La Vie de Mademoiselle Le Gras. Livre Second, Chapitre 1

Francisco Javier Fernández ChentoLouise de MarillacLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Monsieur Gobillon, Prêtre, Docteur de la Maison et Société de Sorbonne, Curé de Saint Laurent · Année de la première publication : 1676.
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Les Confréries de Charité, depuis l’année mil six cent dix sept, que la première avait été instituée par Monsieur Vincent, n’avaient pas encore toute la perfection qui leur était nécessaire. Dans les paroisses de la campagne où elles avaient été premièrement établies, les femmes qui s’y engageaient, assistaient elles-mêmes les malades, faisant leurs lits et leur préparant la nourriture et les remèdes.

Mais après que l’établissement fut fait dans Paris, comme il y entra grand nombre de Dames de la première qualité, il n’y avait pas d’apparence qu’elles pussent rendre aux malades les services nécessaires par leurs mains, de quelque zèle qu’elles fussent animées. Et d’ailleurs il était difficile que s’en déchargeant sur leurs domestiques, ils eussent assez d’adresse et d’affection pour s’en bien acquitter.

Ce qui fit juger à Monsieur Vincent qu’il fallait absolument avoir des Servantes qui fussent employées à ce ministère, sous la conduite des Dames; et ayant proposé ce dessein dans ses Missions à des filles de la campagne, il en trouva plusieurs qui s’offrirent d’y consacrer toute leur vie.

Ces filles qui n’avaient autre dépendance que des Dames des paroisses, sans avoir entr’elles aucune liaison ni correspondance, et sans être sous la direction d’une Supérieure, ne pouvaient être bien instruites pour le service des pauvres ni pour les exercices de la piété; et lorsqu’il en fallait changer quelques unes, ou en donner pour les nouveaux établissements, on n’en trouvait pas aisément qui fussent toutes dressées. C’est pourquoi Monsieur Vincent crut qu’il était nécessaire d’unir ces filles en communauté sous la conduite d’une Supérieure, afin qu’elles fussent formées pour les exercices de la charité, et qu’il y en eût toujours en réserve pour en fournir aux besoins.

Il ne trouva personne qui fût plus digne de cet emploi que Mademoiselle Le Gras, dans laquelle il avait reconnu depuis tant d’années une prudence consommée, une piété exemplaire et persévérante et un zèle ardent et infatigable. Il lui mit entre les mains quelques filles pour les loger en sa maison, et pour les faire vivre en communauté. Elle demeurait pour lors près de Saint Nicolas du Chardonnet, et elle commença cette petite communauté en l’année mille six cent trente trois, le vingt neuvième de novembre, veille de Saint André.

Ce fut là où prit naissance la sainte Compagnie des Filles de la Charité servantes des pauvres, sur laquelle le Ciel a répandu depuis ce temps des bénédictions si abondantes, et qui s’est accrue et multipliée par un grand nombre d’établissements.

Après s’être chargée de la conduite de cette compagnie naissante, elle eut tant d’amour pour cette vocation, qu’elle voulut s’y sacrifier entièrement; et l’année suivante, le jour de l’Annonciation de Sainte Vierge, elle s’y engagea par un voeu irrévocable, avec lequel elle renouvela le voeu de viduité : et depuis ce temps-là, elle offrit à Dieu pendant sa vie, un de ses communions tous les mois, pour lui rendre grâces de ce qu’il lui avait plu l’appeler à cet état.

La Providence divine qui avait commencé ce grand ouvrage de Charité, par l’institution d’une Compagnie de filles pour servir les pauvres, lui donna sa dernière perfection, en préparant un fonds pour en soutenir les dépenses, et elle forma dans Paris, la source et le centre de toutes les richesses du Royaume, une assemblée de Dames de la plus haute qualité, qui se trouva en état dans la suite de pourvoir à toutes sortes de misères, et qui répandit ses charités jusque dans les provinces les plus éloignées, dans les temps mal heureux de famine, de guerre et de maladie.

Cette sainte compagnie a fait renaître de nos jours la charité des premiers chrétiens, qui par le conseil de saint Paul apportaient dans les assemblées, ce qu’ils pouvaient donner de leurs biens pour secourir les Saints à Jérusalem, amassant ainsi et thésaurisant, selon l’expression de cet Apôtre, non seulement pour ces pauvres qu’ils assistaient dans leurs nécessités, mais principalement pour eux-mêmes, par le mérite des trésors célestes qu’ils acquéraient, C’est pourquoi, selon la remarque de Saint Chrysostome, saint Paul ne dit pas seulement, que chacun de vous mette à part ce qu’il veut donner, mais qu’il thésaurise : pour nous apprendre que les dépenses qui se font en aumônes, sont des profits avantageux et des trésors infinis pour ceux même qui les font avec le plus de profusion et de libéralité. (cf. 1 Cor.16,2)

On a vu paraître aussi en même temps dans la personne de Vincent de Paul, le promoteur de toutes ces charités, et le directeur de ces assemblées, l’image de la conduite de cet Apôtre, qui sollicitait toutes les Eglises de recueillir des aumônes, et qui jugea cet emploi si digne de son apostolat, que lorsqu’il partagea avec saint Pierre le ministère de la prédication, laissant à ce Prince des Apôtres la conversion des Juifs, et se chargeant seulement des Gentils; il ne fit point de réserve pour lui dans le soin des pauvres, embrassant également la charge de tous ceux qui se trouvaient parmi ces deux nations, et s’offrit même d’interrompre la prédication de l’Evangile, c’est à dire, la fonction la plus importante pour laquelle il se dispensait d’administrer les Sacrements, pour porter les charités des fidèles à Jérusalem.

Cette assemblée des Dames dans son commencement se proposa seulement le dessein de donner quelque soulagement aux malades de l’Hôtel Dieu. Mademoiselle Le Gras et quelques autres Dames de piété ayant reconnu dans les visites de ces pauvres qu’il leur manquait beaucoup de douceurs que l’Hôpital ne leur pouvait fournir, en communiquèrent à Monsieur Vincent, qui leur donna avis de faire des assemblées pour chercher les moyens de pouvoir à ces besoins.

La première assemblée se fit en l’année mille six cent trente quatre chez madame la Présidente Goussault, où se trouvèrent Mesdames de Villesavin, et Le Bailleul, et Mademoiselle Pollalion, Fondatrice des filles de la Providence.

La seconde assemblée fut plus grande que la première et Madame la Chancelière l’honora de sa présence avec madame Fouquet, et plusieurs autres Dames de qualité.

Elles résolurent avec ce charitable directeur qui y présidait, qu’on donnerait tous les jours aux malades de cet hôpital, des confitures, de la gelée, et autres douceurs par manière de collation, qui leur seraient présentées par les Dames chacune à leur tour, accompagnant de consolations spirituelles cette action de charité.

Pour rendre l’assemblée plus réglée, on y établit trois Officières, une Supérieure, une Assistante, et une Trésorière. On fit l’élection de madame Goussault pour les premières fonctions de Supérieure, qui s’en acquitta avec beaucoup de conduite et de zèle.

Son exemple fut suivi par Madame de Soucarière qui lui succéda dans cette charge. La troisième Supérieure fut Madame la Présidente de Lamoignon dont la piété héréditaire à son illustre famille, n’en fait pas moins la gloire, que les premières charges du Royaume qu’elle remplit avec tant d’éclat.

Cet emploi passa de ses mains après sa mort dans celles de madame la Duchesse d’Aiguillon; et l’année dernière qui a fini une vie si pleine de mérites et de bonnes oeuvres, l’a vu persévérer et consommer sa course dans cet exercice de charité. Il s’est fait une infinité de biens pendant le temps de l’exercice de ces Supérieures, non seulement par elles, mais par les autres Officières, et par un grand nombre de Dames qui sont entrées dans cette compagnie, dont je puis dire dans les termes de l’Apôtre que les noms sont écrits dans le Livre de vie. (Phil.4, 3)

Monsieur Vincent ayant remarqué par expérience quelque temps après, qu’il était difficile que les mêmes personnes pussent s’occuper aux oeuvres de miséricorde spirituelle et corporelle, jugea qu’il fallait choisir tous les trois mois quatorze Dames entre celles qui seraient les plus capables d’exhorter et d’instruire, lesquelles visiteraient les pauvres deux à deux, chacune leur jour de semaine, et leur parleraient des choses nécessaires à leur salut d’une manière touchante et familière.

Tous ces exercices de piété furent puissamment animés par l’exemple de Mademoiselle Le Gras qui s’y appliquait avec tant de ferveur, qu’elle était incessamment dans cet Hôpital auprès des malades, et Monsieur Vincent fut obligé pour modérer son zèle, de lui donner cet avis, par une lettre :

 Etre toujours à l’Hôtel-Dieu, Mademoiselle, il n’est pas expédient ; mais d’y aller et venir, il est à propos de le faire. Ne craignez pas de trop entreprendre faisant le bien qui se présente à vous; mais craignez le désir de faire plus que vous ne faites et que Dieu ne vous donne le moyen de faire. La pensée d’aller au delà me fait trembler de peur, pource qu’elle me semble un crime aux enfants de la Providence1

On ne pouvait bien exécuter cet oeuvre de charité, sans avoir des servantes qui prissent le soin d’acheter et de préparer toutes les choses nécessaires, et qui aidassent les Dames dans leurs visites, et dans la distribution de ces collations. Mademoiselle Le Gras qui commençait d’en élever pour les dévouer à toutes les occasions où il s’agirait de l’intérêt des pauvres, en donna pour ce dessein à la prière des Dames qui les logèrent près de l’Hôtel Dieu.

Cette Supérieure ne se contentant pas de les engager dans cet emploi, les mit encore en état de contribuer par leur industrie et par leurs travaux à l’entretien de la dépense. Elle leur donna l’invention de faire de la gelée, non seulement pour en fournir à cet hôpital, mais pour en vendre dans Paris; n’entreprenant ce commerce que pour le profit des pauvres, qu’elle leur apprit de regarder comme leurs maîtres; et trouvant par ce ménage un grand fonds pour aider à la subsistance de cette charité.

On ne peut concevoir la bénédiction que Dieu a donnée à cette assemblée depuis son établissement. Il en a fait une source inépuisable de biens, et l’asile public d’une infinité de misères : il en a tiré heureusement le secours des pauvres dans tous les besoins du corps, le salut de leurs âmes, la sanctification des personnes charitables, l’édification de son Eglise, le triomphe et la gloire de son Evangile.

Dès la première année de son institution, elle fit tant de fruits dans cet Hôpital par les visites et par les instructions, qu’un nombre extraordinaire de catholiques y fut mis en état de bien mourir, ou de commencer une bonne vie, et que plus de sept cents hérétiques avec quelques infidèles se convertirent à la foi.

Comme la charité est toujours féconde, et que, selon la doctrine de l’Apôtre, Dieu la multiplie comme une semence et en fait croître les fruits de plus en plus (2 Cor. 4, 10), cette Assemblée qui n’avait entrepris d’abord que de donner un peu d’assistance aux malades de l’Hôtel-Dieu, s’est trouvée capable dans la suite, de pourvoir au soulagement des pauvres dans toutes sortes d’états.

Paris n’a pas été assez grand, pour borner la charité de ces Dames, aussi vaste que celle de Fabiole, pour laquelle selon le rapport de Saint Jérôme, La ville de Rome n’eut pas assez d’étendue, et dont l’ardeur la porta au delà des Iles et des Mers (Lettre 30). Elles se sont chargées de toutes les Provinces du Royaume, elles *ont passé les mers, elles ont entretenu des Missions dans les pays infidèles, et elles ont répandu leurs bienfaits jusqu’aux extrémités du monde.

On ne peut mieux expliquer l’importance et l’utilité de ces assemblées que par les paroles de Mademoiselle Le Gras qu’elle a laissées dans un écrit de sa

main. Il est très évident que en ce siècle, la divine Providence s’est voulu servir de notre sexe pour faire paraître que c’était elle seule qui voulait secourir les peuples affligés et donner de puissants aides pour le salut. Personne n’ignore que Dieu s’est servi pour cet emploi, de l’établissement de la Mission par la conduite de Monsieur Vincent, et que ce bien s’est si fort étendu par cette voie, que cela fait connaître la nécessité de la continuation, par le moyen de la communication des besoins, et ce dans les assemblées des Dames auxquelles il semble toujours que l’esprit de Dieu préside.

Le pouvoir donné par le Saint-Père à la dite Mission, d’établir la Confrérie de la Charité, est comme la semence de ce fruit qu’elle a produit et produit tous les jours, non seulement en la France, mais l’on peut dire presque par toute la terre habitable. N’a-ce pas été par cette lumière que Mesdames de la Compagnie ont reconnu les besoins des pauvres et que Dieu leur a fait la grâce de les secourir si charitablement et magnifiquement, que Paris a été l’admiration et l’exemple de tout le royaume. Les moyens dont ces charitables Dames se sont servies pour l’ordre des distributions, n’a-ce pas été leurs saintes assemblées auxquelles présidait Monsieur Vincent, chef de la Mission, fournissant comme tout le monde sait, de fidèles et charitables sujets pour reconnaître les véritables besoins, et les fournir prudemment; ce qui a servi non seulement pour le temporel, mais aussi pour le spirituel, dont Dieu est honoré dans le Ciel présentement peut-être par un nombre d’âmes innombrable, qui jouissent de sa présence

Ces vérités bien reconnues, ne paraît-il pas nécessaire que la Compagnie des Dames de la Charité de l’Hôtel-Dieu, continue ses fonctions, puisque dès la naissance spirituelle de ce noble corps, il a été remarqué en la visite seule des malades de ce saint lieu, tant de bien, tant pour le lieu même, que pour les âmes qui y ont trouvé les moyens de leur salut; les uns une heureuse mort par la disposition des confessions générales, les autres après les y avoir faites, en sont sortis avec des conversions admirables, et les Dames mêmes sont entrées dans la voie de sanctification qui est une charité parfaite, comme celle qu’elles y ont exercée souvent au péril de leur vie, et dames de très grande condition, comme princesses et duchesses que l’on a vues des heures entières assises à la tête des malades, pour les instruire des choses nécessaires à leur salut, et à les aider à se tirer des dangers auxquels ils étaient.

Si tout ce que les dames proposées pour ce saint exercice, nommées les quatorze, chacune à leur rang a été recueilli, l’on verra plus clairement la vérité de ce qui est ici rapporté.2

  1. Coste I. 304 ou Doc. 129 (deuxiéme paragraphe un peu modifié)
  2. Ecrits spirituels page 781

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