4. Le salut des pauvres au centre de la mission de l’Église
Vincent de Paul et Louise de Marillac ont partagé la même expérience : les pauvres sont membres du Christ et en tant que tels, ils sont membres de l’Eglise. Dans l’Église, le Corps du Christ, les pauvres occupent une place importante, ils sont nos maîtres. Ainsi, le salut des pauvres constitue le centre de la mission de l’Église.
En découvrant les pauvres comme membres de Jésus-Christ, Louise de Marillac, une fille de l’Eglise, n’a pas hésité à consacrer toute son énergie à les servir. Louise a appris aux Filles de la Charité, filles de l’Eglise, à servir les pauvres, ce qui est la raison même de leur être et leur vocation.
Encore plus, Louise comprend que la mission de l’Église sur cette terre consiste à servir les pauvres. Il me semble que tel est le sens de la lettre qu’elle a écrite le 18 juillet 1656 à Sœur Carcireux. Louise distingue la mission de l’Église militante (servir les pauvres) de la mission de l’Église triomphante (l’union intime avec Dieu). Elle conclut qu’il revient à l’Église militante de « travailler au service corporel et spirituel des pauvres malades pour l’amour de Jésus Crucifié » :
Tant que nous serons dans l’Eglise militante, il nous faut combattre, si la bonté de Dieu nous fait miséricorde et nous met dans l’Eglise triomphante, ce sera alors que nous aurons cette union intime avec Lui, laquelle nous ne saurions posséder entièrement ici-bas sur la terre. Travaillons donc bien, mes chères Sœurs, au service corporel et spirituel des pauvres malades pour l’amour de Jésus Crucifié (Ecrits, 513, L.531b).
Se distanciant des ecclésiologies dominantes de son temps1, Vincent de Paul, contemple et vit l’Eglise comme la poursuite de la mission de Jésus-Christ. Vincent respecte bien sûr la position de l’ecclésiologie enseignée dans les manuels (Abelly, II, 439-440) et ne cherche en aucune façon à s’éloigner de l’enseignement de l’Église (Coste XI, 37, 22). Néanmoins, l’originalité de Vincent dans sa vision de l’Eglise est enracinée dans le fait qu’il considère l’Eglise comme une réalité historique, itinérante, missionnaire et au service des pauvres, comme une église qui continue la mission du Christ2.
Ainsi, Vincent ne met pas l’accent sur la hiérarchie, ni sur certains ornements extérieurs. Pour Vincent, l’Eglise est avant tout le pauvre peuple qui demande de l’aide, ce « peuple bon » qu’il a rencontré et avec qui il s’est s’identifié quand il était curé à Clichy, près de Paris. Lui et les siens vont se dévouer au service de ce peuple. Parlant des humbles et des plus pauvres, il dira : « nos seigneurs et maîtres … ils représentent Jésus-Christ ». De cette façon, Vincent donne une nouvelle perspective à la théologie du corps mystique3 :
L’Eglise n’est ni dans la soie, ni dans l’or des princes-évêques ou des abbés, mais dans le corps et le sang, les peines et les larmes de ceux qui souffrent. Le Peuple de Dieu y est, participant sans le savoir au mystère de la vie, de la souffrance et de la mort du Fils de Dieu, dans l’espérance de sa gloire. Appelé à participer au Conseil de conscience, Vincent se souviendra de cette Eglise quand il s’agira de nommer des évêques au service du peuple de Dieu et surtout des pauvres4.
Selon Vincent de Paul, l’Église continue l’œuvre du Christ et fait ce que Jésus a fait quand il était sur la terre et, par conséquent, l’Eglise coopère avec Jésus au salut de l’humanité. Cette relation étroite entre le Christ et l’Église devient évidente dans les expressions qui se réfèrent à l’Église : « épouse du Sauveur », « épouse de Jésus-Christ » (Coste I, 570 ; III, 183 ; III, 202 ; XII, 158), « vigne du Seigneur » (Coste V, 107 ; V, 178 ; V, 457 ; VII, 288 ; VII, 492 ; VIII, 56 ; VIII, 126), « moisson » ayant besoin d’« ouvriers » (Coste VIII, 125 ; X, 121-122), « Corps mystique » :
Tous les hommes composent un corps mystique ; nous sommes tous membres les uns des autres. On n’a jamais ouï qu’un membre, non pas même dans les animaux, ait été insensible à la douleur d’un autre membre ; qu’une partie de l’homme soit froissée, blessée ou violentée, et que les autres ne s’en ressentent pas. Cela ne se peut. Tous nos membres ont tant de sympathie et de liaison ensemble que le mal de l’un est le mal de l’autre. A plus forte raison, les chrétiens, étant membres d’un même corps et membres les uns des autres, se doivent-ils de compatir. Quoi ! être chrétien et voir son frère affligé, sans pleurer avec lui, sans être malade avec lui ! C’est être sans charité ; c’est être chrétien en peinture ; c’est n’avoir point d’humanité ; c’est être pire que les bêtes. (Coste XII, 271 ; cf. Coste XI, 327-332).
Dans ce corps qu’est l’Eglise, les pauvres sont « les membres affligés de Notre-Seigneur » (Coste I, 96). L’évangélisation des pauvres est le critère et le signe vérificateur que l’Esprit Saint guide l’Eglise (Coste XI, 37).
Les chercheurs n’hésitent pas à affirmer que Bossuet a le mieux recueilli les intuitions vincentiennes sur la centralité des pauvres dans la mission de l’Eglise :
Jésus-Christ est venu dans le monde pour rétablir l’ordre que l’orgueil avait ébranlé. Dans le monde, les riches occupent les premières places ; dans le royaume de Jésus-Christ, la prééminence appartient aux pauvres qui sont les premiers et les vrais fils de l’Eglise. Dans le monde, les pauvres sont soumis aux riches et les servent ; dans la sainte Église, les riches ne sont admis qu’à la condition qu’ils servent les pauvres. Les avantages et les privilèges de ce monde ne bénéficient que les puissants et ceux qui les soutiennent ; dans l’Eglise de Jésus-Christ, les grâces et les bénédictions sont réservées aux pauvres et les riches n’ont aucun privilège si ce n’est à travers les pauvres5.
C’est pourquoi les membres de la Famille Vincentienne sont heureux d’écouter les paroles du Pape François :
Les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu, au point que lui-même « s’est fait pauvre » (Evangelii Gaudium, #197).
De notre foi au Christ qui s’est fait pauvre, et toujours proche des pauvres et des exclus, découle la préoccupation pour le développement intégral des plus abandonnés de la société (Evangelii Gaudium, #186).
Chaque chrétien et chaque communauté sont appelés à être instruments de Dieu pour la libération et la promotion des pauvres, de manière à ce qu’ils puissent s’intégrer pleinement dans la société ; ceci suppose que nous soyons dociles et attentifs à écouter le cri du pauvre et à le secourir (Evangelii Gaudium, #187).
Jésus, l’évangélisateur par excellence et l’Évangile en personne, s’identifie spécialement aux plus petits. (Cf. Mt 25, 40). Ceci nous rappelle que nous tous, chrétiens, sommes appelés à avoir soin des plus fragiles de la terre (Evangelii Gaudium, #209).
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- A. DODIN n’hésite pas à affirmer : « Qu’est-ce qui caractérise la présentation de l’Eglise chez Vincent ? La présentation de Vincent est totalement différente de l’ecclésiologie d’inspiration « romaine ». Cette vision romaine découlait des théories du Cardinal Bellarmin, de saint Pierre Canisius : une église hiérarchique, stable et verticale. Le Pape occupe la plus haute position dans la pyramide, puis les évêques et les prêtres et sur le niveau le plus bas étaient les laïcs. Vincent de Paul ne partageait pas cette vision et il n’était pas le seul ». [T.L.] A. DODIN, Lecciones sobre vicencianismo, CEME, Salamanca, 1978, 66-67.
- A. DODIN, ibid., 67.
- A. SYLVESTRE, « Saint Vincent et L’Eglise » in Monsieur Vincent, témoin de l’Evangile, Animation Vincentienne, Toulouse, 1990, 126.
- San Vicente de Paúl y la Iglesia, ANALES (1974), 75. [T.L.]
- E. UDOVIC, CM, “On the Eminent Dignity of the Poor in the Church: A Sermon by Jacques Bénigne Bossuet” [Sur l’imminente dignité des pauvres dans l’Eglise: Un sermon de Jacques Bénigne Bossuet] in Vincentian Heritage, Volume 13, #1 (1992), 45-46. [T.L.]