7 mars 1836.
J. M. J.
J’écris séparément sur cette feuille les choses qui ne peuvent pas tomber sous les yeux de tout le monde ou qui vous concernent plus spécialement.
Mgr le Vicaire Apostolique ne m’a point parlé des affaires du Kiangsi. Comme il n’y a rien qui presse là dessus, je ne lui en ai pas parlé non plus. Il va vous en écrire. Il est toujours dans la disposition, d’après ce que m’a dit le P. Ignatio1, de nous céder la mission du Kiangsi où est le Père Dominicain2, qu’on nous laissera, je crois, sans difficulté, et de faire nommer M. Laribe Vic[aire] Apost[olique]. Le P. Ignatio m’a dit que Mgr avait déjà écrit à Rome pour cela, ou que du moins il écrirait aussitôt que M. Laribe aurait avec lui un ou deux confrères européens ; j’ai répondu qu’outre M. Perry qui était sur le point d’entrer, d’autres ne tarderaient pas à arriver. Je lui ai dit que, quoique nous nous trouvassions assez bien sous la juridiction de Mgr Carpena pour ne pas désirer d’y être soustraits, nos Supérieurs accepteraient l’arrangement en question, si la Sacrée Congrégation le leur proposait, à cause des avantages particuliers qui pourraient en résulter pour nos missions ; mais qu’ils attendaient le moment de la Providence.
Vous sentez que j’ai dû m’abstenir de parler de la liaison qu’on veut établir entre le Houpé et le Kiangsi, n’ayant pas surtout reçu commission pour cela.
M. de Besi3 en passant ici dit que probablement il ne resterait pas longtemps dans la mission du Hou-Kouang, parce que la Sacrée Congrégation avait l’intention de nous la céder. J’ai dit au P. Ignatio que nous étions en état de bien monter en missionnaires soit le Hou-Kouang, soit nos autres missions. Je lui ai même donné à entendre que nous pouvions soutenir celles de nos confrères portugais. Tout le monde trouvera bien naturel que nous allions à leur secours, excepté peut-être ceux qui convoiteraient leurs dépouilles.
J’ai dit à Mgr que M. Lin4 et M. Cazeaux5 seraient bientôt à la disposition de M. Laribe. Cela ne doit pas vous empêcher d’ordonner les choses autrement si vous le jugez à propos. Ce que vous aurez fait sera bien fait à ses yeux. Je vais laisser un petit mot à M. Perry pour lui dire que si vous ne lui donnez pas une commission spéciale, d’après la lettre que Mgr va vous écrire, il n’y a pas de nécessité à ce qu’il lui parle de ces affaires, mais que dans tous les cas, il n’y a pas d’inconvénient à ce qu’il lui en parle.
Ce qui fait qu’il n’est pas très urgent, à ce qu’il me paraît, de conclure cette affaire, c’est qu’on pourrait la traiter très bien avec plusieurs autres dans trois ou quatre ans, par ex. avec l’affaire portugaise et l’affaire de M. Clet. A cette époque, le nombre de nos missionnaires s’étant accru et nos missions ayant pris un peu plus d’élan et de consistance, on aurait plus de raisons et de facilité pour traiter avec honneur et succès de telles affaires.
Toutefois, comme l’affaire du Kiangsi une fois conclue pourrait aussi préparer la voie à des arrangements ultérieurs, je ne veux pas mettre le bâton dans la roue. De sorte que si, d’autre part, nous ne devons pas nous presser de cueillir le fruit, de l’autre nous pouvons le recevoir s’il tombe de lui-même dans nos mains.
Quant à l’affaire de M. Clet, je crois que nous ferons bien de la pousser, c’est-à-dire de travailler à obtenir qu’il soit déclaré vénérable et si M. Rameaux est de mon avis, il vous priera par le prochain courrier du Houpé d’agir pour avoir l’autorisation et des commissaires ad hoc. Après les informations prises sur les lieux, il serait nécessaire que quelqu’un allât faire un tour à Paris et à Rome pour les procédures. C’est pourquoi je vous disais plus haut que d’une seule pierre on pourrait faire plusieurs coups.
Les Dominicains ont eu cinq missionnaires martyrisés au Fokien6. Quand il fut question de les faire déclarer vénérables, comme ils n’avaient pas au Fokien de Père européen, ils en envoyèrent un exprès de Rome, avec le titre de Vicaire Apostolique, lequel étant fort âgé, délégua à Rome un Père Chinois avec les pièces nécessaires et leur affaire fut heureusement terminée comme ils le désiraient. Depuis ils distribuent aux chrétiens des images de ces cinq martyrs.
Comme il est bon de resserrer de plus en plus nos liens de confraternité avec les Portugais, j’ai écrit une petite lettre à M. Castro par l’occasion du courrier de Chan-tong. Je vous en envoie une copie afin que vous voyiez ce que je lui dis. J’engagerai M. Laribe à ne pas négliger sa correspondance avec M. Henriquez7 et M. Rameaux celle qu’il pourrait avoir avec Mgr de Nanking.
Il me semble que vous m’avez dit avoir donné quelques instructions là-dessus à M. Mouly. Mgr Pirès8, qui est très content de M. Chastan9, voulait l’appeler à Pékin et le remplacer à Chantong par M. Mauban10. Mais celui-ci, soit de son propre mouvement, soit d’après les ordres de Mgr de Capse11, refusa cette proposition.
Le courrier nous a dit avoir été envoyé l’année dernière, pour cette commission. M. Mouly n’était pas encore arrivé. Vous savez que tous les prêtres chinois qui sont dans la province de Pékin sont à nous et que les Portugais n’en ont absolument que dans celle de Nankin.
Si M. Perry n’est pas encore parti, ne le livrez pas à ce contrebandier païen qui conduisit l’année dernière un Père Dominicain. Ce Père fut longtemps à parvenir, parce qu’on s’arrêtait à tous les ports pour faire le commerce d’opium, ce qui aurait bien pu le compromettre. Ensuite il eut beaucoup à souffrir dans la barque où il se trouvait souvent des femmes publiques et bien des abominations. Mgr n’était pas content qu’il fût venu par cette voie. La barque du courrier retournera à Macao peut-être avant le mois de septembre.
Les provisions que vous nous aviez données auraient suffi pour six mois, au moins la viande dont nous avons encore plus des trois quarts. Nous avons fini le poisson avec le voyage ; il nous restait sept ou huit pommes de terre ; le Père Ignatio a été bien aise de les avoir pour les semer. En quittant la barque nous pensions avoir encore deux cents œufs ; mais il paraît qu’on nous en aura volé la moitié, il ne nous en est revenu qu’une centaine. Comme le second de la barque, qui parle la langue mandarine, nous avait souvent dit que nous n’avions rien à craindre pour toutes les choses qui nous appartenaient, nous débarquâmes sans prendre beaucoup de précautions pour soustraire nos affaires au pillage. On nous vola quelques livres de viande et dix sept bouteilles de vin sur vingt-trois qu’il nous restait.
Le courrier qui était parti avec nous était innocent dans tout cela. Quand il a appris ces vols, il voulait en payer le prix ; mais Mgr a dit qu’il se chargeait de la restitution. Cela même devait nous y faire renoncer. Quoique nous ayons plus mangé de biscuits que de riz, nous en avons eu un grand pot de reste que nous laissons ici avec toutes les saucisses. Nous emportons l’autre viande. Dans ce voyage nous serons obligés d’user des dispenses. Sur la barque on fait bien d’observer autant qu’on peut les jeûnes et l’abstinence parce qu’autrement on scandalise facilement les chrétiens ; d’ailleurs on a la commodité d’acheter du poisson à bon marché.
Quand le Vic. apostol. vous écrivit que una sarcina ne devait pas peser plus de 90 livres il entendait parler du fardeau entier. Or, pour les Chinois, le fardeau qu’ils portent sur les épaules se divise en deux parties pour être placées aux deux extrémités d’un bâton, comme vous le voyez à Macao. Il m’a donc fallu partager toutes nos caisses pour en composer de nouvelles qui n’eussent pas plus de 40 à 45 livres chacune. Cela n’a pas été un petit travail que d’arranger tout cela sans rien brouiller.
J’ai retenu pour le Hou-pé un traité des SS. mystères que j’avais apporté de France et que M. Danicourt envoyait à Pékin où l’on doit en avoir. J’ai laissé à Mgr 20 piastres pour le transport de ces caisses qui ne partiront qu’au retour des courriers qui nous conduisent jusqu’à Ki[e]n-tchang-fou ville du Kiang-si où nous en trouverons d’autres pour nous conduire plus loin. Nous donnons à chacun des deux courriers et des deux porteurs 14 piastres, ce qui fait 56 piastres pour nous deux. Les porteurs qui doivent nous accompagner ne pouvant porter plus de 70 livres pour mieux suivre, les courriers auront à porter les lits et quelque peu de provisions. Je vous donne ces détails afin qu’à l’avenir, vous disposiez en conséquence les caisses et les malles. Vous pourrez en parler aussi à M. Le Grégeois. Nous avons donné chacun deux piastres au courrier de Chantong avec une bouteille d’eau-de-vie.
A part les dépenses dont j’ai parlé et 5 piastres et demie qu’il nous a fallu donner chacun pour les matelots sur la demande du courrier et l’avis de Mgr, la bourse n’a pas eu grand mal. J’ai fait faire quatre caisses, j’ai acheté un parapluie, un foung-mao12 et un petit sac pour porter diverses choses en route.
Mgr n’a voulu recevoir aucun dédommagement pour les dépenses faites chez lui. Il nous a fait boire un petit reste du vin de Bordeaux que vous lui aviez envoyé il y a plusieurs années. Cette année, il a reçu de M. Le Grégeois deux caisses de vin de Frontignan. Il a été très content de vos images et de vos médailles ; tâchez de lui faire un envoi plus considérable l’année prochaine et, si vous pouviez, vous feriez bien de lui envoyer quelques images grandes et belles pour son église, où il y en a déjà beaucoup de petites et où saint Vincent de Paul figure à côté de saint Thomas d’Aquin. Je lui ai donné une vingtaine de médailles miraculeuses ; il doit vous en demander d’autres avec un exemplaire de la relation des miracles qu’il fera traduire par un père qui entend le français. Il recevrait avec plaisir un exemplaire de l’ordo perpetuus, mais il n’en est pas très pressé.
Il vous enverra les renseignements que vous désirez sur la culture du thé. Pour les graines que vous demandez, il ne pourra en avoir qu’au mois de décembre. Vous m’aviez donné un tapis rouge pour envelopper le lit. Il paraît que cette couleur ne convient qu’aux femmes qui se marient, il m’a fallu en changer.
Quoique j’aie déjà beaucoup parlé, il est possible que j’oublie quelque chose. Mais je vous ai assez ennuyé pour que vous me teniez quitte pour cette fois. C’est le dix que définitivement nous partons du Séminaire. J’aurai de la peine à arriver à temps pour célébrer la fête de Pâques avec M. Laribe.
Encore une fois je vous embrasse de tout cœur in osculo sancto.
J.G. P.
Lettre 74. — Maison-Mère, original 59.
- Le R. P. Ignace Ortuzar, O.P. arrivé au Fou-kien en 1833 ; décédé à Lo-kia-hang le jour de la Pentecôte 1872. — Nota : Le premier évêque chinois Grégoire Lopez, O.P. (1610-1691), est né dans le village de Lo-kia-bang.
- Le nom de ce Père Dominicain était Joseph Lo, originaire du Kiang-si.
- Louis-Marie des comtes de Besi, né à Vérone ; arrivé à Macao en 1834 ; missionnaire au Hou-koang ; élu évêque de Canope et vic. ap. du Chan-tong, sacré le 14 mars 1841, administrateur de Nanking ; rentra en Europe en 1847 ; décédé à Rome en 1871. (Cf. J. de Moidrey, S. J., La Hiérarchie Catholique en Chine, en Corée et au Japon (1307-1914) Chang-hai, 1914).
- Lin (Vincent), C.M., prêtre, né dans la province du Fou-kien, en 1779 ; reçu au séminaire à Pékin le 28 septembre 1809 ; il y fit les vœux le 29 septembre 1811 ; ordonné prêtre en 1815. Missionnaire en Mongolie. Décédé le 3 février 1836. — Au moment où le Saint écrivait, la mort de M. Lin était trop récente, pour que lui et M. Torrette pussent en avoir connaissance.
- M. Cazeau ne vint jamais en Chine.
- Les cinq martyrs Dominicains dont il est question ici sont les Bienheureux : Pierre-Martyr Sanz, évêque de Mauricastre et vic. ap. du Fou-kien, décapité à Fou-tcheou le 26 mai 1747 ; François Serrano, évêque élu de Tipasa et coadjuteur de Mgr Sanz ; Joachim Royo ; Jean Alcober et François Diaz ; ils furent mis à mort à Fout-cheou le 28 octobre 1748 ; de ces quatre les deux premiers furent étouffés et les deux autres étranglés. Béatifiés par Léon XIII le 18 avril 1893. — Il y a un sixième martyr que le saint ne signale pas : François-Fernandez Capillas, O.P., décapité le 15 janvier 1648, et béatifié par Pie X le 2 mai 1909.
- Henriques (Domingos-José de Santo Estêvam), C.M., prêtre, né à Caldos, diocèse de Lisbonne, Portugal, le 26 décembre 1804 ; reçu au séminaire à Lisbonne le 15 janvier 1826 ; arrivé à Macao le 2 janvier 1832 ; la même année il fut nommé vicaire général du diocèse de Nankin ; en 1837 la maladie le força de retourner à Macao ; en 1841 il rentra au Portugal. Décédé à Benfica près de Lisbonne le 19 novembre 1901.
- Pirès Pereira (Gaetano), C.M., évêque, né à Cerdeira près de Carvœro (Portugal), en 1763 ; reçu au séminaire à Lisbonne. Arrivé à Macao le 12 août 1800. Nommé évêque de Nankin, confirmé dans cette charge le 29 août 1804 ; parvint à Pékin en octobre de la même année ; sacré par Mgr de Gouvéa en 1806. Il ne put jamais se rendre dans son diocèse, qu’il fit administrer par des vicaires généraux. Membre du tribunal des mathématiques en janvier 1822. Administrateur du diocèse de Pékin en 1827. Décédé à Pékin le 2 novembre 1838.
- Bx Chastan (Jacques-Honoré), M.E., né à Marcoux, Basses-Alpes, le 7 octobre 1803 ; fut ordonné prêtre le 23 décembre 1826 ; entré au Séminaire des Missions-Etrangères le 13 janvier 1827 ; partit pour Macao le 22 avril suivant. Missionnaire en Corée ; avant de pouvoir pénétrer dans sa mission, il fut cinq ans professeur à Pinang et missionna deux ans au Chan-tong ; décapité le 21 septembre 1839. Béatifié par Pie XI le 5 juillet 1925. (Cf. A. Launay, op. cit., p. 125).
- Bx Mauban (Pierre-Philibert), M.E., né à Vassy, Calvados, le 20 septembre 1803 ; fut ordonné prêtre le 13 mai 1829 ; entré au Séminaire des Missions-Etrangères, le 18 novembre 1831 ; partit pour Macao le 5 mars 1832. Missionnaire en Corée ; décapité le 21 septembre 1839. Béatifié par Pie XI le 5 juillet 1925. (Cf. A. Launay, op. cit., p. 441).
- Bruguière (Barthélemy), M.E., né à Raissac d’Aude, Aude, le 12 février 1792 ; ordonné prêtre le 23 décembre 1815 ; entré au Séminaire des Missions-Etrangères le 17 septembre 1825 ; partit pour le Siam le 5 février 1826. Elu évêque de Capse et coadjuteur du vic. ap. du Siam, il fut sacré le 29 juin 1829 ; nommé vic. ap. de Corée le 9 septembre 1831. Décédé à Ma-kia-tze en Mongolie, le 20 octobre 1835, étant en route pour se rendre en Corée. (Cf. A. Launay, op. cit., p. 100).
- Foung-mao, cf. Lettre 75, note 2, p. 74.