Macao, le 9 septembre 1835.
Monsieur et très honoré confrère1,
La grâce de N.S. soit toujours avec nous.
M’y voilà, tel est le mot d’ordre par lequel je devais vous donner mon premier signe de vie de Macao ; oui, m’y voilà et béni soit le Seigneur qui m’y a lui-même conduit et porté, si sumpsero pennas meas diluculo et habitavero in extremis maris, manus tua deducet me et tenebit me dextera tua2.
Par les lettres que j’ai écrites au T. H. Père de Batavia et de Surabaya, vous aurez appris que nous avions eu jusque là une traversée fort heureuse ; elle ne l’a pas été moins depuis.
Nous avons fait un séjour de trois semaines sur la rade de Surabaya. Cette station a été pour nous ce que sont des vacances passées à la campagne pour des hommes épuisés par les fatigues d’une pénible année. Les chaleurs du climat brûlant de Java étaient tempérées par une petite fraîcheur que nous envoyait une montagne voisine.
Quoique nous fussions occupés à l’étude ou à la prière depuis cinq à six heures du matin jusqu’à dix heures du soir, cependant, comme sous plusieurs rapports nous étions beaucoup mieux sur notre nouveau navire que sur le précédent et que nous ne nous sentions plus ballotés par les vagues, nous prenions de jour en jour plus de forces pour continuer notre route. Nous allions à la ville dire la sainte messe aussi souvent que nous pouvions, c’est-à-dire une ou deux fois la semaine. Quelquefois, mais rarement, nous faisions des excursions sur les côtes de Java et de Madura.
A cette occasion, plusieurs de mes confrères qui avaient déjà pris des bains de mer, me pressèrent d’en faire autant. Me rappelant votre recommandation et celle du médecin à cet égard, je me laissai déterminer à en prendre l’avant-veille de notre départ. Après être resté une heure et demie dans l’eau, j’étais allé m’habiller et j’étais rentré ensuite dans le bateau pour mettre mes bas. Mais marchant sans précaution, je le fis pencher un peu et une cabriole involontaire me procura un nouveau bain. Heureusement le fond n’était pas bas et les eaux avec lesquelles je venais de me jouer me trouvant aguerri, je reparus bientôt sur l’horizon sans avoir eu ni mal ni grand peur ; et après avoir ressaisi mon chapeau que le reflux emportait, j’allais déjeuner avec du biscuit et des bananes sur le rivage où mes compagnons m’attendaient.
En cette rencontre comme en bien d’autres, Dieu ne m’a puni de mon étourderie qu’en me tirant du danger où je m’étais mis.
Nous sommes partis de Surabaya le 7 août. Nous fûmes obligés de mouiller à quatre ou cinq lieues de là pour attendre le retour de la marée ; car le navire sillonnait la vase à plusieurs pieds de profondeur. Le lendemain, peu après qu’on se fût remis en route, le bon pilote alla nous enfoncer fort avant dans un banc. Par bonheur le capitaine s’avisa assez tôt pour disposer les voiles de manière à faire reculer le navire sur lui-même afin de lui donner une autre direction. Dans un pareil péril, on doit son salut à l’habileté des chefs, à la force du vent… ou plutôt à cette Providence divine qui domine tout et dont les causes secondes ne font qu’exécuter les jugements de justice ou de miséricorde.
La mousson de sud-ouest règne encore une partie du mois d’août sur la mer de Chine. Elle nous favorisa pendant quelque temps et le 29 nous sommes enfin arrivés à Macao. Quoique nous eussions été disposés à faire une navigation cent fois plus longue, si cela eût été dans l’ordre de l’obéissance, je vous assure que nous en avons vu la fin avec grand contentement et que nos cœurs ne se sont pas peu épanouis lorsque nous avons posé le pied sur cette terre après laquelle nous soupirions depuis si longtemps, et lorsque nous avons embrassé notre digne supérieur, M. Torrette, son excellent collaborateur, M. Danicourt qui vint nous chercher au navire, et nos bons chinois, tous en parfaite santé.
Cette Communauté ne nous a pas seulement fait respirer un air de repos, mais encore pour ainsi dire un air d’édification qui nous a embaumés tout d’abord de la bonne odeur de N. S. Le plus bel ordre et la plus parfaite régularité règnent dans notre maison de Macao : prêtres, étudiants, séminaristes, jeunes aspirants, tous y contribuent. Si les saintes pratiques de l’ancien Saint-Lazare avaient pu se perdre en France, on les aurait retrouvées vivantes au fond de la Chine.
Je vous dirai aussi que j’ai vu nos confrères portugais, avec une singulière satisfaction. MM. Leite3, Borja4, Miranda5, Gonzalvès6 et Matta7 qui dirigent le séminaire Saint-Joseph, sont des hommes bien respectables et de beaucoup de mérite. Ils sont attachés par le fond de leurs entrailles à la Congrégation et en observent rigoureusement les règles. L’éloignement semble ne rendre l’autorité que plus sacrée à leurs yeux ; mais il est dommage que les rapports n’en deviennent que plus difficiles et plus rares.
Ils n’ont reçu aucune réponse touchant l’affaire pour laquelle ils avaient écrit à Paris, il y a environ deux ans. Je leur ai dit qu’elle avait dû leur venir par Lisbonne. Mais toute relation se trouvait rompue par ce qui s’est passé en Portugal. Pour la même cause, ils n’avaient pas appris la nouvelle charge de M. Torrette qui n’avait pas jugé urgent de leur en parler ; je leur en ai soufflé un mot, et M. Torrette dans une retraite qu’il doit faire chez eux au premier jour, leur montrera sa patente et tout sera réglé sans la moindre difficulté.
Ne me demandez-vous pas déjà, Monsieur, quelle va être ma destination dans ce nouveau monde ? Il faut que je vous avoue ma complète ignorance sur ce point. Depuis longtemps, ma principale résolution était pour la pratique de l’indifférence en arrivant ici, j’ai tâché d’y tenir ferme plus que jamais. Les premiers jours, lorsque j’ouvrais comme au hasard le livre de l’Imitation, mes yeux tombaient toujours sur ces paroles : « Fili, sine me tecum agere quod volo, scio quid expedit tibi8. » Je m’empressais de répondre par un des versets suivants : « Domine, dummodo voluntas mea recta et firma ad te permaneat, fac de me quidquid tibi placuerit9. »
J’aime beaucoup ce mystère de la Providence qui se plaît à me faire vivre en quelque sorte au jour le jour. Quand le temps en sera venu, nous recevrons chacun notre mission. Je ne saurais me mettre en peine de celle qui m’écherra : tous nos confrères de Chine qui avaient donné dans nos divers établissements de France tant de preuves de sagesse, de piété et de zèle et dont Dieu a merveilleusement béni les travaux dans ces contrées étrangères, possèdent d’avance toute mon estime et toute ma confiance. Leur charité et leur expérience m’assurent également de leur part une direction aussi bienveillante que sûre et nécessaire.
Nous avons cependant commencé à étudier le Chinois. M. Ly est notre professeur. Je crois qu’il m’en coûtera long d’apprendre cette langue ; à en juger d’après les premières apparences, je ne m’en tirerai pas avec autant d’honneur que M. Gabet et M. Perry. On dit que M. Clet ne l’a parlée qu’avec une grande difficulté. Mes précédents me donnent quelques traits de ressemblance avec lui. Puissè-je ressembler jusqu’à la fin à un vénérable confrère dont la longue vie apostolique a été couronnée par la glorieuse palme du martyre !
Vous me sauriez mauvais gré, Monsieur et très honoré confrère, si je ne vous disais rien de notre santé. J’ai éprouvé un grand mieux dans mes malaises. L’air de la mer m’a beaucoup dégagé la tête et m’a délivré de cet échauffement qui me consumait tous les membres, de sorte que me voilà à peu près aussi bien que mon tempérament puisse le permettre. Mes deux compagnons de voyage jouissent d’une très bonne santé. Comme ils ont toujours été tels que vous les avez connus à Paris, je n’entrerai dans aucun détail à leur sujet. Ils n’ont cessé de travailler sur l’Ecriture sainte et le Catéchisme du Concile de Trente. Pour moi, ma principale occupation a été la lecture de la vie de saint Vincent. Je ne pouvais me consoler de la perte que j’avais faite de vos doux et sages entretiens que par ceux de ce bon Père. La plupart des Messieurs des Missions étrangères ont eu la dévotion de lire cette vie. Ils auraient même désiré que j’eusse pu leur en céder quelque exemplaire.
Ces cinq Messieurs, qui sont venus avec nous, sont des sujets distingués, et lorsque leurs missions sont si bien fournies, il ne faut pas s’étonner de les voir prospérer. Le bien des nôtres tient beaucoup à ce qu’il n’y soit envoyé aussi que des hommes choisis, des hommes longtemps préparés, des hommes d’une grande abnégation et pleins de l’esprit de Dieu ; pour cela il est absolument nécessaire qu’ils aient passé plusieurs années à notre bonne école de Paris.
Vous savez que nous ne devions pas passer par Manille. Y fussions-nous passés, nous n’eussions pas été plus avancés pour l’ordination de M. Perry, puisque d’après la bulle de Benoît XIV, les Supérieurs de la Congrégation ne peuvent donner des dimissoires que pour leurs sujets qui ont fait les vœux.
Il me tarde de recevoir des nouvelles de nos confrères d’Europe, en particulier de nos respectables anciens de la maison de Paris. Dieu veuille nous les conserver longtemps et continuer à répandre sur eux ses plus abondantes bénédictions. Il ne me tardera pas peu aussi de connaître les résultats de la dernière assemblée. Quoique encore sur mer, nous fîmes une neuvaine à l’époque où elle devait avoir lieu. Avant que vous ayez reçu cette lettre, le Très Honoré Père aura satisfait à notre juste impatience. Vous savez combien tout ce qui concerne la Congrégation me touche au vif. Parmi les consolations que Dieu peut me réserver, la moindre ne sera pas celle d’apprendre par vous qu’il la protège toujours et qu’il l’anime de plus en plus de l’esprit du saint fondateur. Je tiendrais beaucoup à avoir quelques lettres de vous ; elles seraient plus précieuses pour moi que l’or et le topaze. J’aime tant vos avis et même vos paternelles réprimandes.
Comme je n’écris pas par cette occasion au Très Honoré Père, laissant à M. Torrette le soin de lui annoncer notre arrivée, permettez-moi de vous confier celui d’interpréter auprès de lui les sentiments de mon profond respect.
Si je ne craignais de me rendre trop importun, je vous prierais encore de m’acquitter auprès de nos confrères et de nos Sœurs selon votre commodité. Je suis persuadé que vous ne m’oublierez pas auprès de la mère Beaucourt10. Je suis sûr encore que vous chercherez à nous obtenir un nouveau tribut de prières. La perspective de la seconde campagne qui nous reste à faire et qui est bien plus périlleuse que la première nous en fait vivement sentir le besoin, surtout à moi qui n’ai aucune vertu du missionnaire. Ce serait peut-être le cas de faire pleurer la bonne sœur G.
Si M. Saphary et autres vous demandaient de mes nouvelles, je vous serais obligé de m’acquitter à leur égard. Je ne vous recommanderai pas de nouveau mon petit frère, connaissant tout l’intérêt que vous lui portez. Il est dans un paradis terrestre, je serais désolé qu’il n’y persévérât pas.
Veuillez agréer, Monsieur et très honoré Confrère, l’hommage des sentiments de respect, d’attachement et de reconnaissance que je vous ai voués pour la vie et avec lesquels je suis, en union de vos prières et saints sacrifices, votre très humble et très obéissant serviteur,
J.G. Perboyre i. p. d. l. m.
— Item de la part de MM. Gabet et Perry.
Lettre 63. — Maison-Mère, original 50bis.
- Le Go, voir Lettre 12, note 1, p. 22.
- « Si je prends des ailes au point du jour pour aller aux extrémités de la mer, c’est votre main qui m’y conduit et c’est votre droite qui m’y soutient. » (Ps. CXXXVIII, 9-10).
- Leite (Joaquim-José), C.M., prêtre, né à Villanova dos lnfantes, canton de Guimaraes, Portugal, le 16 septembre 1764 ; reçu au séminaire à Lisbonne le 27 octobre 1781 ; y fit les vœux le 28 octobre 1783. Arrivé à Macao le 20 mai 1801. Décédé à Macao le 25 juin 1853.
- Borja (Nicolao-Rodriguez Pereira de), C.M., évêque, né à Cortiçada, commune d’Aguiar de Beira, Portugal, en 1777 ; reçu au séminaire à Lisbonne en 1794. Arrivé à Macao le 3 août 1802. Elu évêque de Macao, prend possession de son siège le 14 novembre 1843. Décédé le 29 mars 1845, avant son sacre.
- Miranda (José-Joaquim Pereira de) senior, C.M., prêtre né à Nozellos de Montforte de Rio Livre, Portugal, en 1776 ; reçu au séminaire de Lisbonne en 1793 ou 1794. Arrivé à Macao le 7 décembre 1803. Décédé à Macao le 4 novembre 1856.
- Gonçalves (Joaquim-Alfonso), C.M., prêtre, né à Tojal, province de Tras-os-Montes, Portugal, le 23 mars 1781 ; reçu au séminaire à Lisbonne le 17 mai 1799 ; y fit les vœux le 18 mai 1801. Arrivé à Macao le 28 juin 1813. Décédé à Macao le 3 octobre 1841.
- Matta (Jeronimo-José da), C.M., évêque, né à Arnoia, province de Beira-Baixa, le 18 décembre 1804 ; reçu au séminaire de Lisbonne en 1823 ; arrivé en Chine le 24 octobre 1825 ; ordonné prêtre aux Philippines en 1829 ; nommé coadjuteur de Mgr Borja en 1844 ; succède le 29 mars 1845 ; sacré aux Philippines en 1846 ; résigne son siège en 1859. Décédé à Campo Maior, Portugal, le 5 mai 1862.
- « Mon fils laissez-moi agir comme je veux à votre égard. Je sais ce qui vous est le plus expédient ». (Imit. III, c. XVII, 1).
- « Seigneur, pourvu que ma volonté soit toujours droite et constamment attachée à vous, faites de moi tout ce qu’il vous plaira. » (Imit. III, c. XVII, 1).
- Sœur Antoinette Beaucourt, Fille de la Charité, Supérieure de la Compagnie de 1827 à 1833 ; décédée le 4 janvier 1837.