Du Honan, le 10 août 1836.
Mon très cher Oncle,
Je ne vous ai pas écrit pour vous annoncer soit mon départ de Macao, soit mon entrée en Chine. Je ne doute pas cependant que vous n’ayez déjà appris l’un et l’autre par mon frère de Paris, qui ne doit pas manquer de vous communiquer les nouvelles qu’il reçoit de moi, sachant quel prix vous voulez bien y attacher. Depuis vous aurez compté avec anxiété tous les pas que j’ai faits sur une terre ennemie et peut-être attendez-vous encore ce nouveau signe de vie pour dissiper entièrement vos inquiétudes. Je dois donc à l’attachement que j’ai pour le meilleur des oncles et à celui qu’il me porte lui-même, de répondre au plus tôt à une telle sollicitude, en racontant comment s’est exécuté et heureusement terminé un voyage également long et périlleux.
C’est le 21 décembre 1836 (=1835) que je partis de Macao, avec un autre missionnaire français, M. Delamarre, qui allait au Sutchuen et avec lequel j’ai toujours voyagé jusqu’au Houpé.
Après une paisible traversée, nous débarquâmes au Fokien, le 22 février. M. Delamare faillit échouer au port ; car au moment que nous mettions pied à terre, il tomba dans l’eau au milieu des ténèbres de la nuit. Par la grâce de Dieu, il en sortit sans avoir eu aucun mal.
Nous demeurâmes quinze jours auprès du Vicaire apostolique du Fokien, qui avait pour nous toutes sortes de bontés. Quelques traits de ressemblance que je remarquais entre lui et vous, n’ajoutaient pas peu pour moi à l’intérêt qu’inspiraient le charme de ses conversations et le spectacle de ses vertus apostoliques.
Ensuite commençant à nous acheminer vers notre but, nous allâmes passer quelques jours à son séminaire1, où nous vîmes, assez bien rétabli, un P. Dominicain qui, il y a deux ou trois ans, avait été pris et cruellement maltraité. Il fut racheté à force d’argent2. Un prêtre Chinois, qui avait été pris aussi depuis peu, en fut quitte à meilleur marché.
Quoiqu’on n’y soit pas absolument à l’abri de pareils accidents, la Religion est censée tolérée dans cette partie de la province, où il y a beaucoup de chrétiens. Les mandarins ne peuvent pas ignorer qu’il y a plusieurs missionnaires européens. On a entendu dire à un mandarin qui passait devant la maison de chrétiens chantant la prière : ces gens-là prient pour nous.
Voici un trait qui vous prouvera jusqu’à quel point les chrétiens sont libres dans cette contrée. Dans des villages païens du voisinage, on avait proféré des blasphèmes contre la religion et particulièrement contre la Sainte Vierge. Aussitôt une grande multitude de chrétiens, seulement des hommes, se mettent en devoir de faire amende honorable et entreprennent d’eux-mêmes une longue procession, à la tête de laquelle est un lettré bachelier portant les insignes de la Sainte Vierge. Ils vont faire le tour de ces montagnes et de ces villages païens, chantant les litanies et les louanges de la Mère de Dieu.
Du séminaire, nous nous avançâmes jusqu’à un gros bourg3 tout composé de chrétiens et où nous fîmes encore une station. Etant en cet endroit nous visitâmes une petite montagne qui est tout près de là, appelée la Sainte-Montagne4. Elle est remplie de tombes de chrétiens. Il y a aussi celles d’un certain nombre de prêtres et de trois Evêques, dont un, français, fut un des fondateurs du séminaire des Missions Étrangères et l’un des premiers vicaires apostoliques de la Chine5.
Auprès de restes si vénérables, on se sent tout à coup pénétré de sentiments religieux et comme saisi de l’esprit dont ils furent animés.
Dans cette province les tombeaux ont une forme remarquable et vraiment monumentale. C’est un fer à cheval, plus ou moins grand, long de quinze à vingt-cinq pieds et large de la moitié. L’intérieur qui est tout découvert se divise en plusieurs plateaux s’élevant en amphithéâtre.
Les petits murs qui les séparent sont hauts d’un à deux pieds et quelquefois enjolivés de sculptures. Les collatéraux ont la même hauteur en dedans et au dehors ils sont au niveau du terrain. Suivant le penchant de la montagne, ils vont se joindre en formant un rond, au milieu duquel est la pierre sépulcrale avec une longue inscription et parfois une croix gravée. C’est derrière cette pierre que repose le corps du mort.
Ces monuments sont tout faits de terre bien unie et fortement durcie, de sorte qu’on les croirait composés d’une seule pierre. Ils sont simples et majestueux, comme il convient pour des tombeaux.
Enfin le 15 mars, nous nous mîmes tout de bon en route pour le Kiang-Si, accompagnés de quatre chrétiens qui devaient nous servir de courriers et de porteurs d’effets. Parcourant un pays dont nous ne pouvions ni parler la langue ni bien imiter les habitudes, et dont l’entrée est interdite sous peine de mort à tout européen nous allions d’abord avec l’incertitude et la réserve de gens qui marchent sur un terrain mouvant. Mais à mesure que notre petite expérience augmentait et que nous prenions impunément le large, notre assurance augmentait aussi ; d’ailleurs nous mettions toujours d’autant plus notre confiance en la Providence de Dieu que nous comptions moins sur la nôtre et celle de nos guides. Ceux-ci qui étaient bien payés pour nous conduire, mais non pour mentir, se tiraient d’affaire comme ils pouvaient. Pour répondre aux questions qu’on renouvelait sans cesse en demandant ce que nous étions, d’où nous venions, où nous allions, ils nous faisaient passer pour des marchands de thé de Nimpo ou de Nankin ; au besoin ils ne manquaient pas d’ajouter que nous n’entendions pas la langue de cette province, en quoi ils disaient vrai.
Dans les auberges où nous nous arrêtions pour dîner ou pour coucher, ils avaient soin de ne pas nous mettre trop en évidence. Ils nous faisaient traverser les rues des villes au pas de course afin qu’on pût moins facilement nous remarquer. Cependant nous avions toujours du monde en face, non seulement dans les villes et les auberges, mais encore sur la route toute pleine d’allants et de venants et dans les reposoirs qu’on y rencontre de distance en distance. Aussi parfois ne nous toisait-on pas mal, nous considérant attentivement comme des êtres fort curieux.
Les Chinois en effet diffèrent en général beaucoup des Européens, par leurs cheveux plus noirs et plus roides, par leur barbe moins forte, par leur nez plus aplati, par leurs yeux habituellement moins ouverts, par leur teint qui n’est ni blanc ni rouge mais olivâtre ; et puis nous avons un tout autre air de vie qu’eux. Toutefois s’il est arrivé qu’on ait eu des doutes sur notre qualité d’étrangers à la Chine, ce qui est très probable, nous ne passions pas moins sains et saufs notre chemin. De notre côté nous devions remarquer aussi bien des choses propres à frapper notre attention par leur nouveauté et leur contraste avec nos usages.
Il faut que je vous rapporte entr’autres ceci :
Un jour nous aperçûmes dans une boutique un homme qui semblait prendre plaisir à recevoir les coups qu’un autre, après avoir frappé ses propres mains comme dans un jeu de mains usité en France, lui déchargeait successivement sur les bras, les épaules etc. Alors je me mis à dire à M. Delamarre : voilà un homme qui éprouve sans doute une attaque de nerfs, ou même ce qui pourrait bien être la manière de magnétiser en Chine. Pas du tout ; ce n’était que l’office que, dans ces pays-ci, les perruquiers rendent ordinairement à ceux qu’ils viennent de tondre. Du reste, il faut être juste, les barbiers chinois ont généralement la main fort légère et rasent avec une adresse singulière non seulement la barbe et la tête, mais encore le front, le dedans et le dehors des oreilles, le dessus du nez et des paupières.
Avant d’entrer dans le Kiang-Si, nous avions à passer une douane établie pour examiner les marchandises qu’on transporte d’une province à l’autre. Toute notre contrebande était dans nos personnes. Aussi pendant que nos courriers présentaient nos effets aux douaniers, nous glissâmes bien vite en avant pour n’être pas passés en revue par des hommes que leur emploi rend plus soupçonneux et leur expérience plus habiles que les autres. De même une fois, en passant devant un poste de satellites, nous nous hâtâmes de filer, tout en faisant bonne contenance et nous gardant bien d’aller causer avec eux comme d’autres voyageurs. Quoique, dans ce premier trajet, nous ayons marché à pied pendant 15 jours de suite par de fortes chaleurs et presque toujours parmi des montagnes, faisant à peu près sept à huit lieues par jour, je ne me trouvais pas plus fatigué à la fin qu’au commencement. Plus tard vous verrez cette bravoure se démentir un peu.
Le 29 mars au matin, nous savions que nous étions tout près d’une chrétienté du Kiang-Si, où nos courriers fokinois devaient nous confier à la conduite d’autres. Mais comme ils ne pouvaient plus se faire bien comprendre en demandant des renseignements, nous fîmes inutilement bien des tours, détours et retours. Enfin à l’entrée d’un village, on leur répondit qu’il y avait une famille de chrétiens ; n’osant s’y faire conduire, ils allèrent à la recherche.
Il leur fut facile de la reconnaître, parce que les portes des maisons chinoises sont couvertes d’écriteaux religieux et que ces portes étant ouvertes, on aperçoit du premier coup d’œil dans l’intérieur les divers objets du culte superstitieux ou chrétien.
Nous étant arrêtés là, il nous sembla respirer un air plus pur et sentir notre cœur soulagé du poids de cette atmosphère toute païenne de laquelle nous n’étions pas sortis depuis déjà longtemps. Après quelques moments de repos, nous nous rendîmes à la chrétienté que nous cherchions et qui n’était plus qu’à un quart d’heure de chemin.
Ce jour-là même, nous eûmes à admirer un nouveau trait de Providence sur nous. Pour éviter les dangers qu’on craignait sur la route qu’avaient tenue les missionnaires avant nous, nous en avions suivi une différente. Elle nous fit aboutir tout juste, à notre grande et agréable surprise, à l’endroit où M. Laribe faisait mission.
J’avais beaucoup désiré d’arriver à temps pour célébrer Pâques avec lui. Mais je ne comptais plus pouvoir l’atteindre que deux ou trois semaines plus tard. Et voilà que cette heureuse rencontre me procura le plaisir de passer avec lui presque toute la quinzaine pascale.
Cet excellent confrère, qui est supérieur de la mission du Kiang-Si où il fait la joie des chrétiens et le bonheur des prêtres qui travaillent avec lui, est notre compatriote, car il est du diocèse de Cahors. Vous auriez pu avoir l’occasion de le voir lorsqu’il était directeur du Séminaire de Carcassonne. Je le connaissais parfaitement, ayant été son ange, quand, du séminaire de Saint-Sulpice de Paris, il entra dans notre Congrégation.
Nous fîmes ensemble toutes les cérémonies de la Semaine Sainte. Il continua sa mission, où je le vis exercer toutes les fonctions du saint ministère, et la termina en recevant pendant la messe le serment que deux nouveaux catéchistes firent sur les saints Evangiles d’enseigner dans toute leur pureté les vérités du Christianisme et de bien remplir les autres fonctions de leur charge.
Cette chrétienté qu’il administre est toute naissante. Le père de famille qui l’a fondée est mort depuis peu. Dans ses derniers moments, il appela ses enfants auprès de son lit et leur dit : « Quand nous sommes venus nous établir ici, il n’y avait pas d’autres chrétiens que nous et nous ne pouvions pas voir le prêtre ; à présent que la chrétienté est assez nombreuse pour avoir le bonheur de recevoir la visite du missionnaire, je meurs content. »
Son fils aîné, à qui il a légué son zèle avec une cinquantaine de fervents chrétiens, ne l’exerce pas avec moins de succès. Pendant que j’étais là, un jeune homme d’une vingtaine d’années se présenta pour demander à être baptisé. Comme on avait à craindre de l’opposition de la part de son père païen, on l’engagea à lui parler pour tâcher d’obtenir son consentement. Celui-ci répondit que non seulement il lui permettait d’embrasser la religion, mais encore que, s’il en observait bien les règles, il voulait suivre lui-même son exemple.
On remarque dans le Kiang-Si des dispositions favorables au Christianisme et on a grand espoir de les voir s’étendre. Tous les ans on y baptise bon nombre d’adultes. Quoique dans cette province, comme dans les autres, les chrétiens appartiennent en général à la classe pauvre, on compte cependant parmi eux quelques riches négociants, quelques particuliers d’une fortune considérable. Un d’eux était parti tout récemment pour aller chercher à Pékin une charge de mandarin.
Si les chrétiens d’une condition distinguée sont rarement les plus fervents, du moins ils sont ordinairement pleins d’honnêteté envers le missionnaire et disposés à l’obliger.
Après avoir fini sa mission, M. Laribe eut la complaisance de m’accompagner à Kien-tchang-fou, ville de premier ordre, d’où nous étions éloignés d’une quinzaine de lieues et où M. Delamarre m’avait devancé de trois jours. Nous avions d’abord pensé devoir nous séparer pour le reste de la route ; mais il fut résolu ensuite que nous la continuerions ensemble, tout le monde convenant que nous ne courrions pas pour cela plus de danger. Dès lors nous avions même doublement à gagner en partageant à deux les dépenses des mêmes courriers et d’une même barque et en réunissant sur chacun de nous la protection de deux anges gardiens.
Tout en faisant nos nouveaux préparatifs de départ, nous eûmes le temps de recevoir la visite et le kotheau des chrétiens de cette ville. Le kotheau est une prostration par laquelle les Chinois saluent les personnes élevées en dignité et que les chrétiens font devant le prêtre, quand il arrive ou qu’il part, quand ils vont le voir, quand ils lui demandent ou qu’ils en ont reçu quelque chose, quand ils ont fait la communion, etc.
Nous vîmes là une fille qui avait été possédée du démon et plusieurs autres qu’elle avait séduites et dont elle s’était fait adorer, se disant Jésus et opérant des prodiges diaboliques. Un jour qu’en proférant cet horrible blasphème elle opérait un de ces prodiges, un catéchiste se mit à dire : « Nous allons voir si tu es Jésus » et l’aspergea en même temps d’eau bénite. Elle tomba évanouie et se trouva délivrée pour toujours de la possession.
Pour aller de Kientchang-fou au Houpé, la voie du fleuve est la plus sûre et la plus commode. C’est aussi celle que nous prîmes en recommençant le 8 avril notre pèlerinage avec deux courriers du Kiang-Si. Quoique nous eussions loué une barque païenne, nous y chargeâmes en toute confiance plusieurs caisses d’objets de religion, qui n’étaient venues du Fokien qu’après nous et par une route différente. Cette fois on nous donne la note de marchands fokinois, qui entendaient peu le langage de cette province. Les païens qui nous conduisaient durent donc trouver fort naturel que nous parlassions continuellement notre propre langue, c’est-à-dire la française, qu’ils prenaient pour celle du Fokien. Nous étions annoncés comme chrétiens ; nous fûmes en conséquence bien à l’aise pour observer l’abstinence, faire le signe de la croix, prier à genoux, réciter le rosaire à la place du bréviaire, lire des livres chinois de religion. Le cours du fleuve et un bon vent nous menèrent en deux ou trois jours jusqu’en face de Nan-tchang-fou, capitale du Kiang-Si. Nous traversâmes aussi assez rapidement le grand lac. Mais au-delà se trouve une douane où tous les navires et barques qui passent doivent se faire mesurer par les gens du gouvernement et se munir d’un Piao, espèce de transit6.
Cette opération occasionna un jour de retard et le mauvais temps qui survint en nécessita encore un d’une huitaine. Au milieu d’un millier de navires en station comme nous, et d’une infinité de gens qui parcouraient les rues de cette ville flottante, nous n’osions mettre le nez ni à la porte ni à la fenêtre.
Un jour notre capitaine, qui était assez bonhomme, croyant sans doute honorer et récréer ses passagers, nous fit donner une soirée par une espèce de troubadour chinois, qui débita très bien et avec musique une pièce de chant à la louange de l’empereur.
Une fois démarrés de là, nous parvînmes bientôt au confluent du grand fleuve où nous fîmes un demi-tour à gauche pour le remonter jusqu’à Ou-tchang-fou.
Ce fleuve est très profond et a presque partout une demi-lieue de large7. Quand après les grandes pluies il se déborde, c’est comme une mer. J’ai vu se jouer dans ses eaux un poisson gros comme une petite baleine ; sa chair n’est pas bonne à manger.
En un certain endroit nous rencontrâmes une centaine de grands et beaux navires de l’empereur qui y étaient venus charger du bois pour sa majesté. Sur un d’eux, on représentait la comédie et le rivage était couvert d’une multitude innombrable de spectateurs. Mais en même temps que nous arrivions, arriva aussi une forte pluie qui rompit brusquement la scène et eut dissipé tout ce monde en un instant. Ce fut aussi sous une pluie battante, au milieu des ténèbres et de la boue, qu’après dix-huit jours de navigation nous fîmes notre entrée à Han-Keou.
Han-Keou est une des villes les plus commerçantes et les plus grandes de la Chine ; elle a en face Outchang-fou capitale du Hou-Pé, et à côté Hanyang-fou ville de premier ordre. Ce sont trois villes bien distinctes, quoiqu’elles ne soient séparées que par deux fleuves, de la même manière que Montauban se trouve divisé par le Tarn et le Tescou. Ces trois villes ensemble contiennent plus de deux millions d’habitants et ne renferment pas deux cents chrétiens. Nous n’allâmes pas voir ceux de Ou-tchang-fou, administrés par les prêtres de la Propagande, parce qu’aucun de ces Messieurs ne s’y trouvait alors, et que nous nous proposions de remettre promptement le pied à l’étrier. En effet, le lendemain de notre arrivée M. Delamarre se rembarqua pour le Su-tchuen avec les deux courriers du Kiang-Si. Pour moi je passai un jour de plus dans cette chrétienté de Han-Keou qui dépend de notre mission.
Le premier office que j’y récitai fut celui de saint Clet8, pape et martyr. Il ne me fallait pas un rapprochement si frappant pour me rappeler que j’étais sur les lieux mêmes où notre cher martyr M. Clet avait donné sa vie pour J. C.
Oh ! que je souhaitais ardemment d’aller faire mon pèlerinage à son tombeau, qui n’est qu’à deux petites lieues de la maison où je logeais ; mais il fut jugé plus opportun de le remettre à une époque plus éloignée. J’administrai deux malades à Han-Keou. M. Baldus, notre confrère, y avait fait la mission depuis peu ainsi que dans les autres chrétientés par lesquelles je devais passer et dans lesquelles il m’avait annoncé. Je trouvai dans cette ville un chrétien qu’il y avait envoyé pour rechercher les enfants de païens en danger de mort et qui dans l’espace de dix jours y en avait baptisé huit. J’y trouvai aussi un des courriers de M. Rameaux que j’avais vu à Macao.
C’est avec eux que dans une barque de chrétiens et sur un fleuve9 moins grand que le précédent, mais plus grand qu’aucun de ceux de France, je me dirigeai vers les parties septentrionales du Houpé, ayant encore à monter une centaine de lieues au milieu de plaines immenses.
A l’embouchure de ce fleuve est le port de Han-Keou habituellement rempli d’innombrables navires de commerce ; celui de Outchang-fou en renferme aussi plusieurs milliers seulement pour le sel. Après avoir vu la quantité infinie de navires et de barques que la Chine a dans ses ports, dans tous ses fleuves et dans les mers qui l’environnent, on peut assurer hardiment qu’elle en a beaucoup plus que l’Europe entière.
Au quatrième jour de notre nouvelle navigation, on s’empressa de me montrer sur le rivage quelques mauvaises baraques réunies. C’étaient les habitations de plusieurs familles de chrétiens, dont les maisons avaient été emportées, l’année d’auparavant, par un débordement du fleuve. J’allai les voir et passai une partie du dimanche avec eux. Le lendemain j’arrivai à une autre chrétienté plus nombreuse et une des meilleures de la province. Là je me vis inopinément salué et interrogé en français par un petit bonhomme qui commençait à peine à bégayer sa propre langue.
Tout dernièrement un enfant de six ans s’était noyé en tombant dans le fleuve ; ses parents s’empressèrent de me demander ce qu’il fallait penser sur son sort ; il m’était facile de les consoler. J’administrai encore là un malade et je n’y passai qu’un jour, quoiqu’on voulût me retenir jusqu’à ce qu’on aurait des nouvelles de M. Rameaux. Il me tardait trop de l’atteindre pour ne pas courir moi-même à sa rencontre. Comme la barque ne pouvait monter le fleuve qui se trouvait trop gros, il nous fallut le longer à pied.
La première étape fut une étape de douze lieues au bout de laquelle nous reçûmes l’hospitalité sur deux barques chrétiennes qui étaient pour leur commerce dans le port d’un endroit assez considérable, dont je ne me rappelle pas le nom.
Je trouvai là ce qu’on trouverait avec bien de la peine, hélas ! sur les barques d’Europe, un bénitier et un aspersoir. Les chrétiens me prièrent de leur donner la bénédiction, première et dernière cérémonie du missionnaire, lorsqu’il arrive dans une chrétienté et qu’il la quitte.
Malgré le voisinage de barques païennes dont plusieurs n’ignorèrent pas ce que j’étais, ils chantèrent sans crainte la prière usitée chez les Chinois en pareille circonstance. Dans cette prière, ils chantent « les bienfaits et les miséricordes de Dieu qui leur a envoyé le prêtre pour leur prêcher la religion, leur faire connaître leur Souverain Seigneur, les bénir, remettre leurs péchés, les fortifier dans leur faiblesse, les retirer de leur tiédeur et les fixer dans la pratique du bien ; ils le supplient de combler de ses bénédictions le père spirituel, de lui accorder santé, paix et sagesse, de lui notifier ses volontés, de le rendre dispensateur de toutes ses grâces, afin que, marchant constamment sous sa conduite dans la voie des divins commandements, ils puissent par sa médiation et la vertu de ses mérites parvenir heureusement avec lui à la possession de l’éternelle félicité. »
Un jour et demi après, j’étais à Cha-yang au milieu d’une jeune et fervente chrétienté. Elle doit son origine à ce hasard de Providence qui, sans l’industrie des hommes, transporte au loin sur une terre inculte une nouvelle semence pour la féconder.
Un chrétien du Sutchuen était venu exercer son commerce dans cette ville, ne s’attendant à rien moins qu’à en devenir l’apôtre. Peu à peu il a gagné la confiance, l’affection et l’estime des païens et maintenant il se voit entouré de nombreux enfants spirituels. Il me racontait avec attendrissement et une simplicité toute patriarcale comment Dieu se servait de lui pour son œuvre, comment il jouissait de la bienveillance de tout le monde, comment le mandarin, qui est son compatriote, l’honorait de son amitié et de ses visites, combien mes confrères qui venaient de baptiser là seize adultes étaient contents de lui, combien il avait espoir de faire encore de nombreuses conquêtes à la foi. Un de ces néophytes n’avait été appelé qu’à la dernière heure du jour et il était déjà allé recevoir le denier du père de famille. Pendant plusieurs jours, on chanta des prières auprès du défunt ; ce qui attirait un grand concours de païens qui venaient voir et admirer une pareille nouveauté. Crainte que des chrétiens encore inexpérimentés ne se permissent quelque chose de superstitieux en rendant les derniers devoirs au mort, M. Baldus avait envoyé deux jeunes gens d’une chrétienté où il faisait mission à une dizaine de lieues de là, pour diriger les prières et les cérémonies. En retournant chez eux ils me servirent de guides. On m’avait procuré un cheval, je refusais de m’en servir, allant joindre des confrères qui étaient dans l’usage d’aller toujours à pied.
Le 7 mai, j’eus le plaisir d’embrasser M. Baldus et le 9 M. Rameaux qui faisait mission dans le même district de Kin-men-tcheou.
Ils ne faisaient que de commencer l’administration des sept ou huit chrétientés qui composent ce district. Pendant qu’ils la continuèrent, je demeurai avec eux, tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre, comme témoin de leur zèle et de leurs travaux ; ce qui pouvait me servir de noviciat dans un art dans lequel ils excellaient déjà. Instruire, exhorter, confesser et administrer les autres sacrements, travailler à détruire les abus, aviser aux moyens de rendre le bien stable, telle était leur occupation de tous les jours et de tout le jour.
J’aimais d’autant plus à les entendre prêcher qu’ils ne parlaient que sous l’impression de la grâce, avec l’autorité d’hommes qui ont une mission divine et la simplicité de gens qui ne cherchent que le salut de leurs frères.
L’administration de ce district terminée, nous nous rendîmes dans celui de Gan-lo-fou, où M. Rameaux avait déjà commencé auparavant la mission. Mais il avait été obligé de prendre la fuite, et voici à quel propos.
Le débordement du fleuve ayant rompu la digue faite pour l’empêcher d’envahir les campagnes, des satellites, pour ne pas perdre cette occasion d’extorquer de l’argent aux propriétaires voisins, leur imputèrent ce crime et leur imposèrent une amende. Parmi ceux-ci était un chrétien, excellent prétexte pour en exiger double contribution, sous peine, en cas de refus, d’être dénoncé et poursuivi comme tel. M. Rameaux craignant que cette affaire ne prît une tournure sérieuse, avait cru prudent de s’éloigner. Cependant le catéchiste de l’endroit alla trouver le chef des satellites et lui déclara que puisqu’on mettait la religion en avant, le chrétien ne donnerait pas même ce que les païens avaient donné. Celui-ci s’excusa aux dépens de ses inférieurs et se hâta de composer pour obtenir le moins en abandonnant le plus.
Pendant que M. Baldus administrait les diverses chrétientés de ce district, M. Rameaux pour me frayer la voie, s’en alla seul aux montagnes de Cou-tchen, rendez-vous commun pour les vacances. Je demeurai encore une quinzaine à Gan-lo-fou, où je vis baptiser un Turc et quelques autres adultes.
Un bon vieux médecin s’était constitué mon procureur ; il m’allait acheter les vivres au marché et se donnait la peine de les porter lui-même. En Chine assez généralement, même les hommes les plus qualifiés, se font un honneur de servir le missionnaire, et n’oseraient pas prendre de repas avec lui. Il mange en effet ordinairement seul, excepté dans les voyages ou à cause des païens, il admet les catéchistes à sa table. Que, dans un cas quelconque, il y admît des femmes, ce serait une chose inouïe, et, selon les mœurs chinoises, également ridicule et scandaleuse. Nous [ne] leur permettons pas même de nous servir et d’approcher de nous pendant les repas. Du reste, dans le Houpé, les femmes sont moins condamnées à la solitude que dans d’autres provinces. Non seulement elles font leur ménage plus à découvert, mais encore rien n’est plus commun que de les voir par troupes, sans mélange d’hommes, ou même avec les hommes de la famille, occupées tout le jour aux travaux des champs, à moissonner et à battre le blé, à sarcler les légumes, et les pieds et les mains continuellement dans l’eau, à planter le riz. Elles ont aussi leur bonne part à la manœuvre et aux fatigues sur les barques, où vous les verriez tout à la fois tenir le gouvernail, allaiter leur enfant et faire la cuisine ou tourner la voile.
Pour continuer mon voyage, j’avais attendu une barque chrétienne. Je partis en effet sur une qui venait de servir un mandarin que le vice-roi de Ou-tchang-fou envoyait à Gan-lo-fou. Pendant cette navigation, qui fut de huit jours, je m’occupais, comme dans les autres à l’étude du chinois. La mère de famille profitait de la présence des catéchistes qui m’accompagnaient pour faire expliquer le catéchisme à son fils. On trouve généralement ce livre avec un livre de prières sur les barques et dans les maisons des chrétiens, qui assez ordinairement les savent lire, lors même qu’ils n’en peuvent déchiffrer d’autres.
Nous passâmes de nuit deux grandes villes, entre Fantchen et Siang-yang-fou, pour éviter la rencontre des gens du tribunal, qui pour aller et venir se font porter gratis par les barques qu’ils trouvent à leur commodité et convenance. Une telle corvée eût été doublement fâcheuse pour nous. Le jour de la Saint-Jean, on leva l’ancre de bon matin du bord du rivage pour aller la jeter au milieu du fleuve afin de pouvoir chanter, à l’aise loin des profanes, les longues prières des jours de fêtes.
Le 26 juin, je quittai le fleuve pour la dernière fois et entrepris avec le seul maître de la barque une nouvelle campagne à pied. Comme il n’était pas chargé, nous filions d’abord rondement notre chemin ; quand nous rencontrions des ruisseaux, il avait la complaisance de me faire un pont de ses épaules. Nous fîmes une petite halte chez une famille de chrétiens qui se trouvait sur notre passage. Arrivés de bonne heure à Cou-tchen, nous ne nous arrêtâmes pas pour en saluer une autre, afin de nous éloigner plus vite d’un endroit dangereux. Car, quoique notre résidence des montagnes soit sous la juridiction des mandarins de cette ville de troisième ordre, ni nous ni nos chrétiens n’avons grande confiance en leur protection ; c’est à eux que nous devons nos martyrs et nos confesseurs, des apostats et des ruines de résidences et d’églises.
Comme le défaut d’exercice dans la barque avait affaibli mes jambes, je me trouvai fort fatigué le soir. Le lendemain nous avions une dizaine de lieues à faire à travers de bien rudes montagnes. Après beaucoup d’efforts et de peines j’étais parvenu au pied de la dernière ; mais ici je n’en pouvais déjà plus.
En la voyant s’élever devant nous, je vins à me rappeler que je portais sur moi une petite croix à laquelle était attachée l’indulgence du chemin de la croix ; c’était bien le cas de tâcher de la gagner. Depuis, quelques heures, je ne me traînais qu’à l’aide du parapluie dont je ne pouvais me servir contre une pluie qui tombait à verse. Je m’asseyais sur toutes les pierres que je rencontrais ; puis je me remettais à grimper, quelquefois avec les mains. Si vous me permettez de parler ainsi, j’aurais au besoin grimpé avec les dents, poursuivant la voie que la Providence m’avait tracée.
Mon pauvre conducteur était réduit à me rendre le service qu’on rend à une mauvaise rosse, qu’on soulève et qu’on pousse en avant. Mais il fut relevé par un jeune homme qui descendit de la montagne. Plusieurs chrétiens gardaient les bestiaux sur les hauteurs. En voyant mon train, ils devinèrent bien ce que c’était, car j’étais attendu ; ils furent bientôt auprès de nous. Comme je n’avais pu rien manger de tout le jour, ils s’imaginèrent de me faire prendre quelque chose ; un d’eux, qui n’était pas loin de sa maison, y courut et apporta des œufs et du thé. Le peu que je m’étais efforcé d’en avaler, je le rejetai presque aussitôt. Je me sentais un peu plus fortifié par ce qu’ils me disaient, que, dans l’enceinte de montagnes où nous étions, il n’y avait que des chrétiens et qu’il en était à peu près de même dans les environs. Enfin je doublai le sommet de la terrible montagne et sur le revers je trouvai, cachée dans un bosquet de bambous, notre résidence, où M. Rameaux et un confrère chinois me reçurent à bras ouverts. Avec eux j’eus bientôt oublié toutes mes fatigues et je ne tardai pas à me retrouver au courant.
Une fois arrivé dans cette résidence, vous vous voyez enseveli dans une profonde solitude10, vous n’apercevez tout autour de vous que de hautes montagnes qui vous enferment dans une assez étroite enceinte où la nature semble vivre toute seule, vous n’entendez que le cri des insectes ou le chant des oiseaux ; pendant la nuit encore plus silencieuse que le jour, le bruit d’un torrent, qui se précipite à côté de vous, vous porte à faire de sérieuses réflexions sur le cours continu et l’incalculable rapidité de ce torrent qu’on appelle la vie humaine.
Comme vous n’avez point découvert de maisons, vous êtes agréablement surpris vers les neuf heures du soir d’entendre de divers côtés le chant de la prière, et vous êtes encore plus étonné, le dimanche matin, de vous voir entouré et salué de quatre à cinq cents personnes qui sont venues entendre la messe et la parole de Dieu, réciter le rosaire et faire le chemin de la croix. D’où sortent-elles donc ? De petites cabanes cachées sous les arbres, dans les sinuosités de la montagne ; plusieurs même venant de loin ont franchi avant le jour les hautes barrières qui les séparaient du lieu du sacrifice.
Un tel concours dans un pays infidèle est sans doute un éclatant hommage en faveur de la vraie foi ; mais on est doublement frappé quand on voit de ses propres yeux par qui il lui est rendu. Ce sont de ces gens que N. S. se plaisait à évangéliser pour prouver sa divine mission ; ce sont des pauvres tels que je n’en avais jamais vus. Beaucoup ne sont pas habillés, seulement autour de leur corps pendent des haillons moins propres à le couvrir qu’à faire ressortir la plus extrême misère à laquelle un homme puisse être réduit.
D’autres ne vont pas à la messe parce qu’ils n’ont pas même un pareil vêtement. Donnez-leur des habits, ils se hâteront de les vendre pour s’empêcher de mourir de faim.
Les années précédentes, beaucoup ont péri de misère ; M. Rameaux, qui est vraiment le père des chrétiens du Houpé, avec le peu de ressources qu’il avait, n’a pu racheter la vie que d’un certain nombre. Ceux qui ne meurent pas vivent à peu près de rien. Ce qu’ils ont de mieux, c’est du maïs et du blé noir qu’ils sèment jusque sur le sommet des montagnes. La mission possède quelques mauvaises pièces de terre ; on en a donné à plusieurs une petite part à cultiver ; mais ils en retirent bien peu de chose et nous encore moins.
L’église et la résidence, qui passent pour des palais dans l’endroit, sont bâties en terre, couvertes en paille et n’ont d’autre pavé que le sol battu, ni d’autre plafond que les branches de bambous qui soutiennent le toit. On y est du moins à l’abri de la pluie, avantage que n’ont pas toujours les maisons de Chine, où j’ai été quelquefois fort heureux de me trouver nanti d’un parapluie.
M. Baldus vint à son tour respirer l’air de communauté dans notre chartreuse où nous étions réunis une vingtaine de personnes, missionnaires, catéchistes, étudiants, etc. Nous avons là cinq jeunes gens qui commencent à apprendre le latin tout en étudiant le chinois avec d’autre enfants externes.
Dans les écoles chinoises il y a une singulière méthode d’étudier. Les écoliers, assis autour d’une table, récitent en criant de toutes leurs forces du matin au soir la leçon qui leur a été marquée par le maître, et ils ne cessent de la chanter et rechanter que lorsqu’ils la savent de manière à ne pouvoir plus l’oublier. Ils sont si accoutumés à ce genre que, quoiqu’ils aient une leçon différente, chacun poursuit sa chanson sans être troublé par celle de son voisin.
Mon séjour au milieu de confrères dont la compagnie m’était aussi agréable qu’utile ne fut pas de très longue durée.
Je m’en séparai vers la mi-juillet pour me rendre dans le Ho-nan où je devais continuer mes études auprès de deux confrères chinois qui se trouvaient dans cette province.
A cause des chaleurs, M. Rameaux m’obligea à prendre le mulet de la maison. Le premier jour, après avoir franchi bien des montagnes et tout avec bien des rochers et des ravins, nous nous avançâmes encore dans la plaine. Quoique tout mon dîner eût été un morceau de pain mangé avec appétit auprès d’une source, arrivé à l’auberge où nous devions coucher, je fis peu d’honneur au souper. Cela fâcha sérieusement le vieux grand-père de la maison qui se mit à me dire que j’étais un avare, qu’un grand Monsieur qui allait à cheval ne devait pas plaindre ses sapecs pour manger deux écuelles de mien, espèce de rubans en pâte de farine de froment, servis avec du potage.
Le lendemain, nous arrivâmes pour midi à Lao-ho-keou, place de commerce, l’une des plus importantes du Houpé après Han-kéou. Malgré la vaste étendue de ces deux villes dont la première a plus de deux lieues et la seconde de six à sept lieues de long, les Chinois ne leur donnent que le nom de marché. Elles renferment bien des richesses, de grands magasins, de belles boutiques, des rues ornées comme celles de nos premières villes de France dans des jours de triomphe. Car tout le long de ces rues on voit, au-dessus et aux deux côtés, une superbe file de pièces de menuiserie bien peintes et couvertes de lettres d’or qui servent d’enseignes. Paris a des rues plus tumultueuses mais non plus vivantes et dans ses boutiques on n’est pas accueilli avec plus de politesse et de prévenance, ni servi avec plus de grâce.
Il y a quelques chrétiens à Lao-ho-keou ; mais nous ne pouvons les voir que dans les barques pour ne pas tomber entre les mains de deux anciens apostats qui sont nos mortels ennemis. M. Rameaux a failli une fois être pris par eux.
Le soir nous étions assez loin de là. Nous logeâmes dans une auberge où nous fûmes obligés de passer la nuit sous les armes ; car nous avions compris qu’on avait bonne envie de nous voler. Nous prîmes nos mesures en conséquence et on ne nous vola que le sommeil.
Le quatrième jour, mes courriers étaient dans les transes parce qu’ils avaient remarqué quelques personnes s’intriguer à mon sujet, et ils jugèrent à propos de me cacher dans un char. Le même jour, vers minuit, je parvins à notre résidence de Nanyang-fou, où je demeure encore. Quoique ce soit dans cette maison que M. Clet a été pris, j’y suis en sûreté et en parfaite sécurité.
Ainsi, mon très cher oncle, depuis mon départ de France jusqu’à mon arrivée ici, il s’est écoulé seize mois, pendant lesquels, j’ai été presque continuellement en courses pour faire environ huit mille lieues. J’ai assez couru pour désirer de n’avoir plus d’autre grand voyage à faire que celui qui ne se fait ni par eau ni par terre. Mais en attendant je ne pourrai éviter les longues promenades dans l’intérieur de cette vaste Chine. Il le faut bien ; si je suis venu de si loin c’est sans doute pour courir encore dans cette arène. Dieu veuille que j’y coure de manière à obtenir l’incorruptible couronne. Sic currite ut comprehendatis.
Il est bien temps de donner fin à cette longue lettre. Aussi n’ajouterai-je plus rien, si ce n’est que, en recommandant ma personne et mon ministère à vos prières et saints sacrifices, je vous supplie de me recommander encore aux personnes charitables et d’interpréter les sentiments de mon cœur auprès de mes parents de Montauban, de M. Gratacap et de tous ceux qui veulent bien m’honorer de leur souvenir et de leur amitié.
Je suis pour la vie,
Mon très cher Oncle,
Votre très attaché et respectueux neveu,
J.G. Perboyre Ind. ptre d. l. c. d. l. m.
P. S. de M. Rameaux. — Je ne laisserai pas partir la lettre de M. Perboyre sans me rappeler au souvenir précieux d’un respectable confrère dont j’ai eu l’avantage de faire la connaissance il y a plusieurs années. Tout en admirant le dévouement et le zèle de votre cher neveu, vous êtes sans doute affligé de sa détermination et moi, je m’en réjouis, puisqu’elle a mis le comble à ma consolation. Il vous parle longuement de notre mission. Vous voyez qu’il nous faut de la force et du courage. Veuillez bien les demander au bon Dieu pour nous. Vos prières seront agréables au Seigneur, n’en doutez pas. Elles attireront sur nous les bénédictions du Ciel. Nous ne vous oublierons pas, veuillez bien le croire ainsi qu’aux sentiments du plus profond respect de votre tout dévoué confrère,
RAMEAUX, i. p. d. l. m.
Suscription : Monsieur Monsieur Perboyre, Prêtre de la Congrégation de la Mission. A Montauban. Tarn et Garonne.
Lettre 76. — Maison-Mère, original 61.
- Le séminaire se trouvait à Ke-sen.
- Le Père Bernardin Izaga, O.P., qui fut pris par les satellites et incarcéré ; en prison il eut beaucoup à souffrir et soumis au supplice des maillets ; il fut racheté au prix de 500 piastres, qui furent remises au mandarin. En 1840 le P. Izaga rentra aux Iles Philippines, et quoique infirme, il y travailla pendant un certain temps au salut des âmes. — M. Torrette consacre quelques lignes à ce Missionnaire : « Il est enfin sorti de prison mieux portant même qu’il n’y était entré, et avec le mérite d’avoir souffert pour le nom de J. C. Mais ce n’est pas sans peine qu’on a obtenu son élargissement, qui a eu lieu la veille de la Nativité de la sainte Vierge 1833, après huit mois de détention. Il a fallu payer pour sa rançon 2.500 fr., et a peu près autant aux entremetteurs qui agissent auprès du mandarin, » (Annales, 1835, p. 118).
- Ce gros bourg est Mou-yang.
- Le cimetière se trouve à K’ang-kia-pan ; d’où son nom de sainte montagne de K’ang-kia-pan cheng-chan.
- Les trois évêques, dont les sépultures se trouvent dans ce cimetière sont : François Pallu, M.E., évêque d’Héliopolis, vicaire apostolique du Fou-kien, avec l’administration de neuf provinces : Fou-kien, Tché-kiang, Kiang-si, Hou-koang, Se-tch’oan, Kœi-tcheou, Yun-nan, Koang-tong, Koang-si, et administrateur général des missions de Chine. Il fut un des fondateurs de la Société des Missions Etrangères de Paris. Décédé à Mou-yang le 29 octobre 1684. En 1912, ses ossements furent transportés à Hong-kong. (Cf. J. de Moidrey, S. J., Hiérarchie, 1. 71). — François Varo, O.P., évêque de Ludda, vicaire apostolique des provinces du Yun-nan, Koang-si et Koang-tong. Décédé à Fou-ngan en janvier 1687, sans avoir reçu ses bulles. (J. de Moidrey, op. cit., p. 153). — Pierre-Eusèbe-Fernand Oscot, O.P., évêque d’Evarie et coadjuteur du Bx Pierre-Martyr Sanz, vic. ap. du Fou-kien. Décédé le 28 novembre 1743. (J. de Moidrey, op. cit. pp. 74 et 279).
- La rivière de Kien-tch’ang se jette dans le Kan-kiang, au sud de Nan-tch’ang, qui lui-même se déverse dans le lac Po-yang. Au bout du goulet qui met le lac en communication avec le Yang-tzekiang, se trouve la douane de Hou-keou.
- Le Yang-tse-kiang.
- Ce serait le 25 avril 1836 que le saint serait arrivé à Han-keou, pour les premières vêpres de saint Clet.
- C’est le Han-kiang, dont Han-yang et Han-keou tirent leurs noms.
- Cette profonde solitude est Tcha-yuen-keou, endroit retiré de la montagne, d’une étendue de 15 lys de long sur 10 lys de large, située non loin du marché de Koan-ying-t’ang, dans le Koutch’eng-hsien.