14. L’heure de la moisson
Ce matin du vendredi 11 septembre 1840, un courrier de l’Empereur arrive au palais du Vice-Roi. Celui-ci regarde la signature apposée à l’encre rouge qui approuve la condamnation à mort par strangulation de Toung-Wen-Siao. D’après la teneur du message, l’exécution doit être immédiate. Tchow-Thien-Tsio dépêche sans tarder un satellite à la prison pour en extraire les condamnés. On tire des sinistres cellules cinq détenus à qui l’on doit trancher la tête et le père Jean-Gabriel Perboyre, destiné à être étranglé.
Le cortège de mort se dirige au pas de course vers le lieu du supplice final. Chaque condamné est revêtu de la robe rouge signifiant sa culpabilité. Tous ont les mains liées derrière leur dos et tiennent bien fixé, un long bambou portant un écriteau où est inscrit le motif entraînant la sentence de mort. Celui de Jean-Gabriel mentionne simplement : « Kiao Feï » (secte abominable). De nombreux soldats et satellites des tribunaux entourent les prisonniers gardant la tête baissée. Intriguée par les nombreux cris des gardiens, une foule de badauds commence à se joindre à la troupe et à courir avec elle. Un peu à l’écart de ce tumulte, quatre mandarins suivent la scène au nom du Vice-Roi.
Le lieu du supplice est en dehors de la ville de Ou-Tchang-Fou. On y accède par le franchissement d’une de ses portes, celle que l’on nomme Tcha Hou Men. Le « Golgotha » de Jean-Gabriel porte le nom de Tcha-Hou, ce qui signifie « la montagne rouge » à cause de la couleur de son sol. L’inquiétant détachement arrive maintenant à l’endroit prévu. Les quatre mandarins ordonnent alors de trancher, sans plus attendre, la tête des cinq malheureux condamnés qui accompagnaient le missionnaire. Pendant ce temps, Jean-Gabriel, à genoux, s’abîme dans une prière profonde, comme Jésus, son bien-aimé maître, qui lors de sa Passion, le fit au Jardin des Oliviers.
L’heure est venue pour la Moisson. Le grain qui a souffert et saigné le martyre de la torture va être, pour toute récolte, mis à mort.
Les satellites ôtent la chemise rouge du prêtre et ne lui laissent qu’un caleçon. On lui attache les mains derrière le dos tout en fixant ses bras à la courte traverse horizontale du gibet déjà dressé. Les jambes du malheureux sont repliées vers l’arrière et liées ensemble. Jean-Gabriel est comme à genoux sur sa croix. Suspendu à quelques centimètres à peine du sol, il est maintenant une victime offerte à la vue de toute la foule des curieux.
Il est environ midi lorsque le bourreau, debout derrière la croix, passe autour du cou du condamné, une corde qui le fixe contre le bois. Par trois fois, selon la règle en vigueur, au moyen d’un court bambou, il serre petit à petit la gorge du condamné. Puis le bourreau relâche la pression permettant ainsi au prisonnier de reprendre son souffle. Une deuxième fois, il serre la corde presque jusqu’à l’étouffement, puis il la relâche de nouveau. La troisième fois, il serre nerveusement la corde et la maintient ainsi contractée jusqu’à ce que la mort achève son œuvre. Alors, doucement, la tête de Jean-Gabriel s’incline dans la mort. Pour s’assurer du trépas, un satellite lance au supplicié un violent coup de pied dans le ventre.
Perdu au milieu de cette foule bruyante de païens, un chrétien est là, contemplant an silence le visage du Martyr de la Foi qui reflète la paix et la sérénité. Les yeux ne paraissent pas exorbités, comme ils le sont normalement lors de pareils supplices. Il semble encore respirer. Des païens se mettent à leur tour à s’approcher. Ils remarquent aussi la sérénité de ce mort et certains en sont bouleversés. L’un d’entre eux en viendra plus tard à se convertir au Christianisme.
Quelques témoins oculaires raconteront l’année suivante ce souvenir du martyre de Jean-Gabriel Perboyre et parmi eux, certains virent une croix briller dans le ciel. L’un d’eux raconta : « Quand il fut martyrisé, une croix, grande, lumineuse et très régulièrement dessinée, apparut dans les cieux. Elle fut aperçue par un grand nombre de fidèles, habitant diverses chrétientés très distantes les unes des autres. Beaucoup de païens furent aussi témoins de ce prodige et quelques uns s’écrièrent : « Voilà le signe qu’adorent les chrétiens, je renonce aux idoles, je veux servir le Maître du Ciel ». Ils ont en effet embrassé le christianisme et Mgr Rizzolati leur a administré le baptême. Quand Monseigneur apprit le fait que je viens de rapporter, il n’y ajouta pas d’abord grande foi. Mais depuis, frappé du grand nombre et de l’importance des témoignages, il a fait une enquête dans les formes, d’où il constate qu’une Croix grande et lumineuse et bien formée, a apparu dans les cieux, qu’elle a été vue à la même époque, de même forme et de même grandeur, et sur le même point du ciel par un grand nombre de témoins, chrétiens et païens ; que ces témoins habitaient des districts très éloignés les uns des autres et qu’ils n’avaient pu avoir ensemble aucune communication. Monseigneur a, de plus, interrogé les chrétiens qui avaient connu M. Perboyre, et tous ont déclaré qu’ils l’avaient toujours regardé « comme un grand saint » ». On a vu cette même croix, quelque temps plus tard, rayonner sur le cimetière où reposait Jean-Gabriel.
Avant de quitter les lieux du supplice, un des quatre mandarins ordonne de recouvrir le corps de Toung-Wen-Siao d’un voile afin d’empêcher une émotion populaire de trop grande ampleur. Quant aux soldats, ils repartent, emportant avec eux les vêtements du martyr et laissant son corps en spectacle à la curiosité des passants toute la nuit.
Ce soir-là, et en l’absence du père Rizzolati, parti au Chensi pour y recevoir la consécration épiscopale, le père François Maresca, religieux missionnaire de la Sainte Famille de Naples, qui vient d’apprendre la terrible nouvelle, envoie son serviteur accompagné du catéchiste André Fong pour essayer de récupérer autant que possible le corps de celui que déjà on appelle ouvertement le Martyr de la Foi. Les deux hommes, assistés de quelques chrétiens mettent alors au point une efficace transaction. Contactant les soldats de garde qui doivent enlever le corps au petit matin et l’ensevelir avec ceux des autres condamnés dans une fosse commune, et moyennant quelque argent, ils réussissent à échanger, sur le chemin du cimetière, un cercueil plein de terre avec celui de leur martyr. Ceci se passe sans difficulté et les chrétiens récupèrent le corps de leur prêtre ainsi que les vêtements que les soldats acceptent de donner et les cordes ayant servi au supplice.
Vite on s’affaire à la toilette funèbre. On habille le corps de Jean-Gabriel d’un grand linge de coton puis d’une longue tunique et d’un bonnet noir. Cela fait, on place le martyr dans un cercueil plus grand, plus joli, allongé sur une couverture, la tête reposant sur un coussin et on le recouvre d’une autre couverture. Les femmes passent la nuit et la journée à confectionner de beaux vêtements pour le défunt avec des étoffes de soie achetées par le père Maresca. Enfin, comme la coutume l’exige, on étend un voile fin sur le visage du mort. Puis, on célèbre, à l’intention de celui que certains considéraient déjà comme un saint, l’office des défunts dans l’espérance de la Lumière Éternelle.
Déjà, pointe l’aurore du dimanche, annonçant une belle journée. Des silhouettes s’agitent dans le petit matin. André Fong, aidé de quatre jeunes chrétiens, porte le cercueil au cimetière se trouvant sur la Montagne Rouge. On avance lentement jusqu’à l’emplacement des tombes chrétiennes. Arrivée au terme de cette procession, avec des gestes lents emplis de respect, la petite troupe pose le regretté missionnaire dans la tombe creusée à côté de celles de trois Jésuites et tout près de François-Régis Clet, qui l’avait précédé dans le martyre, vingt ans plus tôt et dont il enviait à certains moments le sort. Par prudence, aucun prêtre ne s’est déplacé, on ensevelit alors le corps avec les rites ordinaires en usage pour tout baptisé : une aspersion d’eau bénite et une simple prière. Puis, respectant la coutume locale et pour éviter là encore toute suspicion, les chrétiens organisent un repas funéraire en invitant quelques païens, dont en particulier, la famille gardienne du cimetière.
Mgr Rizzolati constate avec peine que le père Perboyre n’est pas le premier martyr. En moins de trente ans, cette province chinoise du Houkouang a été baignée du sang de trois Martyrs de la Foi européens : un italien, le père Triora, franciscain et les deux lazaristes François-Régis et Jean-Gabriel. Dans la douleur il s’écrie : « Plaise à Dieu, par les mérites de ces saintes victimes, accorder la paix à cette contrée, bouleversée par cette violente persécution et briser la haine des ennemis de la religion chrétienne ! »
La communauté chrétienne ne tarde pas à vénérer la mémoire de son dernier martyr. Une vague de témoignages se déploie comme la mer qui arrose une terre trop sèche. Des païens restent bouleversés par le courage extraordinaire manifesté par Jean-Gabriel face aux multiples souffrances endurées et à sa mort. Certains entament, auprès des chrétiens touchés dans leur chair, un chemin de conversion. D’autres, même, se mettent à comparer Jean-Gabriel à leurs dieux.
Le chemin terrestre du petit missionnaire quercinois s’achève en terre chinoise. Un autre chemin commence, qui le mènera encore plus loin à travers notre histoire. Depuis son martyre, les hommes découvrent en cet homme ordinaire ayant vécu à fond l’idéal évangélique, un signe de la présence agissante de Dieu, un signe valable encore aujourd’hui et pour chacun d’entre nous.