13. Le grain qui saigne
Tchow-Thien-Tsio n’aime pas les chrétiens. On dit dans la région qu’il n’a pas supporté, étant jeune étudiant, d’avoir été évincé par les succès d’un concurrent confessant cette religion lors de l’obtention du doctorat. Aujourd’hui, Vice-Roi et toujours soucieux de son autorité, il garde sa rage au cœur envers ces gens adhérant à ces croyances étrangères et qui peuvent un jour, pense-t-il, prendre le pouvoir. Malgré les appels à la tolérance de l’Empereur Tao Kouang, il se fait un devoir d’arrêter leur progression. Le seul moyen qu’il voit à sa disposition et qu’il juge effectivement radical pour cela, est la persécution massive des responsables : les prêtres étrangers. On lui attribue parfois l’horrible fait d’infliger lui-même les sévices aux personnes qu’il fait mettre aux arrêts et malheureusement ce fait se vérifiera avec Jean-Gabriel. Certains pensent encore qu’il est l’inventeur sadique d’un nouveau moyen de torture : un siège hérissé de pointes, destiné aux coupables rebelles aux aveux.
Furieux des piètres résultats de ses mandarins face à Jean-Gabriel, il décide de convoquer ce prêtre et d’en finir une fois pour toutes avec lui. Les deux hommes que tout oppose se verront une quinzaine de fois en deux mois.
Comparaissant devant le Vice-Roi, le missionnaire est forcé de s’agenouiller. Tchow-Thien-Tsio regarde curieusement un tableau représentant Marie. S’adressant alors au prêtre, il lui demande si les couleurs utilisées n’ont pas été composées avec des yeux arrachés aux Chinois. L’homme de Dieu repousse cette sordide théorie à plusieurs reprises. En représailles à son indignation, on attache sauvagement Jean-Gabriel à une poutre pour le rouer de coups de bambou.
A son tour, le Vice-Roi veut forcer le prêtre à fouler un crucifix. « Après tout, souligne-t-il avec ironie, ce n’est que du plâtre ! » Blessé par une telle ignominie, le missionnaire répond : « Comment ferai-je injure à mon Dieu, mon Créateur et mon Sauveur ? » Il se prosterne alors devant la croix, comme il l’avait déjà fait, et la couvre de baisers tout empreints de larmes. Au milieu de sa diatribe acerbe, l’ennemi des chrétiens présente alors une statue d’idole et promet la liberté à Jean-Gabriel s’il l’adore. Rassemblant son courage, celui-ci déclare : « Tuez-moi, je ne veux pas et je ne voudrai jamais m’abaisser à cet acte ». La chose est entendue. On bouscule alors le pauvre homme qui tombe à genoux sur des chaînes et des tessons de poterie. Les soldats poussent même le vice à apposer sur ses mollets une poutre de bois et à y grimper dessus pour faire davantage pression sur les jambes blessées. Trouvant le supplice insuffisant, le cynique président de ce tribunal injuste fait graver avec une pointe de fer sur le front de son prisonnier ces caractères : « Kiao-Feï » (ce qui signifie : « secte abominable »).
Lors d’autres comparutions toutes aussi inhumaines les unes que les autres, Jean-Gabriel a été la victime innocente d’atrocités sans nom comme par exemple le corps que l’on suspend en hauteur et qu’on laisse retomber de tout son poids ou encore le fait d’asseoir le condamné sur un tabouret surélevé après avoir attaché des pierres à ses pieds de manière à ce que le poids provoque des douleurs effroyables dans les articulations.
On a également vu le Vice-Roi descendre de son trône et venir lui même infliger d’autres tourments au malheureux prisonnier devenu en quelque sorte un pantin désarticulé. Les soldats n’ont pas lésiné sur les coups de fouet et autres coups de bambou. Rien n’a été épargné à Jean-Gabriel qui, pourtant, n’a jamais renié sa foi. Il n’a pas endossé la responsabilité d’un seul de ces crimes infâmes dont, à tort, on l’accusait.
Le Vice-Roi reste stupéfait devant l’impassibilité du missionnaire européen. Il sait, malheureusement par ses sinistres expériences, que par de tels sévices on obtient les aveux les plus fous. Refusant de s’avouer vaincu par cet homme misérable sans défense, il lui promet une fin de vie à la hauteur de ce qu’il croit être son espérance : « C’est en vain que vous désirez mourir promptement. Je vous ferai endurer pendant longtemps les douleurs les plus cuisantes. Chaque jour, vous serez torturé par de nouveaux supplices et cette mort que vous souhaitez, vous ne la trouverez qu’après avoir épuisé les tourments les plus atroces. » Et sans plus attendre, il fait rosser de nouveau le malheureux muré dans un silence de mort mais trouvant que les coups ne sont pas assez violents, il bondit encore de son siège de président et se jette avec hargne sur sa pauvre victime pour la fouetter lui-même.
N’espérant enfin plus rien de sa violence, le Vice-Roi fait ramener le père Perboyre dans sa prison. Le prisonnier ne tient pas debout, il n’est qu’une énorme plaie béante qui laisse couler son sang. Les yeux ne s’ouvrent plus. Les lèvres ne murmurent aucun son. On craint pour ce qui reste de sa vie. Les gardiens, émus de le voir dans cet état, essayent de le soulager et de lui prodiguer quelques soins. Durant trois jours, le missionnaire est entre la vie et la mort. Puis, reprenant petit à petit ses esprits, il revient à la vie et rouvre les yeux.
Il est temps pour le Vice-Roi d’annoncer aux condamnés, le verdict du Tribunal Suprême. Jean-Gabriel Perboyre et quelques prisonniers chrétiens ayant été fidèles à leur foi de baptisés sont convoqués pour entendre cette sentence emphatique : « Toi, Toung-Wen-Siao, tu dois être étranglé ; et vous qui n’avez cessé de résister aux ordres de vos supérieurs et n’avez point voulu renoncer à votre foi, vous allez être envoyés en exil. Je veux cependant encore essayer de vous sauver : reniez votre foi et aussitôt vous serez libres, sinon vous aurez le châtiment que vous méritez ». Sans hésiter et retrouvant la verve qu’on lui connaît, le prêtre s’exclame : « Plutôt mourir que de renier ma foi ! » et tous les amis de Jésus ici rassemblés en dirent autant. Constatant alors la fraternelle solidarité chrétienne qui éclatait en plein jour, le Vice-Roi présente à chacun le document stipulant le terrible verdict : « Signez votre propre condamnation en traçant de votre main sur cette feuille une croix « . Les uns après les autres, en commençant par le prêtre, s’approchent alors du registre et dessinent la croix demandée, cette croix qui pourrait bien être la Croix du Christ. Tout est clair pour tous, le Vice-Roi prononce alors à haute voix, la sentence finale et fait reconduire en prison les condamnés.
Tchow-Thien-Tsio n’avait pas le pouvoir de faire exécuter cette décision de justice. Seul, l’Empereur Tao-Kouang pouvait la ratifier et la rendre exécutoire.
Le 15 juillet 1840, le dossier parvient à l’autorité impériale. L’ayant édulcoré pour ne pas s’attirer les foudres de l’Empereur, le Vice-Roi s’attache seulement à souligner la culpabilité évidente de l’européen entré clandestinement en Chine pour y propager une fausse religion en s’enrichissant sur le dos des chinois. Il entraîne dans sa folie de nombreux coupables dont certains ont heureusement apostasié et pour lesquels, par conséquent, la grâce est demandée. Selon la loi, celui que l’on appelle Toung-Wen-Siao est condamné à la strangulation et les autres doivent être exilés et livrés à l’esclavage.
Au vu de ce rapport, le 27 août suivant, après délibération en haut lieu, les conseillers de l’Empereur du Pays Céleste dressent le réquisitoire signé de la main de Tao-Kouang : « L’Européen Toung-Wen-Siao, marqué du signe d’infamie, doit subir la strangulation pour s’être introduit dans la Chine et y avoir, comme chef de confréries religieuses, prêché la doctrine du « Maître du ciel » ; séduit et trompé un grand nombre d’hommes. La sentence sera exécutée immédiatement, sans le moindre délai. Les dix autres coupables et parmi eux, la vierge Anna Kao, seront envoyés en esclavage. Les trente-quatre autres qui ont renoncé à leur erreur sont exemptés de châtiments et seront remis en liberté, à condition qu’ils offrent des garants. »
Le Vice-Roi, qui recevra le courrier de l’Empereur le 11 septembre suivant, est tout heureux d’avoir obtenu ce qu’il souhaitait depuis le début de cette affaire. Son bonheur sera, malgré tout de courte durée. Il sera en effet dénoncé à l’Empereur pour sa tyrannie et son ignominieuse cruauté par quelques mandarins devenus plus humains à l’égard des chrétiens qu’ils ne jugeaient pas si dangereux que ça. La sanction tombera quelques mois plus tard : il sera destitué et envoyé en exil.
Pendant ce temps, Jean-Gabriel croupit toujours dans sa sordide prison mais le régime y devient maintenant plus humain. Les geôliers perçoivent dans ce condamné un peu particulier un être différent. Il n’est pas comme tous ces prisonniers de droit commun qui n’arrêtent pas leur vilenie. Calme et effacé, restant dans son coin, il semble attendre. Quelquefois, il est rempli de compassion pour ses compagnons d’infortune qui sont alors saisis d’étonnement.
Le sachant condamné à une mort proche, les gardiens, comme il le font en de pareils cas, relâchent un peu leur surveillance et permettent les visites. C’est ainsi, qu’un jour, revient le père André Yang qui n’a plus besoin d’un déguisement. Les soldats le laissent passer et s’écartent pour que les deux hommes puissent parler et prier ensemble. Une fois, lors du départ de son jeune visiteur, Jean-Gabriel entend cette parole réconfortante : « soyez sans crainte, nous aurons bien soin de lui ! » Également surpris d’une telle chaleur, le père Yang s’en retourne auprès du père Rizzolati qui le renvoie à la prison avec des provisions de pain, de vin, des habits, des couvertures et de l’argent. Le geôlier refuse en disant qu’un de leurs amis est déjà passé et a donné de l’argent qui n’est pas encore dépensé. En effet, vu son état de santé et l’avis du médecin, Jean-Gabriel ne peut pour l’instant se nourrir que d’eau de riz et de quelques herbes salées. Puis le geôlier s’empresse de rassurer le jeune visiteur en l’assurant que dès qu’il sera remis de ces blessures, Jean-Gabriel, qu’il apprécie tout particulièrement, sera l’objet de toute son attention.
A partir de ce moment, le catéchiste Fong vient tous les jours à la prison, apportant de quoi améliorer l’ordinaire fort désagréable et quelque peu répugnant pour un petit estomac européen. Cependant, à partir du 20 août 1840, ses forces étant bien revenues, le missionnaire se met à refuser cette bonification. Guéri de ses blessures, il se met à faire pénitence et à réclamer le régime commun. Sa préparation pour le dernier voyage peut continuer.
C’est à cette époque que le père Rizzolati, désirant avoir un témoignage de ses tourments, lui fait apporter par le père Yang et André Fong, de quoi écrire pour qu’il relate lui-même ses souffrances.
Cette lettre, écrite en latin, est la dernière de Jean-Gabriel Perboyre : « Les circonstances du temps et du lieu ne me permettent pas d’écrire avec de longs détails. Vous pouvez être largement renseigné par d’autres voies. Lorsque je fus parvenu à Kou-Tcheng, où je fus bien traité par le Tcheu-Hien (sous-préfet) tout le temps de mon séjour, j’y subis deux interrogatoires. A Siang-Yang-Fou j’ai subi quatre interrogatoires, pendant l’un desquels je suis resté toute une demie journée durant les genoux nus sur des chaînes et suspendu à l’instrument de supplice « hantse ». A Ou-Tchang-Fou, j’ai subi plus de vingt interrogatoires et dans presque tous j’ai souffert diverses tortures, parce que je ne voulais pas dire ce que les mandarins désiraient apprendre (si j’eusse parlé, la persécution aurait vite éclaté dans tout l’empire). cependant, ce que j’ai souffert à Siang-Yang-Fou a été directement à cause de la religion. A Ou-Tchang-Fou, j’ai reçu cent dix coups de pant-tse 8, parce que je n’ai pas voulu fouler la croix ; plus tard vous apprendrez d’autres détails. Sur les vingt chrétiens environ, les deux tiers ont apostasié, et cela publiquement. »
Son cœur de missionnaire se porte encore, à l’aube de sa mort, vers les paroissiens qu’il a connus et aimés. Ainsi, lorsque le catéchiste Ou-Kiang-Te vient le voir, il lui dit d’affermir ses frères par ces quelques mots inspirés de Saint-Paul : « Quand tu retourneras, salue en mon nom tous les chrétiens de Tchayuenkow. Dis-leur de ne pas craindre cette persécution. Qu’ils aient confiance en Dieu. Moi, je ne les reverrai plus ; eux non plus ne me reverront pas car certainement, je serai condamné à mort. Mais je suis heureux de mourir pour le Christ ».
Certain que sa mort affûte ses armes les plus tranchantes, Jean-Gabriel s’y prépare avec un cœur totalement noyé en Dieu. Se donnant de tout cœur à Lui, comme Saint Vincent ne cessait de le demander 9. et avec le secours de la sainte grâce, il s’apprête à faire d’elle non pas un échec stupide ou une victoire du mal mais une semence discrète de la Parole de Jésus sur cette terre en gestation de l’Esprit-Saint. Le grain saigné que les bourreaux mettront à mort sera en fait, par la croix qu’il portera en lui, le germe de l’Évangile éclosant sur le sang des apôtres donnant leur vie pour la Vie.