V. La ville de la Vierge
Burgos, le 20 novembre 1852.
Si les rois ont délaissé Burgos, la vieille ville a gardé une reine qui la fait vivre, qui n’a pas cessé d’y habiter une magnifique demeure. Cette reine est la Vierge Marie. En effet la capitale de l’An- cienne-Castille, abandonnée de sa noblesse, sans commerce, sans industrie, aurait péri depuis longtemps, si elle n’avait conservé sa vie ecclésiastique, son rang de métropole, et son incomparable cathédrale. La puissance de cet archevêché et les fondations religieuses qui s’étaient multipliées à son ombre y retinrent un clergé nombreux et lettré. Tant d’églises et de couvents entretenaient une population d’employés, d’ouvriers, de pauvres mêmes, trop assurés peut-être de trouver la soupe à la porte du lieu saint. Aujourd’hui le sanctuaire a perdu ses richesses, mais non pas scs lumières. Tandis que le célèbre père Cyrille, élevé au siège de Burgos, s’y repose d’une destinée agitée, autour de lui, aux plus hauts rangs de la hiérarchie, on voit plusieurs de ces. hommes savants et bons qui ont fait la juste réputation du clergé espagnol. Je trouvais ce caractère chez le vénérable M. Orteaga y Ercilla, archidoyen du chapitre (arcideano), théologien consommé, promoteur de toute œuvre charitable, animant de son exemple et de son concours une troupe de jeunes laïques ardents au bien. Avec quels regrets nous entretenions-nous ensemble de ce profond et judicieux Balmès, enlevé si jeune, non pas seulement à son pays, mais à 1 Eglise, à la philosophie chrétienne ! Avec quelles espérances nous attachions-nous à cet esprit moins sûr, mais généreux et brillant, à cette pensée hardie, à cette parole éloquente deDonoso Cortès, bien éloigné de croire que sitôt allait s’éteindre la seconde étoile du ciel d’Espagne ! Toutefois je ne craindrai jamais les ténèbres éternelles pour un pays catholique, où la science est comptée parmi les dons du Saint-Esprit et parmi les devoirs du prêtre. Le collège de Saint-Jérôme à Burgos conserve l’enseignement des langues anciennes et des langues orientales. La ville a deux bonnes écoles primaires pour les garçons; et je n’ai pas vu sans plaisir nombre de campagnards acheter des romances et des légendes, littérature d’un peuple simple, j’en conviens, mais enfin d’un peuple qui sait lire.
J’ai dit que la Vierge Marie est reine de ce peuple. En effet, dans la pensée du moyen âge, le domaine d’une égliseépiseopale appartient au saint titulaire de la cathédrale : c’est lui qui paraît dans les actes pour recevoir les legs et donations ; il a la garde du patrimoine ecclésiastique, et le soin d’en châtier les profanateurs. Burgos était donc du domaine de Notre-Dame, et voici comment. La légende rapportait que l’apôtre saint Jacques, évangélisant l’Espagne, s’était arrêté à Saragosse, où il convertit huit païens. Fatigué peut-être de la dispute, il s’endormit au pied d’une colonne : tout à coup, porté par un groupe d’anges, la Vierge descendit des airs sur la colonne, et, s’adressant à l’apôtre, le remplit d’une nouvelle ardeur. Alors saint Jacques s’enfonça plus avant dans le pays, pénétra au eœur de la Vieille-Castille, jusque dans la ville d’Auea, et y laissa pour évêque son disciple Indale- cius. Mais Auca et son siège épiseopal, emportés dans l’invasion musulmane, disparaissent jusqu’en 1075, où l’évêque Ximeno transporte â Burgos les ossements de ses prédécesseurs et l’antique image de la Vierge, devant laquelle ils avaient prié. On lui consacra d’abord un oratoire humble et pauvre. Mais, quand furent venus les jours glorieux de saint Ferdinand, ce grand roi, qui élevait les cathédrales de Tolède, d’Osma, de Tuy, d’Orense, abandonna sans regret son palais â l’évêque Maurice pour bâtir Notre-Dame de Burgos. Maurice posa la première pierre le 20 juillet 1221 ; il traça les proportions de l’édifice. Il les voulut imposantes, spacieuses, telles qu’elles convenaient à la capitale d’un peuple vainqueur. Mais la grandeur même de son dessein ne lui permit pas d’en voir l’achèvement. Les Espagnols, qui ne se presseront jamais, qui mirent huit cents ans à reconquérir leur pairie, voulurent plus de deux siècles pour achever leur cathédrale. Il semble même que la Vierge, gour- mandant la lenteur des vieux chrétiens, alla tirer d’une race méprisée l’homme destiné à terminer l’œuvre de saint Ferdinand : ce fut l’évêque Alonso, juif converti, d’une famille étroitement attachée à la secte pharisienne, et cependant qui se faisait gloire d’être issue de la même race que Marie, mère de Jésus. Baptisé dans sa jeunesse avec son père et ses quatre frères, il s’engagea dans les ordres, devint évêque de Burgos et l’un des flambeaux de l’Eglise d’Espagne. Il la représenta noblement au concile de Baie, et ramena des bords du Rhin l’architecte Jean de Cologne, qui reprit en 1442 les constructions interrompues, éleva la façade et la flanqua de ses deux tours1.
Lorsqu’on vient de visiter les murs de Diego Porcellos, ce qui reste du château des rois et l’arc de Fernan Gonzalez, en quittant ces quartiers délabrés et déserts, on découvre tout à coup la façade de la cathédrale etses deux flèches. A la vue de cet édificé toujours jeune, on bénit Dieu d’avoir mis sur la terre une puissance plus durable que les héros et les rois.
En effet, la cathédrale de Burgos s’annonce d’abord comme un édifice jeune, élancé, qui n’est pas sans majesté, mais qui a surtout l’élégance et la grâce. Je ne parle pas des premières assises de la façade, ni de la porte principale, défigurées par le vandalisme moderne. Mais au-dessus de ce soubassement dégradé rayonne la rosace : plus haut une riche galerie ouvre ses arcades sous lesquelles huit statues des rois sont rangées comme une garde d’honneur; de là partent deux longues fenêtres ogivales, et le front de l’édifice se termine par un balustre merveilleusement découpé, dont le dessin forme cette inscription : Tota pulchra es et décora. Des deux côtés les tours s’élancent et portent à une hauteur prodigieuse des flèches découpées à jour. Ces deux pyramides égales montent à trois cents pieds; elles défient les ouragans de la Castille; et cependant rien n’égale la délicatesse de leur réseau. La broderie de pierre qui les entoure forme d’un côté ces mots : Agnus Dei; de l’autre, Pax vobis. Ces paroles pacifiques proclamées dans un siècle violent n’étaient pas moins miraculeuses que les deux flèches dressées au milieu des orages.
Maintenant il faut monter la calle alta qui mène au portail septentrional : là paraît d’abord le portail même, somptueusement orné : les douze apô 1res y veillent aux pieds du Christ; puis, tout le chevet de la cathédrale, avec ses deux rangs de fenêtres, ses contre-forts, ses clochetons, et tout autour une balustrade élégante, gardée de distance en distance par des anges qui déploient leurs ailes. Une imagination complaisante supposerait volontiers que ces habitants du ciel sont les vrais architectes de l’aérienne cathédrale, et qu’ils veillent à sa défense. Ce serait assez pour faire une belle église. Mais celle de Burgos a deux ornements qui la distinguent entre toutes. A l’endroit où la nef el le transsept se coupent pour former la croix, une large tour octogone (el Crucero) s’élève jusqu’à la hauteur de deux cent trente pieds. Deux rangs de fenêtres l’éclairent, et des huit angles se détachent huit petites tours, toutes découpées, toutes peuplées de saints, toutes terminées par de fines aiguilles. Derrière l’église, la coupole de la Chapelle du Connétable, moins élevée, mais toujours octogone, reproduit la même décoration. Ce sont comme deux diadèmes que porte cette reine des basiliques espagnoles. On raconte que Charles Y, à la vue de Cru. cero, fut frappé d’admiration. «Il faudrait, dit-il, mettre ce joyau dans un écrin, et le traiter comme une chose qui ne se voit pas tous les jours et qui se fait désirer. » Assurément l’étranger qui passe ne forme pas le même vœu que Charles Y ; mais, ravi de cette cathédrale, il ne peut s’empêcher de lui adresser ces mots qu’elle porte au front, en l’honneur de la Vierge Marie : « Vous êtes toute belle et gracieuse. »
Dieu sait si volontiers nous achèverions le tour, si nous resterions longtemps suspendus devant les fines sculptures dont la Renaissance a décoré la petite porte de la Pellegeria, devant le portail du sud où une main plus ancienne a représenté en style byzantin le Juge éternel et autour de lui les symboles des quatre évangélistes ! Il est temps de franchir le seuil : alors cet édifice, qui [par sa légèreté semblait un joyau, devient immense et semble un monde.
Mais c’est un monde que Dieu remplit, et en effet un symbolisme divin a remué ces pierres, et leur a donné la pensée, ou, ce qui est plus encore, la force de vous faire penser, vous et les générations qui avant vous s’agenouillèrent ici. Le dogme de la Rédemption a dessiné la croix latine qui fait le plan de l’édifice. Le mystère de la Sainte-Trinité préside à toutes les proportions : trois nefs, la principale divisée en neuf travées, trois pour le vestibule, trois pour le chœur, trois pour le sanctuaire. Enfin toute l’économie de la vie chrétienne semble se reproduire dans la distribution de l’édifice, à mesure qu’on s’avance du porche imposant et sévère jusqu’aux splendeurs de l’abside.
Le premier aspect de la nef est d’une majesté rare, mais d’une majesté pesante, où l’on reconnaît l’effort de l’art gothique pour se dégager des formes byzantines. Les tribunes s’ouvrent larges et basses, et l’arcade massive qui les surmonte n’est percée que d’un petit nombre de trèfles. S’il faut prêter un langage à ces murs, ils ne parlent encore que de recueillement et de pénitence, premier degré de l’initiation catholique. Nous sommes en effet dans l’espace que les règles de l’ancienne liturgie réservaient aux pénitents et aux catéchumènes.
A la quatrième travée commence le chœur. De chaque côté, deux rangs de stalles d’un beau travail représentent les scènes principales de la Bible et les légendes des saints. D’élégantes statuettes couronnent cette boiserie qui anime la nudité des murailles2. Mais déjà le chœur est éclairé par le jour plus brillant du transsept, de même qu’après les exercices laborieux de la pénitence, commencent les clartés de la contemplation. Ici encore la lumière vient d’en haut, elle descend par torrents de la tour octogone du Crucero, dont nous avons admiré l’extérieur : mais l’intérieur a plus de hardiesse. Quatre piliers d’un essor merveilleux s’élèvent pour soutenir cette large coupole, de longues ogives la découpent, des faisceaux de nervures la décorent et vont se réunir au sommet pour dessiner une étoile qui plane ainsi sur l’édifice, comme l’étoile des Mages s’arrêta sur la crèche de Bethléem, la première, la plus pauvre et la plus sainte des cathédrales.
Encore un degré dans la vie mystique, et l’âme arrive à l’union intime avec son Dieu. Encore quelques pas, et nous sommes au milieu du sanctuaire où s’accomplit dans l’Eucharistie le suprême embrassement du Christ avec l’humanité. Le sanctuaire de Burgos, dégagé de boiseries, ouvre aux cérémonies sacrées un espace lumineux et magnifique. Six grands candélabres d’argent décorent les marches de l’autel. Derrière l’autel le retable ferme la perspective et monte jusqu’à la voûte. Les deux sculpteurs flamands qui menèrent à fin cet ouvrage voulurent y figurer le triomphe de Notre-Dame, patronne de Burgos. Onze bas-reliefs en bois doré retracent l’histoire de la Vierge, depuis les noces de saint Joachim et de sainte Anne jus- ques au couronnement de la Reine du ciel. Mais, pour bien marquer que son triomphe, comme celui de toute âme chrétienne, s’accomplit par la douleur, toute cette composition est surmontée par l’image de Marie au pied de la croix. De grandes statues séparent les bas-reliefs ; elles représentent les anges, les évangélistes, les apôtres. Tout autour se suspendent des plantes symboliques, qui enveloppent dans leurs enroulements les médaillons et les noms d’une multitude de saints, martyrs, docteurs, pontifes, gloires de l’Eglise d’Espagne : saint Vincent, saint Isidore, saint Dominique. Tous ces grands hommes attendent une femme aussi grande qu’eux, qui vivait encore quand fut dessiné le retable de Burgos : je veux dire sainte Thérèse.
Maintenant, si l’architecte ne s’est point trompé dans son dessein ; si cette prédication de la pierre et du bois qui vous a saisi dès l’entrée, vous a poursuivi jusqu’ici toujours plus pressante, vous n’admirez plus, vous priez, humilié, anéanti comme le pauvre Espagnol qui déroule son rosaire à vos côtés. Vous avez assez vu pour un jour.
Mais il n’est pas facile d’en finir avec les grands monuments chrétiens.
Quand on a mesuré de ses pas les nefs latérales, et contemplé les belles perspectives que forment les longs bras de la croix; quand on croit connaître enfin la cathédrale de Burgos, on s’aperçoit qu’il reste à visiter un cloître superbe, et une longue suite de chapelles, dont plusieurs sont devenues comme autant d’églises autour de l’église principale. Les unes touchent par leurs souvenirs, les autres étonnent par la richesse de leurs autels et de leurs sépultures. À Burgos, comme dans quelques-unes des grandes basiliques d’Italie, comme à Venise, à Padoue, à Florence, on n’a jamais fini de voir parce que l’art chrétien n’a jamais fini de créer. Dieu s’est reposé le septième jour : ce qu’il avait fait était bien, et réalisait pleinement son idée créatrice. Mais l’art chrétien 11e se repose jamais, parce qu’à ses yeux ce qu’il a fait n’est pas bien et demeure éternellement au-dessous de l’idéal.
Je ne puis pas oublier le cloître tout habité de morts illustres et silencieux, et de vivants obscurs mais très-bruyants. Yoici les images de saint Ferdinand et de sa femme Béatrix. Après eux une longue suite de saints, d’évêques, de jurisconsultes. Mais voici en même temps un essaim de Seigneurs étudiants, qui vont toujours enfoncés dans leurs manteaux, répétant à haute voix leur leçon. Heureusement la leçon est latine, et si les pauvres morts en entendent quelque chose, rien ne leur prouve qu’ils ont changé de siècle.
Je ne vous entraînerai pas dans la visite des chapelles : autant vaudrait dénombrer avec Homère les vaisseaux des Grecs! Mais comment tairais-je l’oratoire de Saint-Grégoire et celui du Crucifix, avec les belles légendes qui s’y rattachent? La chapelle de Saint-Grégoire conserve la châsse de sainte Gasilde, l’une des patronnes de la Yicille-Castille, et dont l’histoire rappelle ces temps où deux religions, deux peuples, vivaient sur le même sol dans une lutte éternelle. Donc, au onzième siècle, le roi musulman de Tolède avait une fille uniquement aimée : Casilde était son nom. Au milieu des fêtes dont son père l’cntoupdl, elle se prit de pitié pour les prisonniers chrétiens qui languissaient dans les cachots du château, et chaque jour elle leur portait quelque nourriture. On dit qu’un soir son père la rencontra cachant dans un pan de sa robe le pain et le vin des captifs; et, comme il la pressait de questions : « Je porte des roses, » dit-elle, et, laissant retomber son vêtement, elle répandit une pluie de fleurs. Les prisonniers rcmèrciaient leur bienfaitrice en lui chantant leurs cantiques : elle apprit à connaître le Christ et la Mère du Christ. Mais une inflexible fatalité semblait lui fermer les portes de l’Eglise. Dieu les lui ouvrit en la frappant d’un mal qui résistait à tous les soins. Une vision l’avertit qu’elle ne trouverait la santé que dans les eaux du lac de Sainl-Yincent, près de Briviesca, en terre chrétienne. Le père éperdu consentit au voyage. Mais il voulut que sa fille partît avec une suite nombreuse et chargée de présents pour le roi Ferdinand Ier, qui régnait dans Burgos. Ferdinand fit à la musulmane un accueil royal. Bientôt après elle se plongeait dans les eaux du lac Saint-Vincent ; elle en sortit guérie et demanda le baptême. Puis, congédiant son cortège, elle se bâtit près du lac une cellule, où elle acheva sa vie dans la pénitence. Chaque année, le 17 avril amène à l’ermitage de Sainte-Casilde les laboureurs et les pâtres des montagnes voisines : ils ramassent avec respect, aux lieux où la pénitente châtiait son corps, de petites pierres rouges qu’ils croient tachées de son sang.
Il ne faut point hausser les épaules à ces bonnes gens, ni s’emporter contre la superstition du peuple espagnol : les Espagnols, parce qu’ils sont hommes, aiment les dévotions qui tombent sous les sens. Ils ont un culte familier pour la Vierge et les saints; mais leur piété la plus ardente s’attache à ce qu’il y a de plus immatériel dans le christianisme, c’est- à-dire le sacrifice du Christ. De là ce grand nombre d’hommes, soldats, paysans, gens de métier, gens de loisir, qui entendaient la messe aux jours d’œuvre dans la cathédrale de Burgos. De là aussi la foule qui se pressait dans la chapelle du Crucifix. Ce crucifix (el santísimo Cristo de Burgos) a sans doute une histoire toute miraculeuse. On le tenait pour un ouvrage du disciple Nicodème et d’un bois dent la plante ne croissait pas sur la terre. On ajoutait qu’après des vicissitudes inconnues, les vents avaient poussé la sainte image, des bords de la Palestine dans le golfe de Biscaye, où un marchand de Burgos la trouva flottante sur les eaux. La tradition lui attribuait beaucoup de prodiges, dont voici le plus touchant. On avait placé sur la tête du Christ une couronne d’or, mais cette tôtc sainte la secoua, ne voulant être couronnée que d’épines, et le riche diadème resta à ses pieds. Assurément un tel récil ne peut inspirer que de saintes pensées, et il me semble que devant cc crucifix, au milieu de cette multitude recueillie, mes lèvres répètent d’cllcs-mèmcs deux stances d’un vieux poêle où je trouve toute la profondeur du sentiment chrétien : « Dieu immense, qui dures toujours, qui créas tout l’univers, Dieu vrai, et qui, ému d’amour jusqu’aux entrailles, expiras pour nous sur le bois ! — Puisqu’il te plut de souffrir pour nos fautes une telle passion, ô Agneau de Dieu ! fais-nous monter où est le bon larron que tu sauvas, seulement pour t’avoir dit : Souvenez-vous de moi. »3
Nous avons réservé jusqu’ici la merveille de la Castille, celle à qui le voyageur consacre une heure, quand il s’arrêteune heure seulement à Burgos ; je veux dire la chapelle du Connétable, qu’on cite comme le type de la renaissance espagnole, de même que la renaissance anglaise a le sien dans la chapelle de Henri VII à Westminster. Ce monument est si connu, le crayon et le burin en ont si bien popularisé les beautés, que je me trouve à peu près dispensé de décrire encore, après tant de descriptions, des détails indescriptibles, et de laisser les lecteurs dans la confusion, quand je voudrais les jeter dans le ravissement. J’aurai fini ma tâche si j’ébauche les grands traits de l’édifice, et si j’y place avec honneur ceux qui l’ont fondé. En 1487 le connétable Hernandez de Velasco et sa femme dona Mencia demandèrent, pour la rémission de leurs péchés, à rebâtir l’oratoire de Saint- Pierre au chevet de la cathédrale. L architecte dessina la nouvelle chapelle de forme octogone. Extérieurement, il l’assortit au style de la cathédrale, dont il reproduisit les principaux ornements. Intérieurement, il lui donna toute la hardiesse du gothique avec la grâce de la renaissance. Une arcade ornée de bas-reliefs admirables, et dont la grille même est un chef-d’œuvre, conduit de l’église à la chapelle. Après avoir franchi ce vestibule, on se voit tout à coup sous un dôme élevé, lumineux. De fines colonnettes en marquent les angles et montent d’un jet jusqu’au point où elles se partagent et se courbent pour encadrer l’ogive des fenêtres, et pour former l’étoile à huit pointes qui ferme la voûte. Au-dessous des fenêtres, s’ouvrent les tribunes, fièrement surmontées d’autant de figures de guerriers, la lance au poing. Tout autour pend un feston de pierre qui défie les plus somptueuses broderies. Cette décoration splendide n’a rien de superflu ; elle laisse même à nu de grands espaces que les fondateurs léguaient sans doute à la piété de leurs enfants. Pour eux, ayant assez fait, ils sont venus se reposer au milieu du noble édifice. Le soubassement de leur mausolée n’est qu’un bloc de marbre, sans aucune des décorations qui enrichissent les sépultures de Miraflores. Mais les ligures du connétable et de la comtesse sont très- belles, l’armure et les draperies travaillées avec une rare délicatesse. Je ne trouve pas le nom du sculpteur: on dit seulement que les deux statues furent exécutées en .Italie vers 1542. « Ci-gît le très-illustre seigneur don Pedro Hernandez de Velasco, connétable de Castille, vice-roi de ce pays pour les Rois Catholiques, mort à l’âge de soixante-six ans, Pan 1492, — et avec lui la très-illustre dame dona Mencia, comtesse de Haro, fille de don Lopez de Mendoza et de doña Catalina de Figueroa, marquis et marquise de Santillane, morte à Page de soixante-dix-neuf ans en Pan du Christ 1500. » Les deux épitaphes réunissent les plus grands noms du moyen âge espagnol, qui semble descendre tout entier dans ce tombeau, mais y descend avec sérénité. Nous reconnaissons ici, comme à Miraflores, dans les monuments comme dans les chants des poëtes, le génie castillan tel qu’il était sorti du sol national. Nous le voyons religieux, chevaleresque, fastueux, mais en même temps aimable et serein, sans aucune trace de cette tristesse solennelle, de cette grandeur sombre qu’il prit sous la domination étrangère, quand les princes autrichiens voulurent faire porter à l’Espagne l’empire du monde, et l’écrasèrent sous le fardeau.
Et cependant le moment est venu de prendre congé de ces beaux lieux que je ne reverrai plus, et auxquels je vais laisser suspendue une partie de mes affections et de mes regrets, comme j’en ai déjà laissé à tant de vieilles villes, de montagnes et de rivages. 11 y a quelque part en Sicile des tronçons de colonnes, ombragés d’un bouquet d’oliviers, à Rome un oratoire dans les catacombes, au pied des Pyrénées une chapelle cotoyée par des eaux limpides qui fuient sous un pont voilé de lierre, il y a sur les côtes de Bretagne des grèves mélancoliques, où mes souvenirs retournent avec un charme infini, surtout quand l’heure présente est triste et l’avenir inquiet. J ajouterai Burgos à ces pèlerinages de ma pensée, qui me consolent quelquefois du pèlerinage douloureux de la vie. Souffrez donc que j’embrasse d’un dernier regard l’ensemble de la cathédrale, que je m’agenouille dans le radieux sanctuaire, devant la Yierge du retable ; et, si la prière d’un catholique vous scandalise, ne m’écoutez pas.
« 0 Notre-Dame de Burgos! qui êtes aussi Notre Dame de Pise et de Milan, Notre-Dame de Cologne et de Paris, d’Amiens et de Chartres, reine de toutes les grandes cités catholiques, oui vraiment, « vous êtes belle et gracieuse : » Pulchra es et decora, puisque votre seule pensée a fait descendre la grâce et la beauté dans ces œuvres des hommes. Des barbares étaient sortis de leurs forêts, et ces brûleurs de villes ne semblaient faits que pour détruire. Yous les avez rendus si doux, qu’ils ont courbé la tête sous les pierres, qu’ils se sont attelés à des chariots pesamment chargés, qu’ils ont obéi â des maîtres, pour vous bâtir des églises. Yous les avez rendus si patients, qu’ils n’ont point compté les siècles pour vous ciseler des portails superbes, des galeries et des flèches. Vous les avez rendus si hardis, que la hauteur de leurs basiliques a laissé bien loin les plus ambitieux édifices des Romains, et en même temps si chastes, que ces grandes créations architecturales avec leur peuple de statues ne respirent que la pureté et l’immatériel amour. Yous avez vaincu jusqu’à la fierté de ces Castillans qui abhorraient le travail comme une image de la servitude ; vous avez désarmé un grand nombre de mains qui ne trouvaient de gloire que dans le sang versé; au lieu d’une épée, vous leur avez donné une truelle et un ciseau, et vous les avez retenus pendant trois cents ans dans vos ateliers pacifiques. 0 Notre-Dame! que Dieu a bien récompensé l’humilité de sa servante! et en retour de cette pauvre maison de Nazareth, ou vous aviez logé son Fils, que de riches demeures il vous a données ! »
Une femme chrétienne qui visitait aussi la cathédale de Burgos, et qui avait prié de même à beaucoup de sanctuaires, demandait ce que Dieu ferait, au dernier jour, de ces admirables ouvrages, élevés à sa louange par la tendre piété de tant de générations. Le feu qui doit purifier la terre foudroiera-t-il ces tours qui montaient pour le conjurer, ces chevets d’églises gardés parles anges, ces madones si pures, et ces saints si humblement prosternés devant elles? Et ailleurs, Celui qui fait gloire de s’appeler le Souverain Artiste aura-t-il le courage de détruire tant de mosaïques et de fresques où rayonne l’éternelle beauté? — Pourquoi ces monuments n’auraient-ils pas aussi leur immortalité ou leur résurrection? Et qui sait si, miraculeusement sauvés, ils ne devraient pas faire l’ornement de la Jérusalem Nouvelle, que saint Jean nous représente toute resplendissante de jaspe et de cristal ?
- Dom Pedro Orcajo, Historia de la catedral de Burgos. — Pons, Viage.
- Aujourd’hui le chœur est séparé du vestibule par une lourde décoration. Le cardinal Zapata la fit élever au commencement du dix-septième siècle pour y adosser le siège archiépiscopal. Ce siège, d’un travail tout classique, représente Y Enlèvement d’Europe.
- Ces vers sont de Juan Tallante, poète du quinzième siècle.
¡Imenso Dios, perdurable
Que el mundo todo criaste,
Verdadero,
Y con amor entrañable
Por nosotros espiraste
En el madero!Pues te plugo tal pasión
Por nuestras culpas sufrir,
0 Agnus Dei !
Lleva nos do esta el ladron
Que salvaste por decir
Memento mei.