À L’EXEMPLE de tous les grands saints, fondateurs d’Ordres, saint Vincent de Paul avait songé aux gens du monde qui ne pouvaient entrer dans la vie religieuse, et qui avaient besoin cependant de se sanctifier par des exercices de miséricorde et de piété. S’il ne fonda pas, comme saint Dominique et saint François d’Assise, des tiers-ordres pour les hommes et pour les femmes, il ne négligea aucune classe de la société dans l’apostolat qu’il voulait exercer. Les souvenirs populaires se sont plus volontiers attachés aux Sociétés de Dames qu’il créa, à ses Confréries de charité spécialement ; mais il s’était gardé d’oublier la sanctification des hommes, et M. de Renty fut l’un des agents les plus actifs des congrégations d’hommes du monde organisées par lui. Ce grand saint, en effet, doué d’un esprit si pratique de prudence et de précision, savait que si la femme chrétienne est le centre, le cœur de la famille, l’homme en est le chef et la force ; que, par conséquent, entretenir la piété des femmes est excellent, mais que pour obtenir des résultats solides et durables il faut également pousser les hommes dans les voies de la vertu, de la vie chrétienne ; sinon, la foi des populations s’affaiblit et, à la longue, menace ruine.
Mais ce côté des œuvres de notre saint avait été négligé depuis longtemps. Il y avait sans doute des confréries de pénitents, des membres de congrégations pieuses, des bureaux officiels et très sérieux de charité ; mais, en France, du moins, l’énergie avait semblé manquer dans un grand nombre de ces institutions, et le respect humain, les habitudes mondaines, les idées frivoles avaient, surtout depuis la révolution de 1789, repris sur la foule des hommes une influence délétère.
C’est pour lutter contre ce mal que, près de deux cents ans après la mort de saint Vincent de Paul, se constitua la Société d’hommes, vivant dans le monde, qui se glorifia de prendre son nom, et qui résolut de suivre les maximes tracées par l’apôtre de la charité moderne à tous ceux qui veulent servir les pauvres, Il y avait si longtemps que ce rôle était abandonné aux femmes, que beaucoup de bons esprits virent une nouveauté dans l’Église, parfois même un péril, dans ce qui n’était que le retour à des pratiques constantes parmi les fidèles depuis la fondation du christianisme, et que la mise en action d’une des vertus les plus recommandées par l’Évangile.
Quelques hommes se levèrent donc en 1833, à Paris, pour reprendre dans l’exercice pratique de la charité la place que leurs devanciers n’auraient jamais dû abandonner, pour s’exciter surtout à cette vie générale et vraiment catholique, qui s’inspire de tous les grands intérêts de l’Église, qui s’associe à ses douleurs, à ses luttes, à ses triomphes, et qui, au lieu de se circonscrire dans l’étroit horizon d’une paroisse, ou même d’un pays, étend ses affections et son amour aux préoccupations universelles et de tous les temps de l’Épouse immortelle du Christ.
Ils étaient huit au début, sans fortune, sans nom ; sept étaient étudiants ; un seul était plus avancé dans la vie, sans avoir dépassé encore l’âge de la virilité. Ils n’avaient pas de but ni de plan arrêté. Inquiets, pour leur propre salut, des attaques dont leur foi était l’objet dans un monde railleur et hostile, ils voulaient se serrer les uns contre les autres pour se soutenir contre les tentations de la jeunesse, en particulier contre la plus redoutable à cette époque, c’est-à-dire la tentation du doute, et ils se mirent à l’œuvre, au jour le jour.
Une première fois, l’un d’entre eux proposa qu’on allât voir les pauvres du quartier, pensant que cette bonne œuvre serait plus efficace pour la défense de leur foi que les luttes de la parole, auxquelles on s’était livré jusque-là dans une réunion où toutes les idées étaient représentées ; sur cette proposition, on alla trouver la vénérable Sœur Rosalie, qui accueillit ces auxiliaires encore inexpérimentés, et dirigea leurs premiers pas en leur indiquant d’indigentes mais honorables familles. La visite des pauvres à domicile était fondée dans la Société de Saint-Vincent-de-Paul.
Une seconde fois, un autre membre demanda de commencer les séances par la prière ; un autre encore, qu’on se mît sous l’invocation de saint Vincent de Paul. L’esprit chrétien prenait possession de l’œuvre naissante : aussi, bientôt elle prospéra, on peut le dire, même malgré elle. On avait décidé, au début, qu’on ne dépasserait pas le nombre des huit fondateurs ; mais le désir de l’apostolat de la jeunesse fut ici plus fort que les règlements. La porte de ce petit cénacle fut une première fois entrouverte et elle ne se referma plus, car avant deux années on était une centaine. On se réunissait alors dans l’ancienne maison des Bonnes-Études, au centre du quartier latin ; mais, quelque hospitalière que fût cette maison, on comprit qu’elle ne suffisait pas à contenir les bons jeunes gens qui désiraient s’adjoindre à la petite réunion de charité, comme on l’appelait en ce temps-là, et malgré de vifs regrets, de véritables déchirements, on se sépara en deux Conférences (1), puis en quatre, à la fin de l’année 1835.
Heureuse séparation ! dirons-nous, Car si on eût persisté à demeurer réunis, les quartiers isolés eussent toujours ignoré la Société de Saint-Vincent-de-Paul ; on n’eût pas songé surtout à la propager dans les provinces, dans les pays étrangers, comme peu à peu en est venu la pensée ; et par suite, on eût privé les catholiques de ce précieux moyen de salut qui consiste à se voir régulièrement pour s’entretenir des nécessités de la charité, des intérêts de la foi, et des vertus les plus essentielles à la vie chrétienne.
L’origine du nom de Conférences donné aux groupes locaux de la Société de Saint-Vincent-de-Paul ne doit pas faire croire que cette œuvre a pour but la discussion : c’est le souvenir du lieu d’où l’œuvre est sortie, c’est-à-dire d’une conférence littéraire qui se tenait alors et à laquelle prenaient part nos fondateurs.
Ce n’est pas ici le lieu de décrire en détail les progrès vraiment providentiels des Conférences. Ceux qui désireraient les connaître peuvent les étudier dans le Manuel ou dans le Bulletin de la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Il suffira de grouper les traits principaux de ce développement qui venait de lui-même, que l’on ne cherchait pas d’après un plan quelconque, mais qui ne se produisait pas moins, comme dans ces fondations des siècles de foi que nous font admirer les historiens de l’Église.
Ainsi, la Société de Saint-Vincent-de-Paul s’était constituée avec quelques étudiants. Ces derniers, une fois leurs grades conquis, furent obligés de retourner dans leurs villes natales, à Lyon, à Montpellier, à Toulouse, à Nantes, à Dijon, etc. etc. Mais c’était pour eux un vrai serrement de cœur de renoncer à leurs Conférences hebdomadaires, et de ne plus trouver des amis avec lesquels ils pouvaient parler des pauvres et de l’Église. Pour satisfaire ce besoin, devenu en eux comme une seconde nature, ils implantèrent leur œuvre là où la divine Providence fixait leur carrière. Ils se firent propagateurs : ils parlèrent à leurs amis du bien que les réunions charitables de Paris avaient fait à leurs âmes ; ils leur montrèrent que s’ils ne se soutenaient les uns les autres dans les combats de la vérité ils seraient bientôt envahis par l’erreur, et, petit à petit, ils fondèrent dans la ville qu’ils devaient habiter ces Conférences qui avaient été à Paris le charme et la préservation de leur jeunesse.
C’est ainsi, de proche en proche, de ville en ville, d’ami à ami, de camarade chrétien à camarade désireux de l’être, que la Société de Saint-Vincent embrassa bientôt toute la France. Mais cette extension ne pouvait être durable, ne pouvait surtout prendre de sérieuse proportion, qu’autant que l’institution elle-même serait bénie par l’Église et ses premiers pasteurs. Quels catholiques, en effet, voudraient donner leur temps, leurs forces, leur dévouement ; à des œuvres qu’ils ne verraient point approuvées, encouragées, bénies par leurs pères spirituels, c’est-à-dire par les prêtres des paroisses, par NN. SS. les Évêques dans les diocèses, et par le Souverain Pontife assis sur le siège infaillible de Pierre ? Qui parmi eux aurait la témérité d’entreprendre le bien sans les lumières autorisées des guides des consciences, ou ne jugerait pas insensé de marcher, non seulement malgré eux, mais même sans leur assentiment formel ? Agir autrement serait aller contre toutes les règles ; ce serait l’introduction sacrilège dans l’Église du principe protestant de l’indépendance et de la révolte,
La Société de Saint-Vincent-de-Paul n’eut garde de manquer à ce qu’elle devait ici aux traditions les plus positives de la religion. Bénie à son début, et après quelques années de vie, par M. Faudet, curé de la paroisse de Saint-Étienne-du-Mont, où se trouvait la maison des Bonnes-Études, elle le fut ensuite, lorsqu’elle se développa, par Mgr de Quélen, qui occupait alors avec tant d’éclat le siège de Paris, et successivement par les Évêques des diocèses où elle s’établissait de proche en proche. En 1845, enfin, après de longues explications fournies à Rome par l’un de ses membres les plus dévoués, elle reçut une faveur plus haute, et qu’au début on n’eût osé espérer. Deux brefs, accordés le 10 janvier et le 12 août de cette année par Grégoire XVI, de vénérable mémoire, lui concédèrent de nombreuses et très riches indulgences. Suivant pas à pas, pour ainsi dire, le règlement de la Société, rappelant les bases de sa constitution, énumérant ses principales œuvres, ces brefs devinrent pour le clergé tout entier et pour tous les fidèles la preuve convaincante que la plus haute autorité dans l’Église acceptait, approuvait, encourageait même la tentative essayée à Paris, il y avait douze ans à peine, et qui avait pris si vite un tel développement. Depuis lors, en effet, la Société de Saint-Vincent-de-Paul ne fut plus simplement une œuvre française et, comme le croyaient certains esprits, uniquement fondés en vue des besoins religieux de la France ; elle devint une œuvre éminemment catholique, et à laquelle toutes les nations étaient conviées à s’associer.
La Belgique, la Hollande, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Irlande, l’Écosse, les deux Amériques, la Suisse, l’Espagne comptèrent donc bientôt des Conférences de Saint-Vincent-de- Paul, aussi bien que l’Italie, où il s’en était organisé sous les yeux mêmes du Saint-Père. Mais lorsque, le 5 janvier 1855, Pie IX, de douce et sainte mémoire, daigna réunir dans l’une des salles du Vatican les membres des diverses conférences venus à Rome pour assister aux fêtes de la déclaration du dogme de l’Immaculée-Conception, lorsqu’il poussa la condescendance jusqu’à entendre dans cette assemblée solennelle la lecture du rapport présenté par le président général de la Société, et y répondre par la plus paternelle et la plus touchante des allocutions, le mouvement d’expansion ne connut plus de bornes. Des pays qui, comme l’Autriche, étaient jusque-là fermés à l’œuvre, l’appelèrent dans leur sein, et bientôt le caractère d’universalité de la Société de Saint- Vincent-de- Paul se manifesta à tous les yeux. Non seulement, dès lors, les Conférences se multiplièrent par centaines là où elles existaient déjà, mais elles prirent possession de vastes contrées où leur nom était même inconnu. La République Argentine, l’Uruguay, le Chili, le Brésil, l’Océanie même voulurent marcher sur les traces que leur avaient montrées le Mexique, les Antilles espagnoles et anglaises.
Tout cela s’était accompli simplement et sans grande combinaison. Chaque conférence, chaque province, chaque pays conservait dans la Société de Saint-Vincent-de-Paul son existence propre, son indépendance, la direction de ses œuvres, l’emploi exclusif de ses fonds. À part une légère offrande au centre de l’œuvre, offrande qui n’était jamais imposée, ni même demandée, et qui dans son ensemble ne dépassa jamais jamais 8 000 F, par an, les Conférences n’adressaient au secrétariat général de la Société que leurs rapports, et des demandes d’avis et de conseils. Il n’y avait donc là nulle organisation redoutable, nulle direction dangereuse, nul péril pour aucun gouvernement. Il eût paru, à s’en rapporter aux simples lumières du bon sens et de la raison, que les divers pays, et surtout la France, dussent accueillir sans ombrage une institution qui, sans budget ni impôt prélevé sur la masse des citoyens, soulageait chaque année des familles en nombre considérable, calmait la plainte sur les lèvres du malade ct de l’indigent, prenait soin de la jeunesse pauvre, lui inculquait l’habitude et l’amour de l’ordre et du travail. Une pareille organisation n’eût pas existé, que, semble-t-il, des hommes d’État intelligents auraient dû en appeler la fondation, Il n’en fut pas ainsi pourtant. Non seulement en Italie, en Espagne, au Mexique, la Société de Saint-Vincent-de-Paul fut dénoncée aux gouvernements d’abord, aux populations ensuite, comme une redoutable machination ; non seulement, dans ces pays et dans d’autres, les Conférences eurent à subir des persécutions plus ou moins locales, plus ou moins durables ; mais en France, au lieu même où l’institution était née et où l’on aurait pu mieux la connaître, le gouvernement s’effraya d’une œuvre qui faisait cependant honneur au pays, puisqu’elle le plaçait à la tête, en quelque sorte, du mouvement universel de la charité : il prit peur d’un fantôme qu’on dressa habilement devant ses yeux, et il détruisit l’organisation si simple et si inoffensive des Conférences françaises.
Ce coup, frappé en 1861, causa de grandes perturbations aux Conférences françaises ; mais, grâce à leur bon esprit, il ne les détruisit pas, ou du moins il n’en fit tomber que les plus faibles et les moins assises. À l’étranger, il ne produisit aucun résultat. Les Conférences savaient toutes si bien que l’organisation de la Société, loin de leur peser et de les opprimer, ne faisait que leur rendre des services, qu’au lieu de se séparer en groupes distincts, elles s’unirent de plus en plus au centre commun, qui tenait à honneur de rester en rapport avec elles, et maintinrent dans son unité une institution qu’elles avaient librement acceptée et dont elles appréciaient l’utilité pratique. Remercions sincèrement Dieu d’un aussi magnifique résultat, et espérons que cet esprit de concorde et d’union continuera toujours de régner dans l’œuvre !
Pour compléter ce coup d’œil rapide sur la Société de Saint-Vincent-de-Paul, il ne nous reste plus qu’à énumérer rapidement les œuvres qu’elle a entreprises, qui sans doute ne sont pas en vigueur partout à la fois, mais qui forment la riche couronne tressée à notre saint patron par les plus humbles de ses disciples.
L’œuvre universelle dans les Conférences, et celle qui les caractérise en quelque sorte, est la visite des pauvres à domicile. On ne se contente pas de donner des secours aux pauvres que l’on assiste ; on va les leur porter chez eux, d’abord pour les honorer, puis afin de pouvoir, en connaissant mieux leur misère, leur donner les avis dont ils ont besoin. Cette première œuvre en appelle forcément bien d’autres autour d’elle, qui en sont comme le rayonnement. Car comment aller voir les pauvres dans leur triste habitation sans remarquer que le vêtement ne leur fait souvent pas moins défaut que le pain, et sans chercher à organiser pour eux des vestiaires, une lingerie, un prêt de draps et de couvertures dans les époques les plus froides de l’année spécialement ? Comment surtout n’être pas frappé, chez un grand nombre, de l’insuffisance du ménage et des inconvénients qu’elle entraîne au point de vue hygiénique, moral, religieux ? Comment encore ne pas entendre leurs doléances sur leur logement, souvent si mal tenu par eux, mais aussi parfois si délabré et si cher, et par suite comment ne pas les aider par des conseils, puis par des secours opportuns, à améliorer leur petite chambre ? Comment ne pas les exciter à redoubler d’ordre, d’économie pour prévoir cette époque toujours si redoutée du jour du payement, et, par un système de caisses de loyer qui mettent à l’abri leurs épargnes successives et les augmentent au moyen d’allocations charitables, ne pas les aider à franchir ce cap des Tempêtes qui s’appelle le jour du terme ? Enfin, comme les pauvres sont souvent malades, comment ne pas leur procurer des médecins bienveillants, la où l’autorité publique n’a pas organisé ce service, ce qui arrive dans bien des contrées ? La visite des pauvres à domicile est donc à elle seule déjà tout un monde, et une Conférence ne fit-elle que s’y consacrer, elle aurait déjà accompli un bien immense, si elle s’y était adonnée dans le véritable esprit de la Société.
Mais de cette visite des pauvres, comme d’une source féconde, sortent d’autres œuvres. Ainsi, il n’est pas difficile de remarquer, dans les grandes villes, que les pauvres ont souvent beaucoup de peine à préparer leurs aliments ; les achetant par petites provisions, ils les payent plus cher, et le temps, le bois parfois font défaut, tandis que si une grande cuisine s’ouvrait pour eux, ils auraient à la fois meilleur et moins cher. C’est cette idée, aperçue par saint Vincent de Paul, qui lui fit fonder des marmites, ou fourneaux économiques, qui nourrirent durant les disettes de son époque un nombre incalculable de nécessiteux. Aussi ces fourneaux n’ont cessé d’être maintenus par les Filles de la Charité, et la Société de Saint-Vincent-de-Paul a entrepris de développer cette œuvre, si salutaire aujourd’hui spécialement où l’ouvrier travaille souvent fort loin de sa famille et de son ménage. À Paris, près de deux millions de portions sont distribuées chaque année de la sorte, et dans beaucoup de villes, tant en France qu’à l’étranger, cet exemple est suivi, sur une échelle plus ou moins large.
Trop souvent, en approchant le pauvre, on voit qu’il est fort peu judicieux dans l’éducation de ses enfants. Parfois, après les avoir maltraités sans raison et par caprice, il leur passe toutes les fautes les plus répréhensibles ; d’autres fois, il les laisse vagabonder dans la rue ou la campagne, sans s’occuper de les mettre à l’asile, à l’école, et sans s’inquiéter du maître ou de la maîtresse auxquels il les confie. Lorsque vient l’apprentissage, ces pauvres petits sont placés à l’aventure, remis au premier qui offre un salaire, lequel sera souvent funeste ; la Société de Saint-Vincent- de-Paul s’attache à prévenir ces inconvénients et ces malheurs. Elle veille à ce que les enfants des familles assistées aillent à une bonne école, et par des récompenses encourage leur bonne conduite et leur assiduité ; quand la première communion est faite, elle a des réunions de persévérance, connues sous le nom de patronages, où elle groupe les jeunes garçons de douze à dix-huit ans, pour les faire persévérer dans la pratique et l’étude de leur religion. Sans doute, ce plan ne s’exécute que sur une échelle bien insuffisante ; mais depuis que notre Société existe, que de milliers d’enfants n’a-t-elle pas maintenus dans la foi de leurs familles ! Il est à désirer que ce nombre croisse et s’augmente de jour en jour.
Mais ces enfants ont été élevés chrétiennement ; l’âge vient de les marier, et de notre temps, malheureusement, une conspiration presque universelle s’est soulevée contre le sacrement de mariage. Les moins hardis le regardent comme un accessoire ; les plus téméraires le rejettent comme une atteinte à la liberté morale. Il y a, il est vrai, dans bien des villes, des œuvres dites de Saint-François-Régis, qui ont pour but de combattre ce mal, et d’aider les pauvres à se marier ; mais ces œuvres ne sont pas établies partout, et d’ailleurs le mal est si grand qu’il appelle le concours de toutes les bonnes volontés. Les Conférences prennent leur part de ce pénible travail, et elles doivent le faire de plus en plus, à mesure que le fléau grandit. À Paris, elles ont dans certaines années réhabilité deux mille unions illicites environ. C’est encore un champ immense à parcourir et à exploiter, car la plaie moderne de l’immoralité fait de jour en jour des ravages plus effrayants.
Il y aurait beaucoup d’autres détails à donner ici. Nous nous bornerons à la série la plus importante des œuvres de la Société de Saint-Vincent-de-Paul, nous voulons parler des œuvres d’instruction religieuse,
Aujourd’hui, comme dans tous les temps, il y a de la misère matérielle ; mais plus que jamais il y a de la misère spirituelle et de l’ignorance. À toutes les époques de l’histoire, l’humanité a connu des faiblesses, des vices, est tombée dans des erreurs religieuses. À notre époque, le grand péril c’est que la distinction du bien et du mal s’est effacée. À force de dire que l’on n’avait pas besoin de croire en Dieu pour être honnête, une foule innombrable d’individus a fini par ne plus discerner la vertu du vice : car, aux yeux de l’homme, qu’est-ce qu’une loi sans législateur, qu’est-ce qu’une règle dépourvue de sanction ? C’est en vain qu’on fera appel à la conscience pour ces vertus délicates, mais suréminentes, qui s’appellent la chasteté, l’honneur, la probité. C’est même en vain qu’on comptera sur elle dans ces occasions secrètes et connues de Dieu seul, où l’homme est entre son intérêt et le devoir ; la conscience alors tergiverse, faiblit, s’abandonne et finit par ne plus considérer que comme des scrupules ce qui au fond est une obligation étroite. Si jusqu’ici la société échappe aux horribles conclusions des théories funestes qu’elle accueille, c’est par d’heureuses mais de plus en plus rares inconséquences.
Multiplier dans les âmes, ou plutôt y rappeler, lorsqu’elle a été oubliée, la notion de la vertu chrétienne et de l’existence d’un Dieu qui veille sur nous, est donc l’une des œuvres les plus importantes, au point de vue social, mais surtout au point de vue de la foi, qui est bien plus grave encore. C’est ce que la Société de Saint-Vincent-de-Paul, depuis son origine, s’efforce de faire par les conseils religieux qu’elle donne dans ses visites à domicile, par les bons livres qu’elle distribue, par ses bibliothèques, et notamment par les almanachs et par des publications populaires. C’est à quoi elle travaille encore par des réunions d’instruction méthodique, tenues avec le concours et sous l’autorité de MM. les curés, réunions connues sous le nom d’œuvres de la Doctrine chrétienne, de Saintes-Familles, d’œuvres de Saint-Jean-Baptiste, suivant les lieux. Là, on retrace à grands traits les devoirs principaux et les vérités fondamentales de la religion ; un prêtre zélé s’occupe de la diffusion du dogme et veille à son intégrité, tandis que quelques pieux fidèles concourent indirectement à ce but par des histoires instructives, amusantes et chrétiennes tout à la fois. Là où elles sont organisées, ces réunions sont fécondes en bons résultats ; malheureusement le nombre en est trop petit, et il est à souhaiter que des efforts nouveaux soient faits pour les multiplier.
Tel est l’ensemble des œuvres des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Mais avec quelles ressources s’accomplissent toutes ces tentatives pieuses ? D’abord avec les fonds que chaque membre apporte chaque semaine à la réunion de la conférence, et qu’il tire avant tout de sa propre bourse, sans négliger de faire appel à celle de ses amis. Puis, par des souscriptions, par des ventes de charité, des loteries, et, dans les grandes villes, par des sermons où des prédicateurs éloquents viennent plaider la cause des pauvres. Du reste, rien de plus variable que les ressources des conférences. Elles ont commencé la première année par un chiffre bien modeste de
2 480,00 F ; elles se sont élevées en 1877 à 8 257 000,00 F. Telle conférence rurale a un budget de 200 à 300 F, et avec ce petit capital fait encore du bien à proportion ; les conférences paroissiales les plus importantes des grandes villes arrivent à un revenu de 10 000 à 12 000 F par an. Mais toutes ont un caissier qui ne leur fait point défaut, qui jusqu’à présent ne leur a jamais manqué : c’est la bonne Providence, à laquelle elles se fient assez pour ne pas faire de réserves d’une année sur l’autre, et qui, depuis quarante-cinq ans, ne les a pas encore abandonnées, pas plus qu’elle n’abandonnait saint Vincent de Paul lui-même, et qui sans doute ne les délaissera pas, tant qu’elles auront confiance en elle et distribueront largement ce que le bon Dieu leur envoie d’une façon si paternelle et si inépuisable.
AD. BAUDON.