Actes De Charité Demandés A La Pénitente. – Louise De Marillac Et Les Confréries De La Charité. – Naissance Et Orga- Nisation De La Compagnie Des Filles De La Charité. – Rapports Avec Le Clergé. – Activité De La Compagnie. – Le Gouverne- Ment Des Sœurs. – Leur Formation. – Traits Divers De Colla- Boration. – Conseils De Vincent De Paul. – Direction Spiri- Tuelle Et Activité Extérieure. – Collaboration Confiante.
Dès les premières années où Louise de Marillac fut la pénitente de Vincent de Paul, il utilisa son bon vouloir pour des œuvres de charité. Elle faisait à domicile des travaux de couture pour les pauvres. Son directeur la priait de mettre à profit ses relations pour trouver «condition» à de « pauvres filles » chez « quelque honnête dame » qui en eût besoin. (1 : I, 29-38-40)
Lorsque les confréries de la Charité commencèrent à s’organiser à Paris, Louise de Marillac leur consacra son dévouement. Quelques années plus tard, les confréries donnaient naissance aux Filles de la Charité, et mademoiselle Le Gras était choisie comme Supérieure de la compagnie naissante.
Sa collaboration avec Vincent de Paul dura, au total, plus de trente années. Elle mit à sa disposition son activité et sa docilité. De son côté, Vincent dirigeait les efforts de sa collaboratrice, mais il recueillait aussi très volontiers ses judicieux avis. La confiance qu’ils se marquaient réciproquement, contribua au succès de toutes les entreprises où se trouvèrent engagées les Filles de la Charité.
En 1630, Louise de Marillac s’emploie à bien aiguiller la marche de la confrérie de Saint- Nicolas-du-Chardonnet, qu’elle vient de fonder. Saint Vincent lui donne ses conseils : « … Si maintenant vous ôtez le soin à chacune de la Charité de faire cuire la viande, jamais plus vous ne le pourrez remettre ; et de la faire cuire ailleurs, si quelqu’une l’entreprend à présent, cela lui sera à charge dans peu de temps ; et si vous la faites apprêter pour de l’argent, cela coûtera beaucoup ; puis, avec quelque temps, les dames de la Charité diront qu’il faut faire apporter la marmite aux malades par la femme qui apprêtera et par ce moyen votre Charité viendra à manquer… » (2 : I, 78)
En revanche, Vincent approuvait d’autres initiatives de la confrérie naissante. Il écrivait vers le même temps : « … La proposition de nourrir les malades, chacune votre jour, à vos dépens me semble à propos et se fait ainsi ailleurs, jusqu’au jour de l’érection de la confrérie… (3 : I, 80)
Louise de Marillac était appelée à la rescousse par monsieur Vincent pour renflouer des confréries que d’autres avaient fondées. II lui écrivait en 1631 : « L’on a bien besoin de vous à la Charité de Saint-Sulpice, où l’on y a donné quelque commencement ; mais cela va si mal, à ce qu’on m’a dit, que c’est une pitié. » (4 : I, 108)
En 1635, il est question d’établir une confrérie à Saint-Laurent. Pour en bien assurer les débuts, Vincent attendra que Louise de Marillac, momentanément absente de la capitale, soit rentrée de voyage. (5 : XIII, 834)
L’année suivante, une fondation est également en vue à Saint-Etienne. Consultée à ce sujet, mademoiselle Le Gras propose un plan de conduite. Il convient que les dames désireuses d’aboutir aillent trouver le curé de la paroisse. Elles lui diront « . … qu’elles ont besoin qu’il y ait quantité de personnes qui s’associent,… tant de qualité que de médiocre condition,… les unes contribuant le plus, les autres s’adonnant plus volontiers à visiter, chacune son jour, les pauvres malades… ». Monsieur le curé expliquera à la messe le projet de fondation. A la sortie de l’office, les dames qui seront prêtes à s’associer se réuniront. Le règlement qui s’observe ailleurs leur sera proposé. (6 : I, 368)
Saint Vincent confie à Louise de Marillac ses impressions, bonnes ou fâcheuses, sur les confréries. Il se défie de celle de Saint-Étienne « à cause de… l’esprit des personnes qui s’en mêlent et que des hommes s’en mêlent. » (7 : I, 460) A Saint-Paul, les dames négligent la visite des malades. (8 : I, 241) La confrérie de Saint-Marceau va si mal, qu’elle semble sur le point de se dissoudre. (9 : V, 241)
Hors de Paris, comme à l’intérieur de la capitale le concours de mademoiselle Le Gras est réclamé pour l’organisation de confréries nouvelles. En 1638, les dames de la cour veulent former une Charité à Saint-Germain-en-Laye. Vincent fait appel à sa collaboratrice habituelle « pour mettre en train ces bonnes femmes. » (10 : I, 421-22)
Antérieurement, il l’avait envoyée à Beauvais, où le mouvement des confréries avait besoin d’être fermement dirigé. Elle n’était pas d’avis que ces associations ne dépendissent que des curés. « … Bien est-il vrai, observait-elle, que messieurs les curés en seraient bien contents ; mais cela les porterait incontinent à ne vouloir plus que personne eût la connaissance de ce qui se passerait à chaque confrérie… » (11 : I, 273)
C’est en 1634 que Louise de Marillac poursuivait à Beauvais cette œuvre d’organisation. La même année, elle travailla à Liancourt. Cette fois, ce fut au tour de monsieur Vincent de s’opposer à des orientations qui se dessinaient sur place. Contre l’avis exprimé par madame de Liancourt, il désavoue l’établissement d’une maison commune où se ferait la distribution des secours. Il préfère les visites à domicile. (12 : I, 244)
En décembre 1637, une confrérie est en projet à Richelieu. « Si vous êtes brave femme, écrit Vincent à mademoiselle Le Gras, au printemps vous y pourrez aller… » (13 : I, 411)
Les interventions qu’il lui demandait étaient parfois suivies de déboires. En plusieurs occasions il fut obligé de la réconforter contre les « querelles » que lui cherchaient des officières de confréries.(14 : II, 218)
Mieux encore que par ses paroles, il l’entraînait par l’exemple de son propre dévouement. Vincent se faisait lui-même le pourvoyeur des confréries. En octobre 1627, il demande quelques chemises à Louise de Marillac pour la Charité de Gentilly. (15 : I, 30) Une autre fois, de Verneuil où il se trouve, il la prie de lui faire parvenir un colis de même nature. Pour Villecien, près de Joigny, c’est douze chemises d’un coup qu’il sollicite. (16 : I, 32-35) Il fait des démarches afin de procurer du bois à la confrérie de Montmirail. (17 : I, 98)
Excité par les conseils et par les exemples de monsieur Vincent, le dévouement de mademoiselle Le Gras en faveur des confrérie ne se refuse jamais. Non contente de participer à leur fondation, à Paris et en province, elle accepte de partir périodiquement pour de larges tournées d’inspection. Au départ, saint Vincent lui donne ses instructions. Il lui écrit en mai 1629, au moment où elle s’apprête à gagner la région de Montmirail : « … Je pense que ce sera assez d’être un jour ou deux en chaque lieu pour la première fois, sauf à y retourner l’été prochain… » (18 : I, 74)
Deux ans plus tard, lors d’une autre tournée en Champagne, sur les terres du prince de Gondi, Vincent trace l’itinéraire. Il alerte le bailli du prince afin qu’il prépare partout un bon accueil à la voyageuse. (19 : I, 118)
En 1632, Louise de Marillac séjourne à Villeneuve-Saint-Georges. Elle fait le catéchisme aux filles, dans l’espoir que son enseignement passera des enfants aux parents. (20 : I, 159)
Quelques années plus tard, le bourg la voit encore revenir. Il s’agit cette fois de redresser une situation qui inquiète Vincent de Paul. Une dame Guérin, « avantageuse en paroles », trouble l’ordre des visites aux malades, « quoiqu’elle ne soit pas du corps. » (21 : I, 325)
En 1633, plusieurs localités sont parcourues au nord de Paris, dans la région de Pont- Sainte-Maxence. (22 : I, 188)
Cette activité, déployée parmi les confréries, préparait Louise de Marillac à ses futures fonctions de Supérieure des Filles de la Charité. La nouvelle compagnie ne devait naître qu’en novembre 1633, mais dès le mois de février 1630 saint Vincent adresse à sa collaboratrice, pour qu’elle la forme, une bonne fille de Suresnes… qui s’emploie à enseigner des filles… (23 : I, 76)
Quelque temps après, il place encore sous sa direction une autre « bonne fille.., qui a grand désir de servir Dieu en l’instruction des enfants… (24 : I, 136)
Il la prie de même d’initier au service des malades pauvres de courageuses filles, que ne rebutent pas les plus rudes besognes. En avril 1633, mademoiselle Le Gras en avait tout un groupe auprès d’elle. (25 : I, 196)
Dès ce moment-là, Vincent la prévient que « Notre-Seigneur veut se servir » d’elle « pour quelque chose qui regarde sa gloire. » (26 : I, 186) L’heure était proche en effet où les Filles de la Charité allaient être instituées, pour donner aux malades les soins difficiles devant lesquels hésitaient les dames des confréries.
Le nouvel institut fut d’abord modestement logé. Les premiers temps, Vincent de Paul adressait ses lettres à la Supérieure « rue de Versailles, vis-à-vis de l’Epée-Royale. » Mais dès 1636, des locaux plus spacieux furent trouvés à « La Chapelle… village proche » de Saint- Lazare, sur la route « allant à Saint-Denis. » (27 : I, 215 ; 319-20)
Au cours des recherches qui précédèrent ce déménagement, Vincent hésitait à installer les sœurs trop près des missionnaires. Il écrivait à Louise de Marillac : «… Nous sommes au milieu de gens qui regardent tout et jugent de tout. L’on ne nous verrait pas entrer trois fois chez vous, qu’on ne trouvât à parler » (28 : I, 316)
La maison-Mère ne resta que quelques années à La Chapelle. Les Filles de la Charité finirent par se fixer, en septembre 1641, sur la paroisse Saint-Laurent, au voisinage de Saint- Lazare. Le fondateur, qui débattait lui-même le marché, consentait à acheter les locaux « pour douze mille livres…, six mille livres comptant et le reste à rente. » (29 : II, 183-84
En 1646, le futur cardinal de Retz signa au nom de son oncle l’archevêque de Paris, dont il était coadjuteur, l’acte d’érection de la compagnie. L’acte spécifiait que les Filles de la Charité demeureraient à perpétuité sous la dépendance des archevêques de Paris. Leur direction était confiée à Vincent de Paul jusqu’à sa mort.
Louise de Marillac s’effrayait d’une dépendance qu’elle jugeait trop étroite à l’égard des archevêques. En revanche, elle souhaitait qu’ il fût bien établi que la compagnie était mise sous la conduite des Supérieurs généraux de la Mission. (30 : III, 121-122 et notes)
Le travail d’organisation se poursuivit de longues années, avant que le règlement ne fût rédigé. L’expérience quotidienne révélait le sens dans lequel il fallait codifier les articles. De cette expérience le fondateur et la fondatrice recueillaient l’un et l’autre les enseignement.
C’est ainsi que se précisèrent peu à peu les conditions d’admission. Vincent écrivait un jour : «… Quant à cette bonne fille d’Argenteuil qui est mélancolique, je pense que vous avez raison de faire difficulté de la recevoir ; car c’est un étrange esprit que celui de la mélancolie… (31 : I, 238)
Les permissions et les défenses s’inscrivirent de la même manière dans la règle. « Je ne vois point grand inconvénient, disait le directeur, à ce que Jacqueline aille aux noces de son frère ; Marguerite en fera de même… » (32 : I, 252) Ii suffira qu’apparaisse plus tard cet « inconvénient pour que soit restreinte la tolérance des premiers temps.
Aux environs de 1635, monsieur Vincent accepte volontiers, à la mort d’une Fille de la Charité, « qu’on… baille à la mère » les habit de la défunte. (33 ; I, 248)
Louise de Marillac, de son côté, contribuait fort judicieusement à faire accepter pour les sœurs des paroisses le principe d’une redevance à la maison-mère. « J’ai supputé, mandait-elle à saint Vincent tout ce que les sœurs des paroisses ont apporté à la maison en l’année 1645. Le tout se monte à 1129 livres 12 sols ; et sur cela il y a eu 43 filles à entretenir d’habits et de linge. Je crois qu’il y a bien prés de 400 livres de reste pour la maison, ôtée la dépense, sans y comprendre les façons de linge et d’habits qui se font par les sœurs du logis. Je pense, Monsieur, que, si votre charité en dit quelque chose, qu’il sera bon que nos sœurs entendent que ce qu’elles apportent est presque la juste valeur de la dépense et que, les unes apportant plus qu’il ne leur faut, cela supplée à ce que les autres n’apportent pas suffisamment ; car je ne sais si toute la compagnie serait capable d’entendre que leur épargne servît de beaucoup à la maison, à cause du peu de retenue de quelques-unes et de la plupart, qui disent trop librement tout ce qu’elles pensent. » (34 : II, 586-7)
En 1651, mademoiselle Le Gras, alarmée des « fautes général et particulières qui… paraissent plus clairement, depuis quelques années », parmi ses filles, demande que « la manière de vie » de la compagnie soit enfin « rédigée par écrit. » (35 : IV, 22)
L’activité charitable des sœurs, que réglaient en commun leur supérieure et leur directeur, les mettait en rapports fréquents avec le clergé. Vincent de Paul veillait attentivement à rendre ces rapports harmonieux. Dès avant la naissance de la compagnie, il suggérait à Louise de Marillac des dispositions très conciliantes à l’égard de tout ecclésiastique mêlé à ses entreprises : le succès dépendait de cette concorde.
Durant un séjour à Beauvais, la future fondatrice des Filles de la Charité reçoit ces indications « Quand monsieur de Beauvais sera de retour, il sera bon de lui communiquer les choses principales, si vous voyez qu’il l’agrée. Il veut cela quelquefois. Mais pour prendre la bénédiction de lui, il me semble qu’il n’est pas expédient, pour ce qu’il est fort éloigné de cérémonie et aime qu’on traite avec lui rondement, et respectueusement néanmoins. » (38 : I, 97)
Au diocèse de Châlons, mademoiselle Le Gras est encore priée d’aller trouver l’évêque. Elle l’entretiendra de l’enseignement religieux qu’elle donne aux petites filles. Qu’il encourage cette tâche, ou qu’il en souhaite la cessation, il faudra se conformer à ses vues, car l’évêque est l’interprète de la volonté de Dieu… (37 : I, 126-27)
A Villepreux, Louise de Marillac a fait une causerie aux dames de la confrérie, sans aviser le curé : Vincent estime qu’il est sage de lui présenter des excuses. (38 : I, 81-82)
S’il arrive qu’un curé émette des prétentions difficilement conciliables avec les prérogatives des Filles de la Charité, ni leur Supérieure, ni monsieur Vincent ne sont d’avis d’engager la lutte pour si peu. Ils temporisent plutôt pour ne pas aggraver le différend. Le curé de Saint- Paul soumet les sœurs de sa paroisse à un interrogatoire serré. Il leur demande « comme elles vivent, quels sont leurs exercices, qui les conduit. » Il déclare « qu’il les veut conduire, et désire qu’elles dépendent de lui entièrement ». Louise de Marillac calme de son mieux les alarmes de ses filles. Qu’elles fassent connaître exactement leurs constitutions, sans rien celer; « et puis, … on verra…» (39 : I, 544)
Malheureusement, des Filles de la Charité se conduisaient parfois de façon inconsidérée vis-à-vis des curés. Vincent était alors appelé à l’aide pour réparer les dégâts. Une sœur signifie au curé de Fontenay-aux-Roses qu’au jugement de la Supérieure, il n’est pas bon qu’il aille chez elle. Ainsi mise en cause, Louise de Marillac prie saint Vincent d’effacer la mauvaise impression causée par ces propos irréfléchis. (40 : II, 254)
Le curé d’Issy est fort contristé par le rappel d’une sœur qui se dévouait auprès des malades de sa paroisse. A son avis, si les Filles de la Charité ne trouvent pas chez ses paroissiens toutes les ressources nécessaires, la faute leur en revient. Ainsi engagée, la conversation risquait de ne pas aboutir à un résultat heureux. Cependant, Louise de Marillac hésite à rompre la négociation. Elle consulte monsieur Vincent. (41 : II, 364)
Sa condescendance ne l’empêchait pas d’être vigilante et ferme. Une paroisse demandait des sœurs. La Supérieure est prête à donner satisfaction à cette requête, si tel est l’avis de Vincent de Paul. Elle suggère cependant une condition : les sœurs seront accordées « pourvu qu’il n’y ait rien à redire à la conduite des prêtres de la paroisse. » (42 : IV, 428)
Saint Vincent et Louise de Marillac, d’un commun accord, appliquèrent le dévouement des Filles de la Charité à des tâches multiples, à partir du jour où les besoins des confréries donnèrent naissance à leur compagnie. Dès les premières années, elles essaimèrent dans les paroisses de la capitale. Cependant Vincent les envoyait de préférence aux pauvres gens des campagnes, comme les missionnaires. Il écrivait à leur Supérieure en 1636 : « … Il faut principalement regarder le pauvres villages, car pour les villes, il n’en sera jamais autre chose ; c’est se flatter que de s’y amuser. » (43 : I, 357)
Dans les villages où elles s’installaient, les sœurs ne se contentaient pas de soigner les malades à domicile. Elles consacraient aussi une partie de leur temps à l’éducation chrétienne de l’enfance. En 1635, monsieur Vincent recommandait à mademoiselle Le Gras de préparer soigneusement ses filles à l’enseignement du catéchisme. Il voulait même qu’elles fussent en mesure de faire l’école, afin d’exercer sur les fillettes l’influence qu’il souhaitait. (44 : I, 313 et 336)
Une Fille de la Charité, qui a été envoyée à Liancourt, sait faire de la dentelle. Vincent s’en réjouit : « Elle pourra apprendre cela aux pauvres gens, qui servira d’attrait pour les choses spirituelles… » (45 : I, 393)
A Paris, outre le service des malades assistés par les confréries des paroisses, les sœurs assumèrent de bonne heure une partie de la tâche que la confrérie de l’Hôtel-Dieu avait prise à son compte. Elles aidaient les dames à distribuer des secours aux pauvres qui étaient hospitalisés. En décembre 1636, saint Vincent écrit à mademoiselle Le Gras : « Dieu vous bénisse, mademoiselle ; de ce que vous êtes allée mettre vos filles en faction à l’Hôtel Dieu…» (46 : I, 371)
Le rôle de la Supérieure ne se borna pas à cette installation. Elle dirigeait la besogne de ses filles de l’Hôtel-Dieu. Lorsque quelque flottement se manifestait parmi elles, elle était priée d’intervenir. En 1638, elle reçoit de Vincent cet avis : « On m’a dit que les choses vont mal à l’Hôtel-Dieu, et qu’il est à souhaiter que votre santé vous permette d’y aller passer deux ou trois jours… » (47 : I, 460)
Un peu plus tard, une autre note lui parvient encore : « … Les officières des dames de l’Hôtel-Dieu viendront demain céans. Voyez si vous avez quelque avis à me donner. » (48 : I, 479)
Elle est tenue au courant du projet qui devait aboutir à donner à l’Hôtel-Dieu des aumôniers particuliers. (49 : I, 359)
Sa collaboration avec Vincent de Paul lui vaut la confidence de desseins qu’il élabore. Elle l’élève à la dignité de conseillère consultée et écoutée.
Cette collaboration s’élargit à mesure que les Filles de la Charité étendent leur action.
En 1653, les sœurs entrent à l’hospice du Nom-de-Jésus, que saint Vincent vient de fonder pour des vieillards. Louise de Marillac consulte son très honoré Père sur des détails d’organisation. Elle veut savoir s’il faut procéder à la distribution des habits, qui ont été préparés pour les hospitalisés. En même temps, elle demande la venue de Vincent afin de «faire faire quelque dévotion » qu’elle juge nécessaire. (50 : IV, 552-53)
Vers 1655, le concours des sœurs est réclamé pour l’hôpital des Petites-Maisons. Quatre cents personnes y sont soignées. Elles sont vieilles et infirmes. Il en est qui sont atteintes de folie ou de maladies honteuses. Cependant, mademoiselle Le Gras écrit à saint Vincent qu’elle a découvert autour d’elle les bonnes volontés qu’il sollicite : « Je n’ai pas trouvé ma sœur Hardemont éloignée des dispositions à bien recevoir la proposition pour les Petites-Maisons, mais je crois qu’il est nécessaire que votre charité nous parle, pour faire connaître le bien qu’il y a à faire et la manière dont il s’y faut gouverner. » (5l : V, 419)
Les Filles de la Charité se virent même confier l’assistance des forçats, qui attendaient à Paris leur départ pour les galères. Avant l’apparition de leur compagnie, Louise de Marillac s’occupait déjà de ce ministère. Dès 1632, saint Vincent la félicitait de la charité qu’elle mettait à le remplir. (52 :I, 166) En 1640, un legs de six mille livres de rentes, laissé par un bienfaiteur, permit de donner plus d’ampleur à cette œuvre. C’est vers ce temps-là que les sœurs en furent chargées. (53 : II, 20 et 174)
Comme toujours, elles prirent leur tâche à cœur. L’une d’elles se fit quêteuse volontaire, durant les troubles de la Fronde, parce qu’elle n’avait plus de ressources pour ses protégés. Mademoiselle Le Gras écrivait alors à monsieur Vincent : « … Notre sœur des galériens vint hier me trouver tout épleurée pour ne plus avoir de pain pour ses pauvres, pour tant à cause qu’il est dû au boulanger que pour la cherté du pain. Elle emprunte et quête partout pour cela, avec grand’peine… (54 : IV, 426)
Chaque jour, à dix heures, les sœurs servaient un repas aux galériens. Leur Supérieure représentait à Vincent « le bien spirituel que pourrait faire » a la visite des dames de l’Hôtel- Dieu, si elles venaient, aux mêmes heures, exhorter et instruire les détenus. (55 : V, 589)
Le service des galériens comportait des risques graves. Ces hommes ne respectaient pas toujours les sœurs. Il n’était pas rare qu’elles fussent injuriées. L’irrespect pouvait aller plus loin encore : en 1655, Vincent de Paul parle à Louise de Marillac d’une « pauvre créature », qu’il ne faut plus laisser entrer « dans la maison des forçats », même si elle s’y présente. (56 : V, 339)
Évidemment, les Filles de la Charité étaient plus en sécurité au service des Enfants trouvés, mais ce service exigeait de leur part un égal courage.
A la fin de 1637, saint Vincent laissait entendre, à mots couverts, à mademoiselle Le Gras qu’il songeait à s’occuper des enfants abandonnés. (57 : I, 410) Jusqu’à cette date, ces enfants étaient recueillis, et soignés tant bien que mal, à la Couche, rue Landry. Beaucoup d’entre eux mouraient en bas âge. D’autres étaient estropiés par des mendiants professionnels qui s’en servaient pour exciter la pitié des passants.
Le 1er janvier 1638, la Supérieure des Filles de la Charité fut avisée que, par décision des dames de l’Hôtel-Dieu, elle était « priée de faire un essai des enfants trouvés ». L’essai qui était envisagé était fort modeste : il n’était question de prendre que deux ou trois enfants. (58 : I, 417) Les sœurs n’iraient pas à la Couche. La tentative qui leur était demandée se ferait chez elles. (59 : I, 433)
Leur Supérieure rédigea un projet de règlement, que monsieur Vincent examina avec les officières de la confrérie de l’Hôtel-Dieu. (60 : I, 436-37) Il fut convenu que ces officières subviendraient aux nécessités matérielles de l’œuvre. Louise de Marillac aurait la direction des sœurs et des nourrices. Elle aurait en outre le soin de la formation des enfants. (61 : I, 444)
Les premiers progrès de l’entreprise furent lents. Au cours de l’année de début, la directrice était invitée par Vincent à remplir les « places vides.., jusques à sept », en attendant d’avoir « une autre nourrice, une chèvre et une vache. » (62 : I, 507) Cependant, dès le 17 janvier 1640 la résolution « de prendre tous les enfants trouvés » était arrêtée. (63 : II, 6-7)
Lorsque les dames bienfaitrices commencèrent à envisager le transfert des Enfants trouvés au château de Bicêtre, Louise de Marillac fit valoir les difficultés que comportait ce projet. (64 : II, 545) Il fut cependant mis à exécution, vers le milieu de l’année 1647, malgré ses objections. Elle les renouvela avec plus de force, après l’installation. « … Ce n’était pas sans raison, écrivait-elle à saint Vincent, que j’appréhendais le logement de Bicêtre. Ces dames ont dessein de tirer de nos sœurs l’impossible. Elles choisissent pour logement des petites chambres, où l’air sera incontinent corrompu et laissent les grandes… Elles ne veulent point que l’on dise la messe, mais que nos sœurs l’aillent entendre à Gentilly. Et que feront les enfants en attendant ? Et qui fera l’ouvrage ?… Je crains bien qu’il nous faille quitter le service de ces pauvres petits enfants… » (65 : III, 210-211)
Malgré ce découragement passager, l’organisation de l’œuvre se poursuivait activement. Une maîtresse d’école apprenait « à coudre et à lire les enfants ». Vincent était prié d’envoyer un frère boulanger « pour aider.., à faire un bon four… » Le vin de la propriété était mis en vente.(66 : III, 229-262)
Cependant les soucis de Louise de Marillac se succédaient, sans répit appréciable. Elle les confiait à Vincent de Paul. En 1648, le curé de Saint-Laurent, qui a sur sa paroisse la maison- mère des Filles de la Charité, « se plaint.., de n’avoir pas ce qui lui appartient, pour les baptêmes » des enfants trouvés. Les dames prennent son parti, et « veulent qu’il intente un procès contre monsieur le curé de Saint-Christophe », qui exerce sa juridiction sur une maison où sont portés les enfants nouvellement trouvés. (67 : III, 298)
Une autre fois, Vincent est entretenu des critiques dirigées contre lui par une demoiselle Serquemann, qui redoute d’être frustrée des bénéfices qu’elle réalise en gardant des enfants abandonnés. (68 : II, 438-40)
Entre temps, surgissaient des raisons plus sérieuses de s’inquiéter. Mademoiselle Le Gras s’alarmait, parce que cinquante-deux petits enfants étaient morts à Bicêtre dans l’espace de six mois. (69 ; III, 265)
De son côté, Vincent de Paul était « bien affligé », aux premiers mois de la Fronde, parce que le château de Bicêtre était perdu au milieu d’une grosse armée. Il souhaitait vivement « qu’il plut au Parlement ou à la ville », de donner un autre local à l’intérieur de le capitale. (70 : III, 422-428)
Dès la première année de la guerre civile, le dénuement de l’œuvre fut extrême. La directrice se plaignait de ne plus avoir « un double » pour mettre les enfants en nourrice. Le linge le plus indispensable faisait défaut. Les dames paraissaient se désintéresser de l’entreprise. (71 : III, 508)
Un peu plus tard, la détresse était plus angoissante encore. Les nourrices rapportaient les enfants. Les dettes se multipliaient, et Louise de Marillac perdait l’espoir de les payer. Tranquillement, Vincent de Paul la rassurait : « … L’œuvre des enfants, disait-il, est entre les mains de Notre-Seigneur… » (72 : III, 523-24)
Les Enfants trouves finirent par s’installer au voisinage de Saint-Lazare. Cependant, comme les troubles de la Fronde se prolongeaient, il advenait encore que la paix de l’établissement fût menacée. En 1652, Louise de Marillac connut parfois de vives alarmes. Une sanglante bataille fut livrée à la vue de ses filles. Une autre fois, l’armée des Frondeurs défila longuement dans leur voisinage. Saint Vincent recevait alors de sa collaboratrice l’aveu sans fard d’une frayeur qui avait peine à se dominer : « … Il me semble, disait-elle, que j’attends la mort, et ne puis empêcher mon cœur de s’émouvoir toutes les fois que l’on crie aux armes… » (73 : IV, 384-85)
La parole réconfortante ne se faisait pas attendre. Elle était toujours inspirée par la foi en la Providence : « … Ce que Notre-Seigneur garde est bien gardé ; il est juste que nous nous commettions à son adorable Providence… » (74 : IV, 386)
La direction du personnel des Enfants trouvés n’était pas de tout repos. Louise de Marillac en connaissait l’exacte valeur. Elle parle sans illusions des nourrices qu’elle est obligée d’employer : « … Quoique l’on essaie de les prendre femmes de bien, néanmoins il y a apparence que la plupart ne sont pas tant obligées par la nécessité du temps à se retirer, que par mauvaises conduites ; et puis que toutes ces manières de femmes, ramassées de toutes parts, sont de mauvaises paroles et grand libertinage… » (75 : IV, 4)
Assurément, les œuvres diverses auxquelles les sœurs se consacraient dans la capitale, exigeaient de mademoiselle Le Gras une attention très soutenue. Cependant, elles ne l’empêchaient pas de suivre avec sollicitude les efforts de ses filles qui travaillaient en province. Il est vrai que Vincent de Paul prenait encore sa large part de cette direction. A une sœur qui doit aller à Liancourt il trace, dans le détail, l’itinéraire à suivre. Louise de Marillac le reçoit de sa main : « Je pense, écrit-il, qu’il est à propos de la faire aller dans le carrosse de Senlis ; …elle pourra aller de là à Verneuil, qui est le droit chemin, et de là à Liancourt. Ce sont trois lieues qu’il lui faudra faire à pied… Je vous envoie un écu pour cela… » (76 : I, 363)
La même précision est mise dans les instructions rédigées par monsieur Vincent, à l’intention de deux sœurs qui partent pour Richelieu : « Je vous envoie cinquante livres, dit-il à la Supérieure, lesquelles je vous prie de donner à Barbe et à Louise pour leur voyage. Il sera bon qu’elles se mettent dans le coche de Tours, et que là elles s’informent d’un homme qui conduit pour l’ordinaire à Richelieu ceux qui y veulent aller, et qu’elles le prennent et louent un âne ou une petite charrette pour se rendre à Richelieu, qui en est distant de dix lieues… (77 : I, 508)
Vincent est très renseigné sur la vie que mènent en leurs communautés, plus ou moins lointaines, les sœurs de la province. Il donne de leurs nouvelles à Louise de Marillac : « … Isabelle, précise-t-il, se porte parfaitement bien de corps ; mais elle n’est pas contente de se voir en une maison où il n’y a point d’observance. Sa compagne est une pauvre créature. Je ne sais s’il y aurait moyen de lui trouver quelque condition.. ». (78 : II, 181)
Il juge en dernier ressort de l’opportunité de créer des postes nouveaux. En 1639, il communique à la Supérieure générale sa décision d’accorder des sœurs à l’hôpital d’Angers. (79 : I, 580) Celles qui sont désignées partiront sous la conduite de Louise de Marillac, qui est invitée à profiter du voyage pour faire ses dévotions à Notre-Dame de Chartres. (80 : I, 603)
Dix ans plus tard, elle refait le même trajet ; et elle fait connaître à saint Vincent les résultats de son inspection à l’Hôtel-Dieu d’Angers : « Il y a trois ou quatre jours, écrit-elle, que je travaille ici à la visite de nos chères sœurs de l’Hôtel-Dieu et fis hier au soir la dernière action, qui est de conclure la visite ; et voilà que j’en fais transcrire les avis que je leur laisse… Cela va bien. … Elles observent exactement leur emploi de la journée.. Cela va si bien que j’en ai mon cœur plein de consolation… (81 : III, 422-23)
De l’étranger, où sont allées les Filles de la Charité, leurs nouvelles parviennent à Monsieur Vincent, qui s’empresse de les transmettre à Louise de Marillac. Il est heureux de lui dire qu’au témoignage du Supérieur des missionnaires de Pologne, la sœur Françoise se comporte de manière exemplaire. Malheureusement elle a fort à faire pour maintenir la paix entre ses deux compagnes. (82 : IV, 564)
Le fondateur et la fondatrice de la compagnie collaborent très étroitement dans le gouvernement des sœurs, en quelque lieu que s’exerce leur activité. Ils mettent en commun les renseignements qui leur parviennent. Ils étudient ensemble les mesures qui s’imposent.
En 1640, mademoiselle Le Gras observe « que partout l’on se plaint » que les sœurs « prennent ce qui est destiné pour les malades ». En conséquence, il lui parait nécessaire « de faire une règle, qu’elles ne pourront, sous quelque prétexte que ce soit, manger de ce qui est destiné pour les pauvres. » (83 : II, 91)
Vers la même époque, Vincent lui renvoie précisément l’ébauche de règlement général qu’elle a tracée. Il en est satisfait. (84 : II, 114)
En 1645, elle donne son avis motivé sur les divers paragraphes de la supplique qui doit être envoyée à l’archevêque de Paris, pour que la compagnie des Filles de la Charité soit érigée en confrérie. Elle suggère des précisions nouvelles, des rectifications, des additions. (85 : II, 547-48)
Quelques années avant de mourir, elle exprime le vœu que défense soit faite aux sœurs, par le roi ou le Parlement, « de sortir de la compagnie sans le consentement du Supérieur, et même de sortir avec le simple habit qu’elles portent… ». Les sœurs qui enfreindraient cette défense seraient considérées « comme réfractaires aux ordonnances du roi, ou celles du Parlement. » En conséquence, il serait loisible « de procéder juridiquement contre elles. » (86 : VI, 270-71)
Monsieur Vincent ne donna pas de suite au vœu sévère exprimé par sa collaboratrice. En revanche, il prêta une pleine attention aux derniers avis qu’elle lui donna peu de temps avant sa mort. Elle entretenait alors son très honoré Père de « la nécessité qu’il y a que les règles obligent toujours à la vie pauvre, simple et humble, crainte que s’établissant en une manière de vie qui requerrait plus grande dépense, cela obligerait à rechercher les moyens de subsister en cette manière… » Elle s’élevait contre l’idée d’une demi-clôture, où voisineraient des cloîtrées et des « allantes ». Ce serait en effet, disait-elle, « manière tant dangereuse pour la continuation de l’œuvre de Dieu, laquelle, mon très honoré Père, votre charité a soutenue avec tant de fermeté contre toutes les oppositions. » (87 : VIII, 228)
La part capitale que Louise de Marillac prend au gouvernement des sœurs, sous le contrôle de Vincent de Paul, se décèle encore dans les solutions qu’elle recherche, en plein accord avec le fondateur, pour les difficultés locales rencontrées par ses filles.
Le concours des Filles de la Charité avait été ardemment souhaité par les administrateurs de l’hôpital de Nantes. Cependant, les tiraillements étaient incessants. Entre autres prétentions, les administrateurs émettaient celle de distribuer eux-mêmes aux sœurs les offices qu’elles auraient à remplir. La Supérieure générale estimait au contraire que cette prérogative appartenait plutôt à la sœur « servante », c’est-à-dire à la Supérieure désignée par elle et monsieur Vincent. C’est de cette manière qu’elle serait en mesure de diriger effectivement ses compagnes. Au surplus, la marche de l’hôpital ne souffrirait pas de cette solution, car, ajoutait mademoiselle Le Gras, « une sœur servante saura bien faire trouver bon » aux administrateurs « ce qu’elle fera. » (88 : V, 29)
A Paris, la Supérieure générale préside elle-même les conseils de la compagnie, lorsque saint Vincent est absent. En pareil cas, il se contente de lui donner ses instructions :
«Mademoiselle Le Gras proposera les substances des choses seulement, sans dire le pour ni le contre… » (89 : IV, 287)
Absent ou présent, monsieur Vincent savait bien qu’aucune mesure ne serait envisagée qui ne pût recevoir son agrément. Il était sûr de l’entière docilité de Louise de Marillac. Elle s’empressait en effet d’en renouveler l’offrande, au terme des propositions qu’elle pouvait faire : « Voilà, disait-elle, mon très honoré Père, ce que j’ai remarqué ; mais… n’ayez égard ni aux mémoires, ni aux remarques, mais ordonnez ce que vous croyez que Dieu demande de nous, y ajoutant les maximes et instructions qui nous peuvent encourager… aux observances de tous les points de nos règlements. » (90 : IV, 472)
Vincent de Paul était très occupé. Mille préoccupations assiégeaient son esprit. Avec déférence, la Supérieure des Filles de la Charité lui rappelait donc les heures qu’il devait consacrer à leur compagnie. « S’il plaît à votre charité, mon très honoré Père, écrivait-elle, se souvenir que c’est les fêtes de la Pentecôte que l’on procède à l’élection des officières, et si cela ne se pourrait point aujourd’hui, crainte que vous ne puissiez un autre jour… » (91 : VII, 175)
Deux sœurs sont à la veille de rejoindre leurs postes. Auparavant il serait bon qu’elles fissent leurs vœux. C’est pourquoi Vincent est prié de venir célébrer la messe le lendemain chez les Filles de la Charité. (92 : III, 300-301)
Semblable rappel se faisait périodiquement entendre. Des sœurs faisaient des vœux perpétuels, à l’occasion de l’Annonciation. (93 : V, 353) D’autres se contentaient de renouveler leurs vœux annuels, à l’Assomption, ou bien encore le jour de la Toussaint. (94 : VI, 61, 118-19, 397)
Dès que l’attention de monsieur Vincent était appelée sur une sœur, pour une décision à prendre à son sujet, il était en mesure de donner la réponse nécessaire. Il connaissait en effet toutes les Filles de la Charité. Il les appelait par leurs noms. Il était au courant de leurs aptitudes, de leurs qualités et de leurs imperfections.
« Si vous jugez, disait-il à Louise de Marillac, qu’Henriette sache faire l’école, à la bonne heure, essayez-en… Je ne pense pas que Perrette ait l’esprit propre pour cela… » (95 : I, 504)
« II me semble, mademoiselle, écrivait-il une autre fois, que notre chère sœur Marguerite, de Saché, est un peu trop vacillante ou moins déterminée. Vous lui parlerez et si vous en restez satisfaite, vous la pourrez admettre… Celle de Liancourt… doit être différée, si me semble… » (96 : II, 175)
Le regard pénétrant qui se posait sur les postulantes avait vite fait d’apprécier leur valeur. La Supérieure recevait cet avis durant une de ses absences « … Vous trouverez votre nombre de sœurs augmenté de trois, dont les deux me paraissent bien bonnes. Je me défie un peu de la troisième… » (97 : III, 23)
Lorsqu’un poste est à pourvoir, les sujets disponibles sont judicieusement comparés. Évidemment, mademoiselle Le Gras donne son avis. « … Que vous semble, lui est-il demandé, de Jeanne Hardemont ou de Julienne ? L’esprit de la première est un peu à craindre et il y a des choses à souhaiter dans l’autre. » (98 : IV, 254)
Saint Vincent s’occupe, dans le détail, des mutations des sœurs : « Il me semble voirement, fait-il observer, que vous ferez bien de bailler Marie, de Saint-Paul, à Saint-Germain. Je n’estime pas qu’il faille mettre Nicole, de Saint-Sauveur, en pas un lieu de longtemps. Mais qui aurez-vous pour Saint-Leu, si Henriette s’en va aller à Villers, comme vous me dites et elle me le demanda hier ? » (99 : I, 397)
Ces mutations n’étaient pas toujours du goût des dames des confréries. Elles n’hésitaient pas à exprimer directement leur mécontentement à monsieur Vincent, quand elles se croyaient lésées. « Les dames officières de Saint-Germain-de-l’Auxerrois, confiait-il à Louise de Marillac, furent hier céans pour me faire de grandes remontrances sur le sujet de notre sour Marie, non pas tant pour la retenir, comme pour avoir des filles qui sachent servir et faire les compositions et les remèdes… » (100 : II, 156)
Lorsque le soin de faire passer une sœur d’un poste à un autre revenait à la Supérieure générale, elle aimait à prendre l’avis de Vincent de Paul, tout en exposant son propre point de vue : « … Je n’ai point encore envoyé de sœur à Varize, écrivait-elle… Devons-nous en exclure tout à fait la sœur Andrée qui en est revenue y a trois mois ? Et nous n’en avons point de propre qui sache ni lire ni écrire ; celle qui est restée ne sait pas seulement saigner. Si votre charité le trouve à propos, nous n’aurions égard qu’à ce dernier besoin, et nous pourrions en faire partir une dès lundi… » (101 :V, 37)
Louise de Marillac soumettait à saint Vincent le cas des sœurs indociles. « 1,a bonne sœur Marie, de Sedan, s’empressait-elle d’écrire, nous quitta après dinée et sans nous dire adieu… Je crains qu’elle parte demain pour s’en retourner à Sedan ; et peut-être la trouverait- on au coche, si votre charité trouvait bon d’y envoyer. Je crains que quand nos sœurs iraient qu’elles n’eussent pas assez de force pour la retenir. Au moins, mon très honoré Père, je pense qu’il serait nécessaire d’écrire au plus tôt à Sedan, pour donner avis de ce que l’on aura à faire si elle retourne à sa maison, car je crains qu’elle aille faire beau bruit et vendre tout ce qu’elle pourra pour faire bonne somme… » (102 : V, 222)
Il n’était pas nécessaire qu’il y eût péril extrême de scandale, pour que monsieur Vincent fût obligé d’intervenir. On avait recours à son arbitrage dans le cas d’une simple brouille entre sœurs. Il était alerté par mademoiselle Le Gras parce qu’une sœur de la paroisse Saint-Roch «ne se pouvait accommoder avec » sa compagne, et « ne s’en voulait pas retourner. » (103 : VII, 264)
Les indociles ne prenaient pas toujours bien les réprimandes. Parfois, elles préféraient partir plutôt que de se soumettre. Une sœur « scandalise à cause de ses façons avec des garçons qui la viennent voir. » Vincent l’envoie « quérir pour lui dire qu’elle ne fît entrer des garçons dans la maison ; mais elle ne le prit pas bien et… dit qu’elle aimait mieux s’en aller… » (104 : I, 328)
Lorsque se produisait un semblable départ, Louise de Marillac était fort affectée et elle avait besoin d’être réconfortée par Vincent de Paul. « La sœur Marguerite Tourneton s’en alla dimanche sans mot dire, écrivait-elle… Elle demande un autre habit pour nous renvoyer le nôtre. Je n’ai point fait de réponse et n’en ferai point qu’à votre retour. Dieu seul sait l’état de mon pauvre esprit sur tous ces désordres, car il me semble que notre bon Dieu veut entièrement nous détruire… »
La compagnie éprouvait « grande douleur, étonnement et crainte », devant cette défection.
« Le murmure de chacune est à la sourdine, car personne n’en ose parler… »
Malgré ce grand émoi, constaté autour de lui, Vincent conservait son entière sérénité. Il répondait simplement : « Bénissons Dieu, mademoiselle, de ce qu’il purge la compagnie des sujets faits de la sorte, et honorons la disposition de Notre-Seigneur quand ses disciples l’abandonnaient. Il disait à ceux qui restaient « Voulez-vous pas vous en aller après eux ? » (105III, 207-209-22)
La Supérieure avait quelque peine à suivre ces conseils. Elle s’inquiétait vivement du sort des sœurs qui s’en allaient. Elle s’accusait d’être responsable de leur désertion, parce qu’elle n’avait pas su les avertir à temps de leur fléchissement.
« Qu’y a-t-il à faire, mon très honoré Père ? demandait-elle au sujet d’une fugitive. Elle me fait grande pitié… L’enverrai-je chercher.,. chez ses parents, dont nous avons connaissance ? Enverrai-je quérir la femme… qui sortait toujours avec elle, pour… m’informer de ses conduites étant dehors ?… Je ne doute point que votre charité ne prie pour elle, et me pardonne les fautes que j’ai faites en ce sujet… » (106 : VII, 258)
Louise de Marillac se jugeait avec trop de rigueur. Les sanctions que méritaient les sœurs répréhensibles, étaient prises sans faiblesse par Vincent de Paul et par elle.
A Nantes, les administrateurs de l’hôpital ont prévenu contre les sœurs l’esprit de l’évêque. Vincent se rend compte judicieusement du parti pris du prélat. Cependant, après enquête, il décide que le rappel de la sœur Henriette s’impose. C’est « une fille pleine d’ardeur et de charité » ; mais elle est « peu respectueuse, peu soumise », à l’égard de sa Supérieure. Elle est en outre « fâcheuse au médecin et à quantité de personnes… » (107 : III, 430-33)
La Supérieure générale constate qu’une sœur de Paris reçoit trop souvent la visite de ses parents. Elle sera déplacée, « non pour crainte qu’elle perde sa vocation … mais pour sa perfection… » (108 : V, 432)
Une autre Fille de la Charité a si bien gagné le cœur des habitants de sa localité, qu’ils sont disposés à n’en recevoir aucune autre si elle est rappelée. Cependant, elle est gravement répréhensible, au jugement de mademoiselle Le Gras. « Elle se conseille à tous, dès y a longtemps et particulièrement des vieils garçons nommés messieurs de la Noue, de qui elle retire commodités, et fait bonne chère et reçoit bouteille de vin et pâtés… »
Saint Vincent n’hésite pas : « … Il faut tâcher de la faire venir, …car enfin il faut la retirer… O bon Dieu ! que cette pauvre créature m’a trompé… » (109 : I, 493-94)
D’autres sanctions étaient employées au besoin. Louise de Marillac reçoit cette instruction :
« Quant à Nicole, il est bien à craindre qu’elle ne change jamais, à cause de son âge… Essayez un peu de la privation de la communion… Après que vous aurez fait ce que vous aurez pu, si elle ne s’amende, vous la renverrez. » (110 : I, 234)
Vincent ne se résignait au renvoi qu’à la dernière extrémité. Une sœur, attachée à la confrérie de Saint-Laurent, s’est comportée de façon extravagante. Elle a fomenté une cabale, souffleté une compagne, dénoncé des dames au prédicateur de carême. Cependant, on se contentera de la transférer à « l’Hôtel-Dieu ou ailleurs, afin que la justice soit accompagnée de miséricorde. » (111 : I, 458)
Malgré sa mansuétude, il advenait que monsieur Vincent fût acculé aux mesures extrêmes.
« Jeanne, écrivait-il à la Supérieure générale, renvoyez-la, et dites-lui que c’est pour avoir battu sa compagne. Donnez-lui quelque chose… Elle sera bien avec celles de Saint-Sauveur jusques à ce qu’elle ait trouvé condition, et dites aux autres que ce n’est pas la première fois qu’elle a battu, qu’on lui avait pardonné le reste, mais que le scandale serait trop grand qu’il fût dit des Fille de la Charité qu’elles se battent comme chien et chat… » (112 : I, 569)
Au terme de ses longues patiences, Vincent de Paul savait être fort net dans les décisions qu’il était obligé de prendre contre des sœurs. Il disait à mademoiselle Le Gras : « Si Barbe veut aller en religion mettez-lui en le marché en main tout doucement, s’il vous plaît ; elle en sera bientôt lasse, ou la religion d’elle. Et pour cette autre fille de l’Hôtel-Dieu, il vaut mieux s’en défaire plus tôt que plus tard ; ou plus vous attendrez, la sortie fera plus d’éclat… » (113 : I, 399)
Une Fille de la Charité a abandonné son poste pour se retirer dans une paroisse, dont le curé est un ancien prêtre de la Mission. Elle fait savoir qu’elle serait prête à reprendre ses fonctions, sous condition, Vincent répond catégoriquement : « La condition que cette fille propose porte son exclusion. C’est un trait de l’esprit de son directeur. » (114 : V, 36)
Les sanctions prises n’étaient pas toujours acceptées d’un cœur soumis. Louise de Marillac prévient saint Vincent qu’une jeune sœur, qu’il voulait renvoyer, « est très résolue de ne s’en point retourner… » Elle note tristement : « Ce sont des esprits hardis, capables de beaucoup de mal… » (115 : III, 476)
Fort heureusement, les cas d’indiscipline grave, qui exigeaient des sanctions sévères, étaient rares. D’ordinaire, les manquements se laissaient corriger sans qu’il fût besoin de recourir à la manière forte.
Une sœur de l’Hôtel-Dieu aime trop à être bien mise. Vincent se contente d’observer « … Il semble qu’il serait à propos de lui ôter l’affection à paraître bien vêtue… Vous verrez. » (116 : I, 304)
Nicole met peu d’empressement à rejoindre le poste qui lui est assigné. Louise de Marillac est invitée à lui inculquer plus de docilité. « Mais d’y procéder d’autorité, il n’est pas expédient; … cela ferait de mauvais effets… » (117 : I, 366)
« Quelque mauvais bruit » circule sur une « personne ». Qu’à cela ne tienne : « La Madeleine, dès l’instant de sa conversion, fut faite compagne de la Vierge et suivante de Notre-Seigneur. » Comme monsieur Vincent estime qu’il est « grand pécheur », il n’est pas d’humeur à rejeter ceux qui l’ont été, « pourvu qu’ils aient bonne volonté. » (118 : I, 122)
Les postulantes qui se présentent bénéficient de ces dispositions conciliantes. Une « bonne fille » a des « passions… un peu fortes. » Mais celles qui ont ce tempérament exubérant, « quand elles ont la force de se surmonter,.., font, après, des merveilles. » L’ardente jeune fille sera donc admise parmi les sœurs. (119 : I, 268)
Une autre postulante sera évincée parce qu’elle est « rude, fort mélancolique et grossière.»Toutefois mademoiselle Le Gras est priée d’agir à son égard avec la plus grande délicatesse. « … Il la faut ren voyer tout doucement, et lui faut dire qu’il y faut penser longtemps » (120 : I, 315)
Vincent est très paternel. Louise de Marillac n’est pas moins prévenante que lui pour ses fille. La compagnie est dirigée selon le mode familial.
Isabelle est souffrante. Aussitôt la Supérieure générale est avisée par son très honoré Père qu’il faut « faire manger des œufs à la bonne fille. » Le billet ajoute : « Mon Dieu, que cette bonne fille m’attendrit ! JE la salue de tout mon cœur et me propose de célébrer la sainte messe demain pour elle… » (121 : I, 365)
De son côté, mademoiselle Le Gras s’inquiète parce qu’une de ses filles est envoyée au loin « toute seule ». Elle demande qu’une compagne soit adjointe à la voyageuse. En effet, « elle peut devenir malade sur les chemins, ou… il se peut rencontrer de mauvaises personnes qui… lui pourront faire déplaisir. Et puis… elle peut avoir beaucoup de chagrin, et, ne se pouvant soulager l’esprit, il y a à craindre du découragement… »
Monsieur Vincent s’empresse de répondre favorablement « J’approuve votre pensée, écrit- il, touchant l’envoi des deux filles, pourvu que la seconde sache faire les écoles … » (122 : II, 159-160)
Ce mélange de fermeté et de bienveillance, qui caractérise le gouvernement des Filles de la Charité, se retrouve également dans l’œuvre de leur formation.
Comme la précédente, cette tâche, jamais interrompue, est menée conjointement par Vincent de Paul et Louise de Marillac.
Ils mettent en commun leurs observations personnelles et leurs renseignements. « … J’ai grand besoin de vous parler, écrit la Supérieure, au sujet des nécessités de plusieurs filles… » (123 : III, 147)
Elle suggère à Vincent les pensées qu’elle croit utile de proposer à une sœur désignée comme Supérieure d’une communauté « Je crois, dit-elle, mon très honoré Père, qu’il est bien nécessaire que votre charité parle à notre sœur Étiennette qui doit aller à Angers, pour lui faire connaître les dispositions qu’elle doit avoir pour l’emploi qu’elle y aura, à ce qu’elle donne accès facile aux sœurs qui désireront lui parler, qu’elle soit secrète pour tout ce qui lui sera communiqué, qu’elle détourne tant qu’elle pourra les tendresses d’esprit et de corps qui ne vont qu’à la recherche des satisfactions, qu’elle tienne la main à l’exactitude des règles, sans faire tort au service des pauvres, et qu’elle soit gaie à l’extérieur,… et tout le reste, que vous savez tout autrement que moi, qui ne fais rien qui vaille… » (124 : VII, 367)
Ce n’était pas seulement les supérieures que saint Vincent recevait en tête-à-tête, pour les former. Les plus humbles sœurs bénéficiaient, de sa part, d’entretiens particuliers qui avaient en vue leur avancement dans la vertu. (125 : I, 305)
L’influence de Louise de Marillac s’exerçait sur les conférences faites aux sœurs, comme sur les entretiens particuliers qui leur était accordés. « Bon soir, mademoiselle, écrivait Vincent de Paul la veille d’une conférence. Je vous prie de penser aux points que je dois traiter demain, et de me le mander entre ci et huit heures et demie du soir. » (126 : I, 583)
La Supérieure tenait beaucoup aux causeries que monsieur Vincent adressait aux Filles de la Charité. Elle en rappelait l’échéance. Elle aurait voulu en obtenir une chaque semaine, bien régulièrement. (127 : II, 586-III, 171-II, 543)
A son tour, elle se voyait inviter à collaborer très activement à la formation spirituelle de ses filles. En 1647, la compagnie est dotée d’une maîtresse des novices, dont mademoiselle Le Gras devra être l’inspiratrice, selon le mot d’ordre que saint Vincent lui adresse à cette date «… Il est à souhaiter, écrit-il, que vous formiez bien à l’oraison mentale celle qui a soin des nouvelles venues, afin qu’elle les dresse bien à ce saint exercice… » (128 : IV, 47)
Vincent de Paul définit à sa collaboratrice les vertus qu’elle doit éveiller autour d’elle. « Il sera bon, précise-t-il, que vous leur disiez en quoi consistent les solides vertus, notamment celle de la mortification intérieure et extérieure de notre jugement, de notre volonté, des ressouvenirs, du voir, de l’écouter, du parler ; … des affections que nous avons aux choses mauvaises, inutiles, et même des bonnes… » (129 : I, 278)
Louise de Marillac mettra les sœurs en garde contre des périls, qu’elle peut seule évoquer devant elles. Il est en effet « certains péchés » que Vincent ne veut pas leur « nommer » ; mais, ajoute-t-il, mademoiselle Le Gras vous les dira… » (130 : X, 599)
La Supérieure ne se faisait pas seulement entendre isolément, dans le secret d’une conversation privée. La communauté réunie profitait de ses exhortations. Des lettres édifiantes, écrites par des sœurs qui travaillaient en province, étaient lues publiquement.
Parfois les auditrices levaient la tête comme « les soldats, quand ils entende l’alarme… » (131 : II, 178)
Un an avant sa mort, Louise de Marillac offrait encore spontanément de mettre sous les yeux de saint Vincent « un mémoire », qu’elle songeait à rédiger pour « l’affermissement spirituel de la compagnie » (132 : VII, 428)
Jusqu’à la fin, elle seconda très activement le fondateur des Filles de la Charité dans l’œuvre de leur formation. De son côté, il la soutenait à tout moment de ses conseils et de ses indications précises.
En 1636, madame de Turgis entre à la Compagnie. Fallait-il avoir pour elle des égards particuliers ? Le cas était embarrassant, car la plupart des sœurs étaient des villageoises. D’autre part, il fallait bien que la nouvelle venue s’accommodât à l’esprit de ses compagne. Vincent donne la solution : « Qu’elle se mette, prescrit-il, indifféremment parmi les filles à table. » (133 : I, 336)
Il réconfortait sa collaboratrice, lorsque la conduite fâcheuse d’une indisciplinée l’amenait à douter de la valeur de ses filles. Il prenait plaisir à lui citer, à leur actif, des traits de courageux renoncement.
En 1638, la duchesse d’Aiguillon, grande bienfaitrice de la compagnie, avait voulu attacher à sa personne une Fille de la Charité. Deux sœurs furent successivement désignées pour tenir cette place. La première répondit à monsieur Vincent « qu’elle avait quitté père et mère pour se donner au service des pauvres, pour l’amour de Dieu… Elle… priait de l’excuser si elle ne pouvait changer de dessein pour aller servir cette grande dame. »
La deuxième « se mit à pleurer, et ayant acquiescé », elle fut remise « entre les mains d’une demoiselle de ladite dame. Mais… incontinent après elle revint.., et… dit qu’elle était étonnée de voir une si grande cour, qu’elle ne saurait y vivre, … que Notre-Seigneur l’avait donnée aux pauvres… » Elle demandait donc à reprendre leur service.
Vincent concluait ainsi cette double expérience : « … Que vous en semble, mademoiselle ? Etes-vous point ravie de voir la force de l’esprit de Dieu dans ces deux pauvres filles, et le mépris qu’il leur fait faire du monde et de ses grandeurs ? Vous ne sauriez croire le courage que cela m’a donné pour la Charité. » (134 : I, 330-31)
Son « courage passait de lui à sa correspondante qui s’empressait de le communiquer, de proche en proche, à toutes les sœurs. L’organisation et le gouvernement des Filles de la Charité, leur formation individuelle et leur formation collective ont bénéficié sans arrêt de l’étroite et féconde collaboration de Vincent de Paul et de Louise de Marillac.
Cette collaboration s’étendait volontiers au delà des frontières de la puissante compagnie qui lui dut son succès.
Au moment où saint Vincent commence à venir en aide aux provinces dévastées par la guerre, il n’hésite pas à recourir au dévouement de mademoiselle Le Gras. Il lui écrit en 1639 :
« Voici trois pauvres Lorraines qui arrivèrent hier soir. L’une a un enfant. Il faudra tâcher de la faire mettre au refuge. » (135 : I, 542)
L’argent dépensé parmi les ruines des frontières, développa sensiblement l’expérience pratique de Vincent de Paul. Il en faisait bénéficier sa collaboratrice.
En 1653, il la charge d’un achat important de couvertures. En parfait connaisseur, il fixe le prix qu’il convient de mettre. Le bénéfice du tapissier est apprécié avec exactitude. Vincent ne veut pas avoir les illusions du « bon frère » qui conduit ordinairement ces tractations. Ce frère « ne sait que c’est de marchander. » (136 : VI, 436)
Des détresses que monsieur Vincent découvrait, en marge des confréries et de l’activité des sœurs, étaient signalées à Louise de Marillac. Il lui recommande une jeune femme qui est à la veille de faire marché de son corps, parce qu’elle est sans ressources et qu’elle est déjà restée « trois ou quatre jours, sans avoir du pain. » (137 : VI, 179-180)
Il suffit d’une moindre misère, pour que Vincent mette en campagne mademoiselle Le Gras. « Disposez-vous, écrit-il …, à faire une charité à deux pauvres filles …., lesquelles nous vous adresserons d’ici à huit jours, et vous prierons de les adresser à quelque honnête recommanderesse qui leur trouve condition… » (138 : I, 38)
Louise de Marillac est priée de préparer « une bonne fille » son à « son entrée en mariage ». Le programme des avis à donner en l’occurrence est clairement tracé … La bonne vie d’une femme avec son mari… consiste à aimer son mari plus que toutes choses après Dieu; en second lieu, à lui complaire et obéir en toutes choses qui ne sont pas péché. » (139 : II, 162-63)
Des dames vont passer quelques jours chez les Filles de la Charité. Elles veulent faire une retraite. La Supérieure est priée de guider leurs méditations. Qu’elles lisent « l’Imitation de Jésus-Christ, de Thomas a Kempis, quelques chapitres d’Evangile… quelque chose de Grenade. » (140 : I, 382)
Des personnes de conditions diverses, qui connaissaient le crédit de mademoiselle Le Gras, avaient recours à elle pour parvenir jusqu’à Vincent de Paul. « Nous avons céans, disait-elle, mademoiselle Guérin, … laquelle en un mois de temps a perdu deux enfants de grande vertu et espérance… Elle désire fort avoir l’honneur de vous voir. Vous savez que c’est une personne qui ne vous arrêtera que le temps que votre charité lui pourra donner… » (141 : IV, 299)
Un prêtre, qui veut faire partie des conférences des mardis, créées par Vincent de Paul, use de la même intervention pour être admis. « Il m’est venu prier, explique Louise de Marillac, de vous faire savoir que je le connais y a longtemps, pour l’avoir vu près monsieur de Villenant, dont madame sa mère avait estime. » (142 : VIII, 179)
Parfois, les démarches tentées par la Supérieure des Filles de la Charité, auprès de monsieur Vincent, intéressent la nation elle-même. En 1643, elle le prie de « représenter » la reine « que le peuple tiendra à grande gratification la diminution que le roi fera sur le port de grains… » (143 : II, 402)
En 1648, lorsque éclatent les premiers troubles de la Fronde, Vincent est encore supplié de se servir de son influence auprès de la reine, pour ramener la paix. Il s’empresse d’ailleurs de répondre qu’il a fait spontanément la tentative qui lui est suggérée. (144 : III, 360-61)
Saint Vincent ne se contentait pas d’agir en constante collaboration avec Louise de Marillac. Chemin faisant, il lui rappelait volontiers l’esprit dans lequel devait s’exercer leur commun dévouement. Ainsi les péripéties diverses de l’action qu’ils menaient ensemble, lui fournissaient l’occasion fréquente d’exercer sa direction spirituelle. En fait, il n’y avait pas de barrière entre le confesseur et le collaborateur.
Dans la direction des sœurs, comme dans la direction de sa propre conscience, il advenait que mademoiselle Le Gras fût éprouvée par de pénibles inquiétudes. « Je me sens, confessait- elle, un peu surchargée de quantité de difficultés pour les dispositions des esprits de la plupart de toutes nos sœurs. Je vous assure, monsieur, que ce m’est un grand sujet de confusion devant Dieu et devant le monde, pour mon insuffisance à aider à bien faire à ces bonnes filles… » (145 : VIII, 524)
La Supérieure des Filles de la Charité se demandait si elle était bien qualifiée pour gouverner la compagnie. En 1651, la vue de quelques défections qui venaient de se produire, elle se persuadait que sa présence à la tête des sœurs leur portait préjudice. Il fallait donc qu’une autre prît sa place sans retard. (146 : IV, 274)
Vincent rassurait sa collaboratrice, en l’invitant à se confier à Jésus-Christ, qui lui communiquerait ses lumières et ses forces. Il lui écrivait dès le début de leur collaboration : … L’esprit de Notre-Seigneur sera votre règle et votre adresse. (147 : I, 120)
S’il discernait en elle une hâte trop grande pour obtenir un résultat souhaité, il lui rappelait paisiblement l’excellence de l’abandon à la Providence, dans le domaine de l’action comme dans la vie intérieure. « … Les œuvres que Dieu fait lui-même, expliquait-il, ne se gâtent jamais par le non-faire des hommes… » (148 : I, 598)
La temporisation, commandée par la confiance en Dieu, n’est pas une cause d’insuccès. Au contraire, l’empressement, qui paraît douter du concours divin, conduit à l’échec l’effort présomptueux de l’homme. « … Je ne vois rien, assurait monsieur Vincent, de plus commun que les mauvais succès des choses précipitées… » (149 : I, 434)
Il avouait que les patientes attentes répugnaient à sa nature. Mais il se contraignait à attendre sans fièvre les indications de la Providence, avant de prendre ses décisions. « Je suis comme vous, mademoiselle, déclarait-il ; il n’y a rien qui me peine plus que l’incertitude mais certes je désire bien qu’il plaise à Dieu de me faire la grâce de me rendre tout indifférent, et à vous aussi… » (150 : I, 247)
Effectivement, il entraînait Louise de Marillac vers un état de détachement qui lui permît d’accueillir, d’un cœur égal, les succès et les revers. Il lui enseignait à faire bon marché de ses vues personnelles, à n’accorder de prix qu’au service de Dieu et du prochain.
De Nantes, Vincent est avisé, en 1650, qu’il est question de remplacer à l’hôpital les Filles de la Charité par des Religieuses. Il prie mademoiselle Le Gras d’accueillir cette nouvelle avec sérénité. « … Je m’en vas… écrire, lui dit-il, que je souhaite et prie Dieu que l’affaire réussisse en faveur de ces bonnes religieuses, si c’est le bien des pauvres, et que très volontiers nous agréons que l’on renvoie les Filles de la Charité ; et je pense, mademoiselle, que vous ferez bien d’écrire conformément à cela pour… honorer et pratiquer le conseil de Notre Seigneur qui est que, si l’on nous veut ôter la robe, il faut donne notre manteau. Je crois que Dieu sera plus honoré de cela que du service que nos filles pourraient rendre à Dieu en cet hôpital. Au nom de Dieu, mademoiselle, soyons bons en face de Jésus-Christ ; il en userait de la sorte assurément. » (151 : IV, 17)
Une sœur quitte la compagnie. Elle se propose néanmoins de soigner les malades d’Issy. Pour le faire avec plus de succès, elle est résolue à garder son costume. Mademoiselle Le Gras voudrait l’en empêcher mais Vincent la dissuade de poursuivre ce dessein. Il n’hésite pas à dire que « ces sentiments procèdent de l’esprit d’envie et de faiblesse. » Il est d’ailleurs convaincu que la dissidente échouera, sans qu’il soit besoin de la pourchasser : « le cep de la vigne porte du fruit tandis qu’il est attaché à son tronc : hors cela, non. » (152 : V, 39)
Les avis pratiques de monsieur Vincent étaient suivis, avec la même soumission que sa direction spirituelle, par Louise de Marillac. Ainsi se comporta toujours leur collaboration. La Supérieure des Filles de la Charité offrait sa docilité et son dévouement. Vincent de Paul dirigeait son zèle. Il la soutenait patiemment et fermement quand des inquiétudes la tracassaient. Il savait exactement ce qu’il pouvait attendre de son concours, en l’étayant, puisque sa conscience n’avait pour lui aucun secret. Leur collaboration, qui fut d’une exceptionnelle fécondité, aurait été moins fructueuse, si elle avait été moins confiante
L’activité qu’ils ont mise en commun a largement bénéficié de la confiance accordée par la pénitente à son confesseur. C’est de cette confiance aussi, affermie encore par un labeur partagé, qu’est née leur chrétienne amitié.