Il pourvoit aux nécessités corporelles et spirituelles des pauvres de la ville de Mâcon, avec un très grand fruit
Comme la charité de M. Vincent allait toujours s’allumant de plus en plus dans son cœur, Dieu se plaisait de lui en fournir aussi de nouveaux sujets, pour lui servir de matière, et lui donner moyen d’étendre et faire davantage abonder cette divine vertu. Passant par la ville de Mâcon, il la trouva remplie d’un grand nombre de pauvres qui étaient encore plus dénués des biens de l’âme que de ceux du corps; et ce qui est le pis, est que, n’ayant aucun sentiment de leur misère spirituelle et de l’état déplorable de leur conscience, ils vivaient dans une insensibilité des choses de leur salut, et comme dans une espèce d’irréligion et de libertinage qui faisait horreur; à quoi néanmoins on ne savait quel remède apporter. Ces pauvres, doublement misérables, ne faisaient autres choses que courir par les rues et par les églises pour demander l’aumône, sans se mettre en devoir de satisfaire aux lois de l’Église et sans se soucier d’enfreindre les commandements de Dieu. Ils n’entendaient presque jamais la messe; ils ne savaient ce que c’était que de se confesser ou de recevoir aucun sacrement; ils passaient leur vie dans une profonde ignorance de Dieu et des choses de leur salut, et se plongeaient en toutes sortes d’ordures et de vices. Monsieur Vincent, voyant une telle misère, en eut une extrême compassion. Quoiqu’il n’eût aucun dessein de s’arrêter en ce lieu-là, il ne put néanmoins passer outre; mais comme vrai imitateur du bon Samaritain, considérant tous ces pauvres comme autant de voyageurs qui avaient été dépouillés et dangereusement navrés par les ennemis de leur salut, il se résolut de demeurer quelques jours à Mâcon pour essayer de bander leurs plaies et leur donner ou procurer quelque assistance. Et en effet, il y établit un très bon ordre, ayant associé des hommes pour assister les pauvres, et des femmes pour avoir soin des malades. Voici ce que le Révérend Père Desmoulins, alors supérieur de l’Oratoire de cette ville, en a témoigné par écrit:
«Je n’ai appris, dit-il, de personne l’état de ces pauvres, je l’ai reconnu moi-même; car, lors de l’institution de cette charité, comme il fut ordonné que tous les premiers jours des mois, tous les pauvres qui recevaient l’aumône se confesseraient, les autres confesseurs et moi trouvions des vieillards, âgés de soixante ans et plus, qui nous disaient librement qu’ils ne s’étaient jamais confessés; et lorsqu’on leur parlait de Dieu, de la très Sainte-Trinité, de la Nativité, Passion et Mort de Jésus-Christ, et autres mystères, c’était un langage qu’ils n’entendaient point. Or par le moyen de cette confrérie, on pourvut à ces désordres; et en peu de temps on mit les pauvres hors de leurs misères de corps et d’esprit. Monsieur l’Évêque de Mâcon, qui était alors messire Louis Dinet, approuva ce dessein de M. Vincent; Messieurs du chapitre de la cathédrale, et Messieurs du chapitre de Saint-Pierre, qui sont des chanoines nobles de quatre races, l’appuyèrent. « M. Chambon, doyen de la cathédrale, et M. de Relets, prévôt de Saint-Pierre furent priés d’en être les directeurs, avec M. Fallart, Lieutenant-Général. Ils suivirent le règlement que donna M. Vincent: c’est à savoir qu’on ferait un catalogue de tous les pauvres de la ville qui s’y voudraient arrêter; qu’à ceux-là on donnerait l’aumône à certains jours, et que, si on les trouvait mendier dans les églises ou par les maisons, ils seraient punis de quelque peine, avec défense de leur rien donner; que les passants seraient logés pour une nuit et renvoyés le lendemain avec deux sols; que les pauvres honteux de la ville seraient assistés en leurs maladies, et pourvus d’aliments et de remèdes convenables, comme dans les autres lieux où la charité était établie. Cet ordre commença sans qu’il y eût aucuns deniers communs; mais M. Vincent sut si bien ménager les grands et les petits, qu’un chacun se porta volontairement à contribuer à une si bonne œuvre, les uns en argent, les autres en blé ou en d’autres denrées selon leur pouvoir: de sorte que près de trois cents pauvres étaient logés, nourris et entretenus fort raisonnablement. Monsieur Vincent donna la première aumône, et puis il se retira.»
Mais comment se retira-t-il ? Il le faut apprendre de lui-même. Voici ce qu’il en écrivit en l’année 1635 à Mademoiselle Le Gras, qui était par son avis allée à Beauvais pour quelque œuvre semblable, et qui avait besoin d’un peu d’encouragement: «Je vous le disais bien, lui écrivit-il, que vous trouveriez de grandes difficultés en l’affaire de Beauvais. Béni soit Dieu, que vous l’avez heureusement acheminée. Quand j’établis la charité à Mâcon, chacun se moquait de moi, on me montrait au doigt par les rues, croyant que je n’en pourrais jamais venir à bout; et quand la chose fut faite, chacun fondait en larmes de joie, et les Echevins de la ville me faisaient tant d’honneur au départ, que ne le pouvant porter je fus contraint de partir en cachette, pour éviter cet applaudissement; Et c’est là une des charités les mieux établies. J’espère que la confusion qu’il vous a fallu souffrir au commencement se convertira à la fin en consolation et que l’œuvre en sera plus affermie.»
Les R. P. de l’Oratoire de Mâcon lui firent la grâce de le loger chez eux pendant le séjour qu’il y fit, qui fut d’environ trois semaines; et ils s’aperçurent qu’il ôtait le matelas de son lit et couchait sur la paille: il avait commencé cette mortification quelques années auparavant, et l’a continuée jusqu’à sa mort, c’est-à-dire plus de cinquante ans; et comme il se vit découvert par ces bons Pères, le dernier jour seulement qu’ils entrèrent en sa chambre de bon matin pour lui dire adieu, il couvrit cette mortification de quelque autre prétexte.