrasse du regard l’ensemble de ses effets ou que l’on concentre son attention sur un seul, que l’on se place aux points de vue les plus différents pour la mieux comprendre et définir, l’on partage l’admiration sans borne de saint Vincent de Paul et l’on fait siennes toutes les formules louangeuses qui se pressent sur les lèvres et sous la plume.

  1. X. 3-4, n° 61. Entretien du 23 juillet 1654 à quatre Sœurs envoyées à Sedan.
  2. Cf. Arnaud d’Agnel, Saint Vincent de Paul, directeur de conscience. Paris, Téqui, 3° édition, 1925, ch. II. Spiritualité particulière du saint dans son action sur les âmes, ch. VII. Un directeur optimiste.
  3. IX, 3, n° 1, Conférence du 31 juillet 1634, aux Filles de la Charité sur l’explication du règlement ; 29, n° 4, Conférence du 2 août 1640 sur la fidélité de l’oraison.
  4. XI, 45, n° 26
  5. X, 543, n° 99. Conférence du 21 juillet 1658 sur la fidélité au règlement.
  6. IX, 417, n° 37. Conférence du 31 mai 1648 sur l’oraison.
  7. I, 277-278, n° 182. Lettre à Louise de Marillac, vers 1634.
  8. IX, 383-384, n° 35. Conférence du 15 mars 1648.
  9. 468-469, n° 93. Conférence du 4 mars 1658 sur la charité mutuelle et le devoir de la réconciliation.
  10. X, 74, n° 66. Conférence du 2 février 1655 sur l’esprit caché.
  11. IX, 4 10, n°37. Conférence du 31 mai 1648 sur l’oraison.
  12. XI, 83, 84, n° 67. Extrait d’entretien sur l’oraison.
  13. IX, 418, n° 37. Conférence du 31 mai 1648 aux Filles de la Charité.
  14. X, 583, n° 105. Conférence du 17 novembre 1658 aux Filles de la Charité sur le lever, l’oraison, l’examen et autres exercices. – X, 604, n° 105. Conférence du 17 novembre 1658 aux mêmes et sur les mêmes objets.
  15. Ibid.
  16. IX, 416, n° 37. Conférence du 31 mai 1648 sur l’oraison aux Filles de la Charité. Voir aussi 408-409.
  17. IX, 402, 403, n° 36. Conférence du premier mai 1648.
  18. X, 586, n° 105. Conférence du 17 novembre 1658 aux Filles de la Charité.
  19. IX, 416, n° 37. Conférence du 31 mai 1648 sur l’oraison. Cette comparaison sera développée dans le chapitre III, sur la nécessité de l’oraison.

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