La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Livre premier, Chapitre IV

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Louis Abelly · Année de la première publication : 1664.
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Ce qui lui arriva lorsqu’il fut fait esclave, et mené en Barbarie.

Pendant tout le temps que Vincent de Paul employa au cours de ses études, tant en la ville d’Aqcs qu’en l’université de Toloze, il se comporta avec tant de modestie et de sagesse, répandant en tous lieux une si bonne odeur par sa vertu, qu’il en était estimé et aimé de tous ceux qui le connaissaient; et d’ailleurs la bonne conduite dont il usait envers les jeunes pensionnaires qu’il avait avec lui, auxquels il prenait un soin particulier de donner avec la science qu’il leur enseignait de fortes impressions de la piété chrétienne, le mit en telle réputation dans Toloze, qu’il pouvait s’y promettre un établissement considérable; et Monsieur de Saint-Martin, chanoine d’Aqcs, son ancien et intime ami, qui lui a survécu, a témoigné que des ce temps-là on lui avait fait espérer un évêché, par l’entremise de M. le duc d’Epernon, duquel il avait élevé deux proches parents parmi ses pensionnaires; au commencement de l’année 1605, il fit un voyage à Bordeaux, dont on ne sait pas le sujet; mais il y a raison de croire que c’était pour quelques grands avantages qu’on lui voulait procurer; car dans une de ses lettres écrites dans ce temps-là, il dit: «qu’il l’avait entrepris pour une affaire qui requérait une grande dépense, et qu’il ne pouvait déclarer sans témérité. »

Étant de retour à Toloze, il trouva qu’une personne qui avait eu estime de sa vertu, et désiré de lui procurer quelque accommodement, étant décédée pendant son absence, l’avait institué son héritier par son testament; ce qui l’obligea d’employer quelque peu de temps à recueillir cette succession; et ayant appris qu’un homme qui devait quatre ou cinq cents écus à cette personne défunte s’était retiré à Marseille, pour éviter les poursuites qu’on lui faisait; et qu’ayant gagné quelque bien par le trafic, il était en état d’acquitter cette dette, il s’y en alla pour se faire payer, et par accommodement, il en tira trois cents écus. c’était au mois de juillet de l’année 1605, auquel temps, comme il se disposait à retourner par terre à Toloze, un gentilhomme de Languedoc, avec lequel il était logé, le convia de s’embarquer avec lui jusqu’à Narbonne; ce qu’il lui persuada facilement, parce que, le temps étant propre à la navigation, il espérait par ainsi abréger de beaucoup son chemin.

Il est vrai que, selon le sentiment ordinaire du monde, cet embarquement lui fut bien funeste, mais si on le regarde avec des yeux éclairés de la lumière de la foi, il fut très heureux pour l’accomplissement des desseins de Dieu sur lui.

Laissons-lui faire à lui-même le récit de ce qu’il lui arriva en ce rencontre, qui se trouve dans une lettre qu’il écrivit d’Avignon, après qu’il fut échappé de son esclavage, en date du 24 juillet 1607, à M. de Commet le jeune, l’aîné étant mort de la gravelle quelque temps auparavant.

«Je m’embarquai, dit-il, pour Narbonne, pour y être plus tôt et pour épargner, ou pour mieux dire, pour n’y jamais être et pour tout perdre. Le vent nous fut autant favorable qu’il fallait pour nous rendre ce jour-là à Narbonne (qui était faire cinquante lieues) si Dieu n’eût permis que trois brigantins turcs, qui côtoyaient le golfe de Leon, pour attraper les barques qui venaient de Beaucaire, où il y avait une foire que l’on estime être des plus belles de la chrétienté, ne nous eussent donné la charge, et attaqué si vivement, que deux ou trois des nôtres étant tués, et tout le reste blessé, et même moi qui eus un coup de flèche qui me servira d’horloge tout le reste de ma vie, n’eussions été contraints de nous rendre à ces félons. Les premiers éclats de leur rage furent de hacher notre pilote en mille pièces, pour avoir perdu un des principaux des leurs, outre quatre ou cinq forçats que les nôtres tuèrent: cela fait, ils nous enchaînèrent, et, après nous avoir grossièrement pansés, ils poursuivirent leur pointe faisant mille voleries, donnant néanmoins liberté à ceux qui se rendaient sans combattre, après les avoir volés. Et enfin chargés de marchandises, au bout de sept ou huit jours ils prirent la route de Barbarie, tanière et spélonque de voleurs sans aveu du Grand-Turc, où étant arrivés, ils nous exposèrent en vente, avec un procès-verbal de notre capture, qu’ils disaient avoir faite dans un navire espagnol, parce que, sans ce mensonge, nous aurions été délivrés par le consul que le Roi tient en ce lieu-là, pour rendre libre le commerce aux Français. Leur procédure a notre vente fut qu’après qu’ils nous eurent dépouillés, ils nous donnèrent à chacun une paire de caleçons, un hoqueton de lin, avec une bonnette, et nous promenèrent par la ville de Tunis, ou ils étaient venus expressément pour nous vendre. Nous ayant fait faire cinq ou six tours par la ville, la chaîne au col, ils nous ramenèrent au bateau, afin que les marchands vinssent voir qui pouvait bien manger, et qui non, et pour montrer que nos plaies n’étaient point mortelles. Cela fait, ils nous ramenèrent à la place, où les marchands nous vinrent visiter, tout de même que l’on fait à l’achat d’un cheval ou d’un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour voir nos dents, palpant nos côtes, sondant nos plaies, et nous faisant cheminer le pas, trotter et courir, puis lever des fardeaux, et puis lutter, pour voir la force d’un chacun, et mille autres sortes de brutalités.

«Je fus vendu à un pêcheur, qui fut contraint de se défaire bientôt de moi, pour n’avoir rien de si contraire que la mer; et depuis par le pêcheur à un vieillard, médecin spagirique, souverain tireur de quintessences, homme fort humain et traitable, lequel, à ce qu’il me disait, avait travaillé l’espace de cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale, etc. Il m’aimait fort et se plaisait de me discourir de l’alchimie, et puis de sa loi, à laquelle il faisait tous ses efforts de m’attirer, me promettant force richesses et tout son savoir. Dieu opéra toujours en moi une croyance de délivrance par les assidues prières que je lui faisais, et à la Vierge Marie, par la seule intercession de laquelle je crois fermement avoir été délivré. L’espérance donc et la ferme croyance que j’avais de vous revoir, Monsieur, me fit être plus attentif à m’instruire du moyen de guérir de la gravelle, en quoi je lui voyais journellement faire des merveilles; ce qu’il m’enseigna, et même me fit préparer et administrer les ingrédients. O combien de fois ai-je désiré depuis d’avoir été esclave auparavant la mort de Monsieur votre frère ! car je crois que, si j’eusse su le secret que maintenant je vous envoie, il ne serait pas mort de ce mal-là, etc. »

«Je fus donc avec ce vieillard depuis le mois de septembre 1605 jusques au mois d’août 1606 qu’il fut pris et mené au grand Sultan pour travailler pour lui, mais en vain, car il mourut de regrets par les chemins. Il me laissa à un sien neveu, vrai anthropomorphite, qui me revendit bientôt après la mort de son oncle, parce qu’il ouït dire que Monsieur de Brèves, ambassadeur pour le Roi en Turquie, venait avec bonnes et expresses patentes du Grand-Turc, pour recouvrer tous les esclaves chrétiens. Un renégat, de Nice en Savoie, ennemi de nature, m’acheta, et m’emmena en son temat, ainsi s’appelle le bien que l’on tient comme métayer du Grand-Seigneur; car là le peuple n’a rien, tout est au Sultan; le temat de celui-ci était dans la montagne, où le pays est extrêmement chaud et désert. L’une des trois femmes qu’il avait était grecque chrétienne, mais schismatique; une autre était turque, qui servit d’instrument à l’immense miséricorde de Dieu pour retirer son mari de l’apostasie, et le remettre au giron de l’Église, et me délivrer de mon esclavage. Curieuse qu’elle était de savoir notre façon de vivre, elle me venait voir tous les jours aux champs où je fossoyais, et un jour elle me commanda de chanter les louanges de mon Dieu. Le ressouvenir du « Quomodo cantabimus in terra aliena » des enfants d’Israël captifs en Babylone me fit commencer, la larme à l’œil, le psaume « Super flumina Babylonis », et puis le Salve Regina, et plusieurs autres choses, en quoi elle prenait tant de plaisir, que c’était merveille. Elle ne manqua pas de dire à son mari, le soir, qu’il avait eu tort de quitter sa religion, qu’elle estimait extrêmement bonne, pour un récit que je lui avais fait de notre Dieu, et quelques louanges que j’avais chantées en sa présence: en quoi elle disait avoir ressenti un tel plaisir qu’elle ne croyait point que le paradis de ses pères et celui qu’elle espérait fût si glorieux, ni accompagné de tant de joie, que le contentement qu’elle avait ressenti pendant que je louais mon Dieu, concluant qu’il y avait en cela quelque merveille. Cette femme, comme une autre Caïphe, ou comme l’ânesse de Balaam, fit tant par ses discours que son mari me dit, dès le lendemain, qu’il ne tenait qu’à une commodité que nous ne nous sauvassions en France, mais qu’il y donnerait tel remède, que dans peu de jours Dieu en serait loué. Ce peu de jours dura dix mois qu’il m’entretint en cette espérance, au bout desquels nous nous sauvâmes avec un petit esquif, et nous rendîmes le 28 de juin, à Aigues-Mortes, et tôt après en Avignon, où Monsieur le Vice-Légat reçut publiquement le renégat avec la larme à l’œil et le sanglot au cœur, dans l’église de Saint-Pierre, à l’honneur de Dieu et édification des assistants. Mondit seigneur nous a retenus tous deux pour nous mener à Rome, où il s’en va tout aussitôt que son successeur sera venu. Il a promis au pénitent de le faire entrer à l’austère couvent des Fate ben Fratelli, où il s’est voué, etc. »

Jusques ici sont les paroles de Monsieur Vincent lui-même, dans la lettre qu’il écrivit étant à Avignon, laquelle fut trouvée par hasard entre plusieurs autres papiers par un gentilhomme d’Acqs, neveu de M. de Saint-Martin, chanoine, en l’année 1658, cinquante ans après qu’elle a été écrite: il la mit entre les mains dudit sieur de Saint-Martin, son oncle, lequel en envoya une copie à Monsieur Vincent, deux ans avant sa mort, estimant qu’il serait consolé de lire ses anciennes aventures, et de se voir jeune en sa vieillesse; mais, l’ayant lue, il la mit au feu, et bientôt après, remerciant Monsieur de Saint-Martin de lui avoir envoyé cette copie, il le pria de lui envoyer aussi l’original, et lui en fit encore de très grandes instances par une autre lettre qu’il lui écrivit, six mois avant sa mort. Celui qui écrivait sous lui, se doutant que cette lettre contenait quelque chose qui tournait à la louange de M. Vincent, et qu’il ne la demandait que pour la brûler, comme il avait brûlé la copie, afin d’en supprimer la connaissance, fit couler un billet dans la lettre de M. de Saint-Martin, pour le prier d’adresser cet original à quelque autre qu’à M. Vincent, s’il ne voulait qu’il fût perdu; ce qui l’obligea de l’envoyer à un prêtre de sa Compagnie, qui était supérieur du séminaire qui est au collège des Bons-Enfants, à Paris; et c’est par ce moyen que cette lettre a été conservée, en sorte que M. Vincent n’en a rien su avant sa mort; et sans ce pieux artifice, il est certain qu’on n’eût jamais rien su de ce qui s’était passé en cet esclavage: car cet humble serviteur de Dieu faisait toujours ses efforts pour cacher aux hommes les grâces et les dons qu’il recevait de Dieu, et tout ce qu’il faisait pour sa gloire et pour son service; ceux qui l’ont observé de plus près l’ont bien reconnu en toutes sortes de rencontres; et on aurait peine de croire jusqu’où allaient ses soins et ses précautions pour éviter tout ce qui pouvait tendre en quelque manière que ce fût, directement ou indirectement, à son estime ou à sa louange; de sorte que l’on ne verra en ce récit de sa vie, que ce que son humilité n’a pu dérober à la vue et à la connaissance des hommes. Que si par quelque raison de charité il a été obligé quelquefois de découvrir quelque petite chose qu’il ne pouvait refuser à l’édification du prochain, ce n’a pas été sans se faire grande violence; et encore, après avoir dit ce qu’il croyait ne pouvoir retenir sous le silence, on lui a vu souvent demander pardon d’avoir ainsi parlé de soi-même; et quand il pouvait le faire en tierce personne, sans qu’on s’aperçût que ce fût de lui qu’il entendait parler, il le faisait avec toute l’adresse que son humilité lui pouvait suggérer.

Outre la constance et la fermeté à professer la foi de Jésus-Christ parmi les infidèles, la parfaite confiance au secours de la divine bonté dans un délaissement et abandon des créatures, la fidélité dans les exercices de piété envers Dieu, et de dévotion envers la très sainte Vierge, au milieu des impiétés de la Barbarie, la grâce de fléchir les cœurs les plus durs, d’inspirer des sentiments de respect et d’affection envers notre sainte religion, aux esprits qui y étaient très opposés, et plusieurs autres vertus et dons de Dieu qui ont paru en M. Vincent pendant son esclavage, et que nous laissons au pieux lecteur à considérer et peser autant qu’il sera expédient pour son édification; il y a deux choses qui méritent ici son attention particulière.

L’une est la vertu extraordinaire de M. Vincent à retenir et supprimer en lui toutes les connaissances que ce médecin spagirique lui avait communiquées de divers beaux secrets de la nature et de l’art, dont il lui avait vu faire des expériences merveilleuses, durant une année qu’il fut à son service, comme lui-même le témoigne dans la suite de cette lettre à Monsieur de Commet, dont nous avons rapporté seulement un extrait, et dans une autre qu’il lui écrivit après son arrivée à Rome, et il n’y a point de doute que, s’il eût voulu s’en servir dans cette grande ville où se trouvent tant d’esprits curieux, il eût pu en tirer de très grands avantages temporels, en un temps où il semblait en avoir plus besoin; mais jugeant que cela était indigne d’un prêtre de l’Eglise de Jésus-Christ, non seulement il n’en a point voulu faire aucun usage, mais, ce qui est admirable, depuis son retour de Rome en France, on ne lui a jamais ouï dire une seule parole pour témoigner qu’il en sût aucune chose, ni à ceux de sa Compagnie, ni à aucun de ses plus intimes amis, non plus que des autres particularités de son esclavage, quoiqu’il ait eu occasion d’en parler cent et cent fois, en écrivant et conférant des affaires des esclaves, dont sa charité lui a fait prendre le soin. On lui a bien ouï dire plusieurs fois les choses les plus humiliantes de sa vie, mais jamais rien de son séjour à Tunis, à cause des circonstances qui pouvaient en quelque façon tourner à sa louange.

L’autre chose à considérer dans l’esclavage de M. Vincent, c’est l’esprit de compassion qu’il y conçut et qu’il en remporta envers tous ces pauvres chrétiens qu’il y vit gémir et languir misérablement dans les fers, et sous le joug de la tyrannie de ces barbares, sans aucune assistance ni consolation corporelle ou spirituelle, exposés à des outrages pleins de cruauté, à des travaux insupportables, et, ce qui est le pire, dans un danger continuel de perdre leur foi et leur salut. Dieu voulut lui en donner l’expérience, afin que ce sentiment de douleur, lui demeurant gravé dans l’âme, le portât plus efficacement un jour à secourir ces pauvres abandonnes, comme il a fait, ayant trouvé moyen d’établir une résidence de missionnaires à Tunis et en Alger, pour les consoler, fortifier, encourager, leur administrer les sacrements, et leur rendre toutes sortes de services et d’assistances, tant en leurs corps qu’en leurs âmes, et leur faire en quelque façon ressentir, parmi leurs fers en leurs peines, les effets de l’infinie douceur et miséricorde de Dieu.

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