Les résolutions : Leur importance et leur technique
Il a été fait allusion au problème posé ici dans le chapitre sur la nature psychique de l’oraison. Sa gravité est telle qu’un examen approfondi s’impose. L’on peut affirmer sans crainte que le succès de l’oraison dépend principalement de la manière de se résoudre et de la nature des résolutions prises.
Nul maître de l’ascétisme et de la mystique n’a traité ce sujet avec plus de sens pratique et de précision que M. Vincent. Son pragmatisme et sa pénétration psychologique réunis n’ont négligé aucun détail.
Nous ne reviendrons plus sur l’importance primordiale du problème. Psychologues, moralistes et directeurs de conscience sont unanimes à le reconnaître : réflexions et sentiments sont inutiles s’ils ne mettent pas en mouvement la volonté. Sans résolution, l’oraison est un arbre improductif, un voyage manqué, un exercice sans but.
D’après le saint1, cette pratique « est un pourparler de l’âme avec Dieu, une mutuelle communication où Dieu dit intérieurement à l’âme ce qu’il veut qu’elle fasse, et où l’âme dit à son Dieu ce que lui-même lui fait connaître qu’elle doit demander ». Mais à quoi bon être divinement informé de ce que la providence attend de moi si je ne me détermine pas en conséquence.
En fait de résolutions, M. Vincent ne se contente pas des premiers actes venus. Ce qu’il veut solliciter de ses dirigés avec une patience que rien ne décourage, c’est l’expression vraie, complète, évidente d’une volonté bien consciente d’elle même. La volition pour le satisfaire doit avoir un but unique, précis, réalisable et prochain. Elle doit déplus s’accompagner d’une telle force que toutes les puissances psychologiques concourent à sa production. Et s’il en est ainsi, les arrière-pensées, les intentions sous-jacentes, en un mot tout ce qui secrètement énerve et affaiblit la résolution compromettant par là son efficacité, seront évitées.
Une détermination de toute nature et principalement d’ordre moral n’a de sens et de valeur qu’a à condition de porter sur un seul objet. Se déterminer, par exemple, à mieux remplir tous ses devoirs, à répondre plus fidèlement aux appels de la grâce, à devenir un chrétien irréprochable, sont des fins générales sans influence sur notre conduite. Pour qu’une résolution soit effective, il faut lui assigner une fin particulière nettement définie.
Au lieu de se résoudre à faire le bien, on se résoudra à pratiquer telle vertu spéciale et même à en faire tel acte. Je suppose que la vertu choisie soit l’amabilité, l’on se dira dans le secret de sa conscience : je serai aimable vis-à-vis de mon frère ou de ma sœur, en telles circonstances de temps et de lieu.
Saint Thomas d’Aquin explique comment cette unité de but se trouve imposée par les lois mêmes de notre activité psychique2. Mais recherchons plutôt la pensée de Vincent sur cette question. L’un des textes les plus instructifs à ce point de vue est la lettre suivante adressée à Louise de Marillac3 : « Je vous envoie les résolutions de Mme N…, qui sont bonnes ; mais elles me sembleraient encore meilleures si elle descendait un peu au particulier. Il sera bon d’exercer à cela celles qui feront la retraite chez vous. Le reste n’est que production de l’esprit qui, ayant trouvé quelque facilité et même quelque douceur en la considération d’une vertu, se flatte en la pensée d’ être bien vertueux. Néanmoins, pour le devenir solidement, il est expédient de faire des bonnes résolutions de pratiquer les actes particuliers des vertus et être fidèle à les accomplir. Sans cela, on ne l’est souvent que par imagination. »
Le correspondant de Louise ne se contente pas, comme le font les auteurs, d’affirmer l’inutilité des résolutions d’ordre général, il en explique la double cause. Psychologiquement, c’est le jeu d’une imagination satisfaite : moralement, c’est de l’orgueil et de la présomption.
Une leçon pratique se dégage de cette analyse. Loin de faire fond sur les déterminations de cette nature, tenons-les pour l’indice d’une mentalité superficielle puisqu’elle se nourrit de chimères. Pour beaux que soient les rêves, ils n’ en sont pas moins creux. Prenons-y garde, notre sanctification pourrait bien n’être qu’illusoire. Elle l’est chez plusieurs, pourquoi ne le serait-elle pas chez nous ? Coupons court à ces projets hors de proportion avec l’imperfection de nos actes. Le personnage, qu’il plairait à notre amour-propre d’ être, n’ est qu’ un brillant fantôme créé de toute pièce par notre imagination et qui n’ a rien de commun avec ce que nous sommes et ce que nous pouvons devenir, si l’on en juge par nos dispositions présentes. Attention ! sur le terrain de l’ oraison mentale, le rôle de dupe est particulièrement dangereux.
Il ne suffit pas de choisir une fin particulière et bien délimitée, encore importe-t-il de prendre le temps et la peine de s’ en former dans l’ esprit une idée claire et précise. « Il ne faut pas passer légèrement sur ses résolutions, – écrit le saint4 – mais les réitérer et les bien mettre dans son cœur. Et même il est bon de prévoir les empêchements qui peuvent survenir, et les moyens qui peuvent aider pour en venir à cette pratique, et se proposer d’ éviter les uns et d’embrasser les autres. »
Il serait facile de voir distinctement le bien à faire présentement ou le mal à fuir, si ce n’était les passions. M. Vincent nous avertit : souvent elles s’interposent entre notre raison et nos volontés, comme les nuages entre le soleil et la terre, y répandent d’épaisses ténèbres ; et, pour agir, il est bon d’attendre le retour de la lumière. Voilà pourquoi le saint, comme son ami François de Sales, insiste tant sur la nécessité de la paix intérieure.
Le Fondateur de la Compagnie de Jésus, préoccupé de tout ce qui peut nuire à la direction spirituelle, veut la précision de but non seulement chez le dirigé, mais aussi chez le directeur. C’est ainsi qu’écrivant à Régadelle, il attribue son manque de courage aux conseils trop nombreux et imprécis du guide de son âme. « Je pense – écrit-il à ce propos5 – que celui qui précise peu comprend peu et aide moins encore. »
Vincent partage entièrement cette manière de voir : lettres, entretiens, conférences sont d’une précision remarquable. Pas un mot qui ne tende à une fin particulière et appropriée aux besoins de l’heure présente ; pas un mot qui ne soit en rapport avec le sexe, l’âge, les tendances et les conditions de vie de ses correspondants ou de ses auditeurs.
S’il est nécessaire de fixer à ses résolutions un but particulier et d’en avoir une vue distincte, il importe aussi de leur assigner une fin de réalisation prochaine. A ne pas le faire, on courrait le risque de ressembler à ce paresseux du livre des Proverbes6 qui veut de loin ce qu’il faut vouloir, mais à qui les bras tombent de langueur dès qu’il regarde le travail de près. « Vous ferez porter vos résolutions sur les actions de la journée, – dit le saint aux Filles de la Charité7 principalement sur celles qui vous font tendre à la perfection et à l’accomplissement de votre règle, pour mieux honorer Dieu en votre vocation. »
Ces dernières lignes prouvent combien Vincent presse ses filles et ses fils spirituels de ne se proposer rien, dans leurs déterminations, qui ne soit à leur portée, par là même réalisable. C’est le mal des maux de vouloir atteindre l’impossible. Mieux vaut, en ce cas, ne se résoudre à rien, car la volition de l’irréalisable est, pour ainsi dire, la perversion de la volonté ou tout au moins la méconnaissance de sa raison d’être. Et pourtant grand nombre d’hommes et surtout de femmes tombent dans cette aberration en voulant toujours être ce qu’ils ne peuvent être, suivant le mot de saint François de Sales.
Vincent regarde tristement, avec M. de Genève, ces rêveurs qui combattent des monstres imaginaires et qui, faute d’attention, se laissent tuer aux menus serpents cachés sur leur chemin8. Ses efforts tendent à les mettre en contact avec la réalité présente. Le moyen le plus efficace, d’après lui, est d’orienter ses résolutions vers l’accomplissement de son devoir d’état.
La sanctification formellement la même pour tous, puisqu’elle consiste dans l’imitation de Jésus-Christ, est objectivement différente pour chacun de nous. Dieu ordonne de l’aimer par-dessus toutes choses, mais sa Providence veut que je lui prouve mon amour en jouant de mon mieux le rôle qui m’a été dévolu. Prétendre en jouer un autre serait une désobéissance.
Mon premier devoir est de connaître exactement ma mission, sa nature, ses limites, celles qui découlent de ma vocation et de circonstances indépendantes de ma volonté. Il ne s’agit pas de réfléchir sur ce qu’il me plairait d’être, mais sur ce que je suis effectivement. L’un des bienfaits de l’oraison est de me documenter à cet égard, et je ne trouverai nulle part une documentation aussi solide. Une fois au courant de mes devoirs d’état ? il ne me restera plus qu’à prendre des résolutions en conséquence. C’est l’unique moyen de collaborer à la réalisation du plan divin dans la mesure où Dieu me le demande.
M. Vincent s’applique à convaincre ses filles et ses fils spirituels de cette vérité si simple et pourtant si souvent incomprise.
Selon sa tactique ordinaire, il donne un tour concret à ses explications. Faisant allusion à un magistrat fidèle observateur de l’oraison quotidienne, le saint rapporte ses paroles9 : « Savez-vous, Monsieur, comme je fais mon oraison ? Je prévois ce que je dois faire dans la journée, et de là découlent mes résolutions. Je m’en irai au palais ; j’ai telle cause à plaider ; je trouverai peut-être quelque personne de condition qui, par sa recommandation, pensera me corrompre ; moyennant la grâce de Dieu, je m’en garderai bien. Peut-être qu’on me fera quelque présent qui m’agréerait bien. Oh ! je ne le prendrai pas. Si j’ai disposition à rebuter quelque partie, je lui parlerai doucement et cordialement. »
Vincent tire un argument de la conduite du magistrat, son ami, pour convaincre ses auditrices de l’utilité des résolutions particulières10 : « Eh bien ! que vous semble, mes filles, de cette manière d’oraison ? N’êtes-vous pas édifiées de la persévérance de ce bon président, qui pourrait s’excuser sur la quantité de ses affaires, et néanmoins ne le fait pas, pour le désir qu’il a d’être fidèle à la pratique de ses résolutions ?
« Et vous, mes chères Sœurs, n’avez-vous pas assez de courage pour essayer de suivre le dessein qu’a Dieu de vous perfectionner par la pratique de votre règle ? Vous pouvez faire votre oraison de cette manière, qui est la meilleure ; car il ne la faut pas faire pour avoir des pensées relevées, pour avoir des extases et ravissements, qui sont plus dommageables
qu’utiles, mais seulement pour vous rendre parfaites et vraiment bonnes Filles de la Charité. Vos résolutions doivent donc être ainsi : « Je m’en irai servir les pauvres ; j’essayerai d’y aller d’une façon modestement gaie pour les consoler et édifier ; je leur parlerai comme à mes seigneurs. Il en est qui me parlent rarement ; je le souffrirai. J’ai accoutumé de contrister une Sœur en telle ou telle occasion ; je m’en abstiendrai. Elle me donne quelquefois mécontentement en ce sujet ; je le supporterai. Telle dame me gronde, une autre ma blâme ; j’essaierai de ne point sortir de mon devoir et lui rendrai le respect et honneur auquel je suis obligée. Quand je suis avec telle personne j’en reçois presque toujours quelque dommage pour ma perfection, j’en éviterai, autant que possible, l’occasion. » C’est ainsi, ce me semble, mes Filles, que vous devez faire vos oraisons. Cette méthode ne vous semble-t-elle pas utile et facile ? »
Quel que soit mon genre de vie, j’ai des devoirs d’état à remplir journellement. L’exemple du magistrat et des Filles de la Charité me montre comment je dois m’y prendre pour bien m’en acquitter. Il me faut, chaque matin, y penser au cour de mon oraison et prévoir tel acte particulier que je me déterminerai à faire ou à éviter durant la journée. Cette résolution prise, bien entendu, sous le regard de Dieu, sera d’autant plus efficace qu’elle sera plus circonstanciée. Dans cette vue anticipée de l’acte, je m’efforcerai de la voir sous son aspect moral, d’en préciser les difficultés, non pas ce qu’il a de pénible pour la généralité des hommes, mais ce qu’il a de rebutant pour ma mentalité, mon caractère, mes habitudes.
S’il s’agit, par exemple, de dire un mot aimable à quelqu’un ou de lui rendre service, je verrai en imagination la physionomie et les manières peu engageantes de cette personne pour en atténuer l’impression désagréable. Je me dirai et me répéterai, plusieurs fois, qu’il serait puéril et lâche de perdre la maîtrise de moi devant un air froid et dédaigneux.
Alors même que nos résolutions auraient un but particulier, précis, prochain, réalisable, si la force leur faisait défaut, elles ne développeraient guère notre vouloir et demeureraient sans action sur notre conduite. Vincent estime cette volonté indispensable, et l’expérience lui donne raison. Il voudrait que ces fils spirituels fussent semblables à cet homme fort et sage du Père Yvan qui ne s’effraie ni au bruit des canons, ni au bruit des cloches, tambours et tonnerres, ni au bruit des chiens, mais qui poursuit son chemin, comme s’il était sourd11.
Selon une remarque de saint Augustin, il est aisé à l’homme de vouloir faiblement le bien et de continuer à faire le mal. Ce qui lui est difficile c’est de vouloir le bien d’une volonté si forte qu’elle le lui fasse accomplir. Sans force, en effet, les volitions sont sans intérêt. Sous l’empire de ce sentiment, l’auteur de l’Imitation écrit12 : « Si celui qui forme de saintes résolutions ne laisse pas de retomber, que fera celui qui n’en forme jamais ou qui n’en forme que faiblement. » Combien terrible pour les natures hésitantes et molles ce rapprochement du défaut total de détermination avec les volitions faibles.
D’après M. Vincent13, « le principal fruit de l’oraison consiste à se bien résoudre, mais à se résoudre fortement, à bien fonder ses résolutions, s’en bien convaincre, se bien préparer à les exécuter, et prévoir les obstacles pour les surmonter. »
Voilà qui fait écho à cette phrase de sainte Thérèse : « On est beaucoup plus ferme vis-à-vis de soi-même quand on s’est dit : « Quoi qu’il arrive, je ne céderai jamais. »
Le saint estime qu’une oraison qui n’aboutit pas à des résolutions fermes est mal faite. On se résout d’autant plus énergiquement que l’on s’unit à Dieu davantage par l’esprit et par le cœur. Les directeurs de conscience et les spécialistes des troubles nerveux constatent cette corrélation, on peur dire mathématique, entre la concentration et l’acte de volonté. Pour que cette dernière déploie toute son activité, il faut qu’ elle y soit préparée par un sérieux travail de réflexion.
Jusqu’ici nous avons examiné les résolutions sous leur aspect psychique, c’est le côté humain du problème. Etudions-les maintenant au point de vue surnaturel. Après s’ être placé, lui-même, sur le terrain de la psychologie, le saint s’élève à des pensées d’ordre surnaturel14 : « Ce n’est pas néanmoins encore tout, car enfin nos résolutions ne sont d’elles-mêmes que des actions physiques et morales ; et quoique nous fassions bien de les former en notre cœur et de nous y affermir, nous devons néanmoins reconnaître que ce qu’ elles ont de bon, leurs pratiques et leurs effets dépendent absolument de Dieu.
« D’ où pensez-vous que provient le plus souvent que nous manquons à nos résolutions ? C’est que nous nous y fions trop, nous nous assurons sur nos bons désirs, nous nous appuyons sur nos propres forces, et cela est cause que nous n’en tirons aucun fruit. C’est pourquoi, après que nous avons pris quelques résolutions en l’oraison, il faut beaucoup prier Dieu et invoquer instamment sa grâce avec une grande défiance de nous-mêmes, afin qu’il lui plaise de nous communiquer les grâces nécessaires pour faire fructifier ces résolutions. »
M. Vincent présente la même idée sous une forme un peu différente15 : « Ce n’est pas encore tout que de prendre une résolution, si de ce pas vous ne cherchez quelque moyen pour la mettre en pratique. Quand donc vous prenez celle ou de fuir un vice ou de pratiquer une vertu, vous devez dire en vous-mêmes : « Eh bien ! je me propose cela, mais c’est bien difficile à pratiquer. Le puis je faire de mes propres forces ? Non ; Mais avec la grâce de Dieu, j’espère y être fidèle, et pour cela je dois me servir de tel moyen. »
L’on touche ici du doigt l’utilité ou mieux la nécessité d’une vertu requise entre toutes pour se livrer fructueusement à l’oraison. L’on comprend pourquoi Vincent insiste tant sur l’humilité. Seuls les humbles sentent vraiment le besoin de la grâce, et du coup ils recourent au bon Dieu avec tant de confiance qu’ils ont gain de cause.
Cette conscience de son néant est beaucoup plus rare qu’ on ne le pense. Combien de dévots croient l’ avoir, alors qu’ elle n’ existe que dans leur imagination. Il faut une longue pratique de l’humilité pour la posséder effectivement, c’est-à-dire dans les profondeurs de l’âme. Chose curieuse, ceux qui ne l’ ont qu’ imaginativement ne doutent pas un instant qu’ ils ne l’ aient au fond du cœur, et ceux qui la détiennent réellement se demandent s’ils ne s’illusionnent pas sur leur sort.
Voulons-nous connaître à laquelle de ces deux catégories nous appartenons ? Rien de plus simple : il suffit de savoir si l’ on ne s’ exerce à l’humilité qu’ au cours de l’oraison, ou si cet exercice se poursuit tout au long du jour. Dans le premier cas, la conscience de son néant est illusoire, comme l’humilité qui lui sert de fondement ; dans le second cas, elle est réelle, comme sa base.
Les conseils suivants du saint nous aiderons à surnaturaliser nos résolutions16 : « Il faut s’humilier, s’offrir à Notre-Seigneur, avec toutes les actions de la journée, en cette sorte : Seigneur, je m’offre à vous et vous donne tout ce que je ferai aujourd’hui (et principalement tes acte). » N’est-il pas bien raisonnable que le fruit d’un arbre planté dans un jardin soit rendu à qui appartiennent l’arbre et le fruit et le jardin ? Dieu vous a plantées comme des arbres, dans ce monde, pour porter des fruits d’ humilité, pauvreté, patience et de toutes les autres vertus. C’est cela que Dieu demande de vous ; et ainsi vous voyez l’ obligation que vous avez de vous offrir à sa divine majesté avec tout ce que vous pouvez faire. »
Si l’efficacité des résolutions dépend de l’humilité, elle dépend aussi de la mortification et de la générosité, c’est-à-dire des deux autres vertus qui préparent et conditionnent l’oraison.
M. Vincent recommande fréquemment de se donner à Dieu au cours de l’oraison, et ce don de soi doit être sans réserve et réitéré. C’est en vue d’amener le sujet à se résoudre plus fortement. L’exigence du saint s’accorde bien avec celle des psychothérapeutes actuels : pour assurer aux exercices de volonté leur maximum de rendement, ces derniers ordonnent aux malades de les faire en y mettant toute leur âme, de manière qu’il ne reste aucune place libre où puisse se tapir quelque arrière pensée ou volition sous-jacente.
A la suite des saints Ignace de Loyola et François de Sales, Vincent, d’une part, défend la volonté contre la passion et, de l’autre, utilise en sa faveur le sentiment, c’est-à-dire l’amour, puisque tous les sentiments s’y ramènent. Comme un autre chapitre en fournit la preuve, il juge très important pour le succès des résolutions de conserver le plus longtemps possible les mouvements affectueux dont la volonté s’anime au cours de l’oraison.
C’est dans ce repos de l’amour que l’âme puise sa vigueur parce que, loin d’être un état de langueur et de somnolence, ce repos s’accompagne d’une activité d’autant plus grande qu’elle est plus paisible. Ce n’est pas pour rien que saint Grégoire le Grand appelle l’amour le levier de l’âme17, et que l’auteur de l’Imitation observe que l’impossible ne sert jamais d’excuse à un cœur aimant.
On l’a noté au début de cet ouvrage, le saint excelle à diagnostiquer et à combattre les causes d’affaiblissement de la volonté, celles d’origine affective comme la tristesse, et celles de caractère imaginatif, comme l’inquiétude et l’agitation. Par là, il sert merveilleusement la cause des résolutions.
Il est une forme de découragement bien connue des directeurs de conscience pour l’entendre exprimée en ces termes ou en d’autres équivalents : Mon Père, je suis fidèle à ma méditation quotidienne, mais je n’en retire aucun profit. Chaque matin je me détermine de mon mieux à faire tel bien ou à fuir tel mal, et, malgré moi, je n’en tiens aucun compte. A quoi bon prendre des résolutions, du moment qu’elles sont pour moi lettre morte, le mieux est d’y renoncer.
M. Vincent entend souvent des plaintes semblables. Voici sa réponse propre à rassurer les âmes découragées18. Si malgré nos prières et notre défiance de nous-mêmes, « nous venions encore à manquer aux résolutions prises en fin d’oraison, non seulement une ou deux fois, mais en plusieurs rencontres et pendant un long temps, quand bien même nous n’en aurions pas mise une seule à exécution, il ne faut jamais laisser pour cela de les renouveler et de recourir à la miséricorde de Dieu et d’implorer le secours de sa grâce.
« Les fautes passées doivent bien nous humilier, mais non pas nous faire perdre courage ; et en quelque faute que l’on tombe, il ne faut pas pour cela rien diminuer de la confiance que Dieu veut que nous ayons en lui, mais prendre toujours une nouvelle résolution de s’en relever et de se garder d’y retomber, moyennant le secours de la grâce que nous lui devons demander.
« Quoique les médecins ne voient aucun effet des remèdes qu’ils donnent à un malade ; ils ne laissent pas pour cela de les continuer et les réitérer jusqu’à ce qu’ils y reconnaissent quelque espérance de vie. Si donc l’on continue ainsi d’appliquer des remèdes pour les maladies du corps, quoique longues et extrêmes, encore qu’on y voie aucun amendement, à plus forte raison doit-on faire le même pour les infirmités de nos âmes, dans lesquelles, quand il plaît à Dieu, la grâce opère de très grandes merveilles. »
S’il nous suffisait de prendre une résolution pour l’exécuter du premier coup, nous serions portés à en tirer orgueil, et la perte l’emporterait sur le gain. L’attente, au contraire, nous est une humiliation nécessaire. L’esprit de foi et la confiance en Dieu y trouvent leur compte. Le seul péril est le découragement contre lequel il est bon d’être prémuni par l’expérience des grands directeurs de conscience, tels qu’un François de Sales ou un Vincent de Paul.
D’ailleurs, Dieu, tout en permettant que notre résolution ne soit pas suivie d’effet, peut nous octroyer, à notre insu, de plus grandes grâces. La Providence montre par là qu’ elle distribue des dons, comme bon lui semble. L’ on demande une faveur spéciale, à laquelle l’ on attache souvent trop d’importance, et voici qu’on en obtient une toute différente et complètement inattendue. C’est un moyen de nous faire pratiquer le détachement de cœur au moment même où Dieu nous comble de ses biens.
Le saint signale divers procédés pour se rappeler ces résolutions. Le meilleur est l’examen de conscience dont il sera question dans un autre chapitre. Un moyen assez pratique est d’avoir sur soi un objet de piété que l’on transforme en aide-mémoire par association d’idée avec les déterminations prises. Vincent parle à ce propos, dans une conférence aux Filles de la Charité, d’une dame de sa connaissance qui portait dans sa manche une petite image. « Elle la tirait, sans que le monde s’en aperçut, – dit-il19 – la regardait, faisait quelqu’aspirations à Dieu et la rentrait tout doucement. Cette pratique la tenait fortement attachée à la présence de Dieu. »
Un autre procédé, auquel le saint donne sont approbation, est de tenir par écrit une sorte de comptabilité, au jour le jour, de ses échecs et de ses petits succès. Une résolution a-t-elle été tenue en deux circonstances, l’ on porte le chiffre 2 à la colonne des recettes ; par contre, at-on été infidèle trois fois à la détermination prise, l’ on inscrit le chiffre 3 sur l’ autre colonne, celle du passif.
Ce moyen est depuis longtemps en usage dans la direction de conscience où il a donné et donne encore les meilleurs résultats. C’est pour s’être astreints à noter minutieusement leurs défaillances morales que beaucoup de prêtres et de fidèles ont acquis peu à peu la force de caractère, sans laquelle ils se seraient perdus, et qui leur faisait presque totalement défaut dans les premières années de leur vie spirituelle.
L’ expérience le prouve : le seul fait d’ écrire ses résolutions, s’il est souvent répété, en augmente la force. Quel merveilleux instrument que la plume pour finir de graver dans l’ esprit et dans la volonté ce que l’ on pense et ce que l’ on veut.
Les psychothérapeutes ont jugé le procédé si rationnel qu’ils l’ont emprunté aux maîtres de la spiritualité pour en faire l’ application aux abouliques20. Plusieurs pédagogues y recourent aussi avec succès.
A la fin de ce chapitre sur les résolutions, citons ce texte de saint Bernard où se trouvent résumées les conditions à remplir pour se résoudre sagement et fortement suivant les conseils et les vœux de saint Vincent de Paul, maître d’ oraison : « Si la volonté veut plus qu’ elle ne peut, il faut la réduire ; si elle ne veut pas ce qu’ elle peut, il faut la stimuler et l’ exciter. Souvent, si elle n’est retenue, elle s’élance avec impétuosité et roule avec précipitation. » Voilà pour les imaginatifs et les passionnés. Voici pour les apathiques par tempérament, les paresseux par habitude et les découragés de toute nuance : « Souvent si la volonté n’est pas excitée, elle s’ endort, s’ attarde, oublie le but vers lequel elle se dirigeait et dévie en rencontrant à côté un plaisir qui la sollicite. »
- IX, 419, n° 37. Conférence du 31 mai 1648 sur l’oraison.
- Cf. G. Arnaud d’Agnel et Dr d’Espiney, Direction de conscience et Psychothérapie des troubles nerveux, Paris, Téqui, 1927 (5° édition revue et augmenter), p. 436 et suiv.
- II, 190, n° 544.
- XI, 406-407, n° 168. Répétition d’oraison du 10 août 1657 sur l’oraison.
- Deuxième lettre à une Religieuse de Barcelone, 11 septembre 1536.
- Proverbes, XIII, 4.
- IX, 36, n° 5. Conférence du 16 août 1640 sur la fidélité au lever et à l’oraison.
- S. François de Sales, Introduction à la vie dévote, III, c. XXXVII.
- IX, 29, 30, n° 4. Conférence du 2 août 1640 sur la fidélité du lever et de l’oraison.
- IX, 30.
- Père Yvan, Lettre spirituelle, II, 94, cité par Henri Bremond, La Providence mystique au XVII° siècle.
- Imitatio Christi, lib. I, cap. XIX.
- XI, 87, n° 70. Répétition d’oraison sur l’oraison.
- Ib. 87-88.
- X, 572, n° 103. Conférence du 13 octobre 1658 sur l’oraison.
- X, 99-600, n° 105. Conférence du 17 novembre 1658 sur le lever, l’oraison, l’examen et autres exercices.
- Moralia, VI, 37.
- XI, 88, n° 70. Répétition d’oraison sur l’oraison.
- IX, 33, n° 4. Conférence du 2 août 1640 sur la fidélité au lever et à l’oraison.
- Cf. G. Arnaud d’Agnel et Dr d’Espiney, Direction de conscience et Psychothérapie des troubles nerveux (5° édition revue et augmentée), Paris, P. Téqui, 1927, p. 349 et suiv.