I – Les origines
Le Pays
Le caractère d’un homme est marqué par ses origines, son pays, sa famille, sa formation première, son siècle. Il n’y a que Melchisédech dont l’Écriture dit qu’il n’avait ni père ni mère, ni généalogie (Hébr. 7, 3). Le saint missionnaire dont nous allons essayer de retracer la vie était fortement enraciné dans son pays d’origine, le Dauphiné, et dans sa famille.
Il est né au beau milieu du règne de Louis XV, le 19 août 1748 à Grenoble en Dauphiné. Cette province était devenue française en 1349. Le dernier souverain, Humbert II, appelé du nom de Dauphin ayant perdu sa femme et son fils, décida au retour de la croisade de céder le Dauphiné à la France à condition que le fils aîné du roi porterait le titre de dauphin. Ceci étant réglé, il se fit dominicain. Grenoble, la ville natale de François-Régis est située dans un admirable cadre de montagnes, au confluent de trois vallées. C’était il y a 2000 ans une bourgade gauloise qui prit le nom de l’empereur Gratien, Gratianopolis. Au milieu du XVIIIe, elle était déjà la ville la plus importante des Alpes françaises et comptait près de 30.000 habitants.
La famille Clet était originaire de Varces où Césaire, le père de notre missionnaire, était né en 1702. Varces est situé à une douzaine de km au sud de Grenoble dans le canton de Vif. Il se trouve dans la vallée de la Gresse non loin de son confluent avec le Drac, affluent de rive gauche de l’Isère. Le village est adossé à une pente qui barre l’horizon à l’ouest, la Montagne de Lans, laquelle présente, à une altitude de 1800 m, une ligne de crête à peu près continue entre le Roc Cornafion au sud et la Grande Roche Saint Michel au nord. A l’est du village, s’étale jusqu’à Grenoble la plaine de la basse vallée du Drac. Le village de Varces qui comptait au XVIIIe environ 700 habitants, fait partie actuellement d’un regroupement de communes qui s’appelle Varces-Allières et Risset qui compte plus de 3000 habitants.
La Famille
Césaire Clet avait à Varces un frère qui s’appelait Antoine et exerçait dans ce village la charge de » notaire royal « . Un autre frère était prêtre et chanoine de la Collégiale Saint Louis à Grenoble. Césaire Clet était employé chez un négociant en toiles qui habitait rue Porte-Traine. Cette rue s’appelle aujourd’hui Grande rue, et la maison natale du martyr se trouve au n° 14. Césaire gagna la confiance de son patron qui le prit comme associé. Aussi à la mort de M. Bourquy, Césaire continua à s’occuper des affaires de la maison et demanda à Madame Bourquy la main de sa fille Claudine. Une sœur de Madame Bourquy était carmélite au Carmel de Grenoble.
Le foyer de Césaire et Claudine donna le jour à quinze enfants. L’aînée, Marie-Thérèse, née en 1733 ne se maria pas et fut comme une seconde mère pour ses frères et sœurs. Un frère du missionnaire se fit chartreux à La Valbonne , près de Pont-Saint-Esprit. Une de ses sœurs se fit carmélite comme sa tante.
François-Régis naquit le 19 août 1748 ; il était le dixième enfant de la famille Clet. Le nom de François-Régis lui fut donné en souvenir du grand missionnaire qu’avait été Saint François Régis l’apôtre du Velay et du Vivarais . Ce saint missionnaire était mort d’épuisement à Lalouvesc en Vivarais, le 31 décembre 1640. Il avait regagné au catholicisme cette région montagneuse, qui avait été marquée profondément par le Protestantisme. François-Régis avait été canonisé en même temps que Saint Vincent de Paul en 1737 .
Le baptême du nouveau-né eut lieu le lendemain de sa naissance, le 20 août 1748 dans l’église paroissiale de Saint Louis. Marie-Thérèse, la sœur aînée, fut sa marraine. Dans l’église Saint Louis une grande plaque de marbre scellée au mur, à côté des Fonts baptismaux, porte une inscription qui rappelle que c’est ici même que fut baptisé François-Régis Clet.
Les années d’études
L’enfant grandit au sein d’une famille profondément chrétienne. En 1754, il assista à l’entrée au Carmel de sa sœur Anne, et une dizaine d’années plus tard au départ de son frère François pour la Chartreuse. Par la suite nous aurons plusieurs lettres de François-Régis adressées de Chine à son frère qui sera réfugié à Rome pour fuir la persécution religieuse en France. Ces exemples de réponse généreuse à des vocations contemplatives durent marquer profondément le jeune garçon.
De l’avis de ses premiers biographes, on pense que François-Régis dut faire ses études classiques au Collège royal de Grenoble, qui était tenu par les Jésuites, jusqu’à la suppression de la Compagnie en 1773. Ils furent alors remplacés par des prêtres diocésains.
Une tradition familiale bien établie nous dit qu’il fut élève des Oratoriens. Il est possible, sans que nous en ayons une certitude absolue, qu’il fit aussi quelques années d’études au Petit Séminaire de Saint-Martin-de-Miséré, qui était tenu, comme aussi le Grand Séminaire, par les Oratoriens. Saint-Martin-de-Miséré est situé à une dizaine de kilomètres au nord-est de Grenoble dans le cadre splendide de la vallée du Grésivaudan , entre le massif de la Chartreuse à l’ouest et la chaîne de Belledonne à l’est. Quoi qu’il en soit, François Régis fit des études extrêmement sérieuses. Nous en avons comme preuve la perfection de son style dans la centaine de lettres que nous conservons de lui en français, et quelques unes en latin. Il acquit au cours de ces années studieuses une culture générale qui fit plus tard l’admiration de ses confrères lors de ses années d’enseignement au Séminaire d’Annecy.
Aux vacances il allait parfois se détendre dans la famille de ses cousins à Varces ou encore chez sa sœur Françoise Julie qui avait épousé, à Varces, un cousin qui avait hérité de la charge de notaire royal.
L’entrée dans la Congrégation de la Mission
A la fin des études classiques le jeune homme qu’était devenu François-Régis entendit l’appel à une vocation sacerdotale. Il eut à faire un choix : il aurait pu entrer dans le clergé diocésain de Grenoble, ou bien se faire Oratorien comme ses maîtres, ou encore il aurait pu être tenté d’entrer chez les Augustins, comme son cousin Gaspard Clet qui venait d’entrer dans cette Communauté. Il choisit de s’orienter vers une communauté missionnaire dans laquelle il se sentirait à la fois épaulé dans sa volonté de perfection, et encadré dans son apostolat. Les lazaristes avaient déjà travaillé dans le diocèse de Grenoble à des missions populaires. On se souvenait encore dans le diocèse de Grenoble du Père Pierre Vigne , un protestant converti, originaire de Privas, qui s’était fait Lazariste et dont le zèle missionnaire s’exerça à la fin du XVIIe et au cours du premier tiers du XVIIIe dans les diocèses de Valence, Grenoble, Vienne et Le Puy.
Dans la région, les lazaristes dirigeaient le Grand Séminaire d’Annecy depuis le temps de Saint Vincent. De plus, ils avaient à Lyon, dans le quartier de Fourvière, une maison de missions fondée en 1669 , dans laquelle ils avaient ouvert un noviciat pour accueillir les candidats à la Mission originaires du sud-est. Ils avaient un autre noviciat à Paris et un à Cahors.
C’est à la porte de cette maison que vint frapper le 6 mars 1769 notre candidat à la Mission. Il avait alors 20 ans et six mois. Au cours des deux années que durait le noviciat, notre séminariste, sous la conduite du Directeur du séminaire, s’initia à la vie de la Communauté.
Il étudia la vie de Saint Vincent, écrite par l’évêque ami de Saint Vincent, Mgr. Abelly évêque de Rodez. Il eut aussi l’occasion de lire un bon nombre de lettres de Saint Vincent ou de comptes-rendus de conférences qu’il avait données sur diverses vertus. Il eut à étudier les Règles communes de la Congrégation et à se familiariser avec les Coutumes. On lui proposa la lecture de divers auteurs spirituels, comme le Traité de la Perfection de l’espagnol Rodriguez et évidemment les écrits de Saint François de Sales que Saint Vincent avait en grande vénération et qu’il recommandait à ses confrères, l’Introduction à la vie dévote et le Traité de l’amour de Dieu.
Le règlement comportait le lever à 4 heures, une heure d’oraison le matin suivie de la messe. Une autre heure d’oraison, qu’on appelait la poméridienne, avait lieu dans l’après-midi. La journée était occupée à des lectures de la Bible ou d’auteurs spirituels, à quelques travaux manuels, et à entendre des conférences du Directeur du séminaire expliquant les Règles communes de la Congrégation ou commentant quelque vertu. Au cours de la semaine une promenade de délassement était prévue. Les séminaristes allaient, par groupes de trois, soit sur les hauteurs de Fourvière, soit sur les quais du Rhône ou de la Saône regarder le trafic des bateaux qui descendaient le courant à bonne allure, ou qui le remontaient, tirés depuis la rive par des attelages de forts chevaux. Au cours de la promenade on allait aussi visiter quelque église. On n’avait que le choix dans cette dévote ville de Lyon.
Ces deux années de recueillement terminées, François-Régis fut admis à faire les vœux . Il les prononça avant la communion, au cours d’une messe célébrée sans aucune solennité par M. Audifred supérieur de la maison, c’était au matin du 18 mars 1771. Il faisait désormais partie, de façon définitive, de la Congrégation de la Mission.
Les diverses ordinations
Au cours de ses études de théologie, François Régis qui avait été tonsuré deux jours avant de prononcer les vœux, reçut les 4 ordres mineurs le 4 avril 1772, le sous-diaconat le 13 juin et le diaconat le 19 décembre de cette même année. Dès son ordination au sous-diaconat, son père constitua à François-Régis une rente de 100 livres par an.
Nous n’avons pas de témoignages, ni de ses maîtres ni de ses condisciples, sur ces années de noviciat et de théologie, mais nous pouvons penser qu’il en tira le plus grand profit, car tous apprécieront par la suite la sûreté de sa doctrine et la rectitude de son jugement.
Il fut ordonné prêtre lors d’une cérémonie qui eut lieu dans la chapelle du Séminaire Saint Charles le 27 mars 1773. Ce séminaire avait été fondé par Charles Démia , le fondateur au diocèse de Lyon des » Clercs instituteurs « . Le prélat qui fit ces diverses ordinations était Mgr. Bron, évêque auxiliaire et vicaire général de l’archevêque de Lyon Mgr. Malvin de Montazet. Pour ces ordinations François-Régis avait obtenu de l’évêque de Grenoble des lettres dimissoriales, c’est à dire une autorisation lui permettant d’être ordonné par un autre évêque dans un autre diocèse. François Régis avait ainsi, au point de vue canonique, une double appartenance, il était à la fois du diocèse de Grenoble et de la Congrégation de la Mission.
Saint Vincent de Paul, après son ordination sacerdotale, s’en fut dans la solitude pour célébrer sa première messe dans un petit sanctuaire dédié à Notre-Dame-de-Grâce, dans les environs de Buzet-sur-Tarn , alors au diocèse de Montauban.
Notre jeune prêtre voulut lui aussi se recueillir et célébrer une de ses premières messes dans un sanctuaire marial, pour confier à la Vierge son futur apostolat. En accord avec le supérieur de la maison de Lyon, il s’en fut passer quelques jours à Notre-Dame de Valfleury qui, non loin de Saint Étienne, était un pèlerinage à la Vierge, au diocèse de Lyon . Ce sanctuaire et son pèlerinage avait été confié aux Prêtres de la Mission en 1687. C’est en fait la plus ancienne de leurs maisons en France.
Le supérieur était M. Palerne. Les lazaristes accueillaient les pèlerins et donnaient des missions populaires dans la région. Ils reçurent le jeune prêtre à bras ouverts. Il y passa quelques jours dans la paix et le recueillement, avant de revenir à Lyon.
Les événements politiques
Pendant les années de l’enfance et de la jeunesse de François-Régis, la France vivait une longue période de paix intérieure. Il y avait bien eu des guerres et des traités de paix, mais ces événements se passaient en dehors des frontières du royaume et les échos venant de Paris ou de Versailles n’arrivaient en Dauphiné ou à Lyon que bien assourdis. L’année de la naissance de François-Régis, en 1748, fut signé le traité d’Aix-la-Chapelle qui mit fin à la guerre de succession d’Autriche. La guerre reprit en 1756, guerre de Sept ans au cours de laquelle la France perdit, à la suite du Traité de Paris, en 1763, au bénéfice de l’Angleterre ses colonies du Canada, de la Louisiane et de l’Inde. Le roi Louis XV avait voulu entreprendre des réformes devenues nécessaires dans l’administration et les finances, mais l’opposition des privilégiés l’en empêcha. Les salons philosophiques faisaient l’opinion et prétendaient incarner les Lumières. Malgré ces déboires le règne de Louis XV avait cependant acquis pacifiquement à la France la Lorraine en 1766 et la Corse en 1768. Au moment où François-Régis allait être ordonné prêtre, le règne allait finir dans le désenchantement : le roi mourut en 1774.
Le nouveau roi Louis XVI, petit fils de Louis XV, n’avait que 20 ans. Il suscita beaucoup de sympathies et d’espoirs, mais il ne soutint pas fermement les ministres courageux qui voulurent entreprendre les réformes devenues indispensables
Poussé par l’engouement de l’opinion pour les colonies anglaises d’Amérique qui proclamaient leur indépendance en 1776, le roi envoya un corps expéditionnaire porter secours aux révoltés. Vaincus, les Anglais durent reconnaître l’indépendance américaine au traité de Versailles en 1783. Ces événements et cette revanche sur les anglais suscitèrent en France beaucoup d’enthousiasme, l’opinion publique les commentait. Ils furent même donnés comme sujet de dissertation dans les Collèges. J’ai eu en mains une de ces dissertations, au Séminaire de Viviers. La Déclaration des droits de l’homme proclamée par le jeune État américain, inspirera plus tard une semblable Déclaration de la révolution française. François-Régis dut, comme les jeunes de son temps, vibrer au récit de tous ces événements.
Saint Vincent avait cependant recommandé à ses confrères dans les Règles qu’il leur a laissées de » ne point se mêler des querelles des Princes » (Règles communes, chap. VIII, n° 15 et 16). Mais il eut été difficile de vouloir ignorer ces événements qui bouleversaient l’Europe et le monde.