Saint Vincent De Paul Et Sa Mission Sociale. III – L’action (2)

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Arthur Loth · Année de la première publication : 1880.
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LA RENAISSANCE RELIGIEUSE. — Le complément des missions. — État du clergé depuis le concile de Trente. — Nécessité d’une réforme. — Les exercices des ordinands. — Saint-Lazare. — La conférence du mardi. — Bossuet. — Les retraites spirituelles. — Le collège des Bons-Enfants. — Vincent de Paul et Olier. — Les séminaires. — Services rendus par Vincent aux ordres religieux. — Réforme générale. — Fondation de communautés religieuses. — Saint-Cyran et le jansénisme.

« Tels sont les pasteurs, tels sont les peuples », disait saint Vincent de Paul. Dans le cours de ses missions, il avait souvent remarqué que l’ignorance et le désordre des populations venaient du dérèglement du clergé. À quoi servait-il dès lors de travailler au salut des gens de la campagne, si le départ des missionnaires les laissait sans soins spirituels et sans bons exemples ? Une œuvre en appelait une autre. Toute la vie de Vincent de Paul présente ainsi un enchaînement admirable, d’œuvres, dont le principe est la parfaite conformité du saint à la volonté de la Providence et qui ont pour lien entre elles son infatigable charité envers le prochain. « Il était nécessaire, pour maintenir les peuples en bon état et conserver les fruits des missions, de faire en sorte qu’il y eût de bons ecclésiastiques parmi eux. » C’est ainsi que le saint fondateur de la Mission expliquait à ses confrères la pensée qu’il avait eue, de joindre la sanctification des ecclésiastiques à l’évangélisation des pauvres et d’en faire la seconde fin de l’institut.

Le clergé avait dégénéré, parce que les moyens de formation lui manquaient. Au seizième siècle, la plupart des anciennes écoles épiscopales étaient tombées. Les clercs les plus fortunés allaient étudier dans les universités pour en revenir avec des grades, les autres prenaient leurs leçons dans les collégiales et les presbytères. Ce n’étaient point là des institutions de discipline et de piété ecclésiastiques propres à préparer de bons prêtres. Déjà saint Ignace de Loyola, avec les plus vertueux personnages de son temps, s’était efforcé de tirer l’Église d’une situation si favorable aux entreprises des novateurs hérétiques. Le concile de Trente avait mis la réforme du clergé dans la réforme de l’éducation cléricale : l’établissement des séminaires ordonné par la sainte assemblée allait faire un clergé nouveau. En Angleterre, le cardinal Polus, légat apostolique du Saint-Siège, avait devancé le décret du concile, en ordonnant la fondation d’écoles ecclésiastiques dans toutes les églises cathédrales ; saint Charles Borromée s’était fait le promoteur des séminaires pour l’Italie ; sous l’influence du grand Pie V et de pieux évêques, l’Allemagne et la Belgique, l’Espagne et le Portugal, la Pologne, la Suisse avaient vu s’élever peu à peu des écoles de science et de piété sacerdotales pour les jeunes clercs. Dans tous ces pays les Jésuites s’étaient consacrés aux séminaires. Restait la France. L’opposition des parlements, les troubles religieux empêchaient les effets du concile de Trente de s’y faire sentir. Cependant plusieurs évêques, le grand cardinal de Lorraine, le cardinal et prince Charles de Bourbon, le cardinal de Joyeuse, des conciles, des assemblées du clergé s’étaient préoccupés de réaliser la pensée de l’Église, sans que leurs efforts eussent réussi.

Aucun séminaire n’était encore fondé au commencement du dix-septième siècle. Les désordres du clergé s’aggravaient et l’on ne savait plus d’où viendrait la réforme. Heureusement Dieu suscita des saints pour travailler à la régénération de son Église. Pierre de Bérulle fonde l’Oratoire, qui devient comme le séminaire des réformateurs. De là sortent presque en même temps Eudes et Bourdoise, Vincent de Paul et Olier. Chacun d’eux se met à l’œuvre, Le P. de Condren, « le grand homme, et le véritable saint de l’Oratoire français », l’homme incomparable, selon Vincent de Paul, communiquait l’esprit de rénovation à un groupe de disciples fervents ; Bourdoise, restaurateur zélé de la discipline ecclésiastique, établissait la compagnie de Saint-Nicolas-du-Chardonnet pour l’éducation des jeunes clercs et la sanctification des prêtres par la vie commune ; Eudes fondait la société de son nom, consacrée à la préparation des aspirants au sacerdoce. Est-ce à Vincent ou à Olier qu’il faut rapporter la gloire de l’institution des séminaires en France ? Elle leur appartient à tous deux, mais Vincent de Paul commença, au milieu de beaucoup d’autres travaux, ce qui fut ensuite la tâche particulière d’Olier.

Comme les plus ardents réformateurs de la sainteté de l’Église, un dom Barthélemy-des- Martyrs en Portugal, un Charles Borromée en Italie, avaient été en même temps d’admirables modèles de charité, ainsi Vincent de Paul, le père des pauvres, l’organisateur de l’aumône, se montra l’ouvrier le plus zélé de la réforme du clergé. Mais que fallait-il faire d’abord ? L’œuvre nouvelle à laquelle le saint allait s’appliquer, sans autre dessein de sa part que de suivre la volonté de Dieu, se présenta comme d’elle-même. Un vertueux prélat, affligé de l’état de son clergé, le consultait sur le remède à apporter à un si grand mal. « Monseigneur, répondit Vincent, allons droit à la source. Impossible de redresser les ecclésiastiques endurcis dans le désordre, car un mauvais prêtre ne se convertit presque jamais. C’est donc dans les aspirants au sacerdoce, et non dans ceux qui en sont déjà revêtus, qu’il vous faut chercher le principe de la rénovation du clergé. N’admettez aux ordres que ceux en qui vous verrez la science requise et toutes les marques d’une véritable vocation ; et ceux-là même, préparez-les le plus longtemps possible, pour les rendre de plus en plus capables des fonctions du saint ministère. » Quelque temps après, l’évêque, ayant réfléchi au meilleur moyen de préparer les jeunes ecclésiastiques aux ordres sacrés, disait au saint prêtre : « Pour le moment, je ne puis rien faire de mieux que de les recevoir chez moi, de les y retenir quelques jours, et de les faire instruire pendant ce temps, au moyen de conférences réglées, des choses qu’ils doivent savoir et des vertus qu’ils doivent pratiquer. » C’était le projet de Vincent réalisé. « Oh ! monseigneur, s’écrie-t-il, voilà une pensée qui est de Dieu, voilà un excellent moyen pour remettre petit à petit tout le clergé de votre diocèse en bon ordre. » Ainsi prenait naissance l’œuvre des ordinands. Vincent de Paul réglait le plan des exercices de la retraite, et, au mois de septembre 1626, il commençait à Beauvais, avec le pieux évêque Potier, les retraites d’ordination qui allaient s’établir partout sur ce modèle.

L’heureuse expérience de Beauvais décida l’archevêque de Paris, sur les instances du P. Bourdoise, à imposer à tous les aspirants aux ordres dans son diocèse la retraite des dix jours ; en même temps il priait Vincent de les recevoir au collège des Bons-Enfants. Ce n’était point là le propre de la Mission, mais son zélé supérieur, toujours disposé à suivre la voie de la Providence, accepta ce nouvel emploi, et bientôt Saint-Lazare, la nouvelle résidence de l’institut, s’ouvrait aux ordinands. Les retraites commencèrent sous la direction du saint prêtre ; il s’en faisait six par an, avec un tel fruit que les pieuses dames de l’entourage de Vincent, la présidente de Herse, la généreuse marquise de Maignelay à leur tête, voulurent contribuer par leurs dons à y faire admettre les ecclésiastiques de tous les diocèses. Tout grandissait avec lui. Son zèle excitait celui des autres, et cette sainte contagion du bien se changeait en libéralités qui venaient étendre encore le domaine de sa charité.

Pour former les siens à ce nouveau ministère, Vincent de Paul s’appliquait à leur en montrer la grandeur et la nécessité. « S’employer pour faire de bons prêtres, leur disait-il, c’est faire l’office de Jésus-Christ qui, pendant sa vie mortelle, semble avoir pris à tâche de faire douze bons prêtres, qui sont les apôtres ; ayant voulu, pour cet effet, demeurer plusieurs années avec eux, pour les instruire et pour les former à ce divin ministère. Nous sommes donc tous appelés de Dieu à l’état que nous avons embrassé, pour travailler à un chef-d’œuvre : car c’est un chef-d’œuvre en ce monde que de faire de bons prêtres, après quoi on ne peut penser rien de plus grand ni de plus important. » Mais le saint estimait qu’on ne pouvait répondre à une si sublime vocation que par la plus profonde humilité. Dans les sentiments de bassesse et d’indignité qu’il s’efforçait d’inspirer à ses disciples, il puisait les motifs d’une sainte confiance en Dieu. Car, leur disait-il,

« Dieu a toujours employé de faibles instruments aux grands desseins. En l’institution de l’Église, n’a-t-il pas choisi de pauvres gens ignorants et rustiques ? Cependant c’est par eux que Notre- Seigneur a renversé l’idolâtrie, qu’il a assujetti à l’Église les princes et les puissants de la terre, et qu’il a étendu notre sainte religion par tout le monde. Il peut se servir aussi de nous, chétifs que nous sommes, pour aider à l’avancement de l’état ecclésiastique à la vertu. Au nom de Notre- Seigneur, messieurs et mes frères, donnons-nous à lui pour y contribuer tous par nos services et par de bons exemples, par prières et par mortifications. »

La modestie, le bon exemple, la prière, la pénitence, tels étaient les moyens que Vincent de Paul leur recommandait comme les plus propres à assurer le succès des retraites des ordinands. À l’époque des ordinations, il formait, entre les communautés religieuses et les Dames de charité, une association de prières pour obtenir de Dieu de bons prêtres. Comme il avait réglé, avec la plus sage expérience, les exercices de la retraite, il avait donné aussi les préceptes de la plus utile prédication. Simplicité de parole, humilité d’intention, c’était toute sa rhétorique. La science de Dieu lui avait fait connaître combien il y avait de vanité et d’inutilité en la plupart de ces discours étudiés et pompeux dont les chaires retentissaient alors. Avec les ordinands comme avec les pauvres, il voulait que l’on se servît d’un langage simple et naturel, pour laisser à la parole de Dieu toute sa force et toute son onction ; « car Dieu, disait-il, est une source inépuisable de sagesse, de lumière et d’amour. C’est en lui que nous devons puiser ce que nous disons aux autres. Nous devons anéantir notre propre esprit et nos sentiments particuliers, pour donner lieu aux opérations de la grâce, qui seule illumine et échauffe les cœurs. Il faut sortir de soi-même pour entrer en Dieu. Il faut le consulter pour apprendre son langage et le prier qu’il parle lui- même en nous et par nous. Il fera pour lors son œuvre et nous ne gâterons rien. »

Maison de paix, de prière et de recueillement, Saint-Lazare prêchait par lui-même. Ceux qui y venaient en sortaient meilleurs. Pour le jeune clergé, c’était à la fois un lieu de formation au sacerdoce et un séjour d’édification. L’austère réformateur de la Trappe, l’abbé de Rancé, écrivait après une retraite chez les humbles compagnons de Vincent : « J’ai eu grande satisfaction de ces bonnes gens, qui ont bien de la piété. C’est une véritable maison de Dieu ; il ne se trouve point ailleurs un pareil exemple. »

Un des premiers à suivre la retraite des ordinands fut Jean-Jacques Olier, le pieux et célèbre fondateur de Saint-Sulpice. Longtemps le disciple et toujours l’ami de Vincent de Paul, il ne le quitta que pour se mettre sous la conduite du P. de Condren. Olier avait été aussi l’un des premiers ouvriers des missions, et par la même voie que Vincent il fut amené à travailler à la sanctification du clergé. Il vint aussi à Saint-Lazare, ce grand évêque, cet orateur incomparable, en qui l’Église reconnaît une de ses lumières et la France une de ses gloires, Bossuet, dont le génie n’eut pas de maître plus direct, avec la Bible et les Pères, que l’humble Vincent de Paul. C’est sous sa conduite qu’il se prépara au sacerdoce, c’est d’après ses exemples qu’il apprit à prêcher. Plus tard, il se souviendra de lui pour rendre à sa mémoire le plus éclatant hommage, et l’évêque de Meaux ne croira pas s’abaisser en rapportant au modeste prêtre le meilleur de sa Vie sacerdotale et des œuvres de son génie.

D’ordinand, Bossuet était devenu un des prédicateurs des retraites de Saint-Lazare. Il s’y forma au double apostolat de la Mission auprès des peuples et auprès du clergé. C’est avec lui que Vincent de Paul avait organisé, à l’instigation d’Anne d’Autriche, cette célèbre mission de Metz, à laquelle plus de vingt ecclésiastiques des plus éminents en science et en piété travaillèrent, et qui, au bout de trois mois, malgré toutes les contradictions et tous les obstacles, transforma si merveilleusement une ville dont les huguenots avaient fait une des citadelles du protestantisme. « Nul n’a douté, écrivait Bossuet quarante-quatre ans après, que les fruits de cette mission ne fussent dus non seulement aux pieuses excitations, mais aussi aux prières du vénérable Vincent. » À Paris, le futur évêque de Meaux se montrait un des plus zélés coopérateurs de son saint maître dans les retraites qu’il prêchait aux ordinands ou dans les conférences ecclésiastiques qu’il faisait aux prêtres. Au terme de sa grande carrière sacerdotale, il se rappelait avec émotion les débuts de sa jeunesse, ce premier travail qu’il avait osé entreprendre, disait-il, « aidé des avis de cet homme de Dieu et soutenu par ses prières ».

Les conférences ecclésiastiques étaient encore une des œuvres de Vincent de Paul. Les premiers essais en avaient été faits dans les missions, suivant l’usage qu’il avait établi de réunir les prêtres des paroisses voisines pour les entretenir de leur vocation et leur donner des avis sur la manière de remplir leur saint ministère. L’œuvre définitive sortit comme d’elle-même des exercices des ordinands. Élevés au sacerdoce, beaucoup de bons prêtres voulant répondre à la grâce de leur ordination s’étaient mis sous la direction de Vincent, qui utilisait leur zèle dans les missions ; mais il restait à prémunir les jeunes prêtres contre l’inconstance et la faiblesse humaine. La régénération du clergé n’allait pas sans une institution permanente qui pût entretenir en lui les heureux effets de la préparation au sacerdoce. Vincent y pensait, avec cette humilité et cette défiance de lui-même qui l’éloignaient naturellement de toute suggestion personnelle. Un des jeunes ordinands de la retraite vint lui proposer d’établir quelque moyen d’union entre les ecclésiastiques qui voudraient vivre conformément à la sainteté de leur vocation, et pour cela de les faire assembler quelquefois à Saint-Lazare, pour conférer sur les vertus et les fonctions de leur état. Cette pensée parut de Dieu au saint prêtre ; cependant il continua d’y réfléchir et de prier. L’archevêque de Paris et le Souverain Pontife, qu’il consultait en toutes circonstances, approuvèrent une entreprise où il y allait si manifestement du bien de l’Église. Alors Vincent réunit les premiers ecclésiastiques qui avaient acquiescé à ce projet, il leur expose ses sentiments sur la réunion, et, avec sa science des choses de l’âme, sa piété communicative, il leur fait comprendre et la nécessité de s’entretenir dans les saintes dispositions de leur sacerdoce et les avantages spirituels d’une pratique qui leur permettra, sans quitter le monde ni leur genre de vie, de se sanctifier eux-mêmes par l’exemple.

Telle est l’origine de ces célèbres conférences de Saint-Lazare qui furent pour la seconde génération de prêtres du grand siècle, où l’on compte les Olier, les Pavillon, les Perrochel, les Bossuet, les Abelly et tant d’autres, la principale école de vertu sacerdotale et de prédication. Près de trois cents prêtres des plus distingués par la naissance, le talent, la doctrine et la vertu, y furent admis. « Il n’y avait pas dans Paris, dit un contemporain, un ecclésiastique de mérite qui n’en voulût être. » C’est en se souvenant de l’heureuse influence de leur fondateur que Fléchier s’écriait : « À lui le clergé de France doit sa splendeur et sa gloire ! » Dans tout l’éclat de son génie, Bossuet se félicitait « d’avoir eu le bien, dans les sept dernières années de la vie de M. Vincent, d’être admis dans la compagnie des ecclésiastiques qui s’assemblaient pour la conférence spirituelle des mardis ». Rendant témoignage, comme évêque, au pape Clément XI, de la sainteté du vénérable prêtre, il dira plus solennellement : « Élevé au sacerdoce, nous fûmes associé à cette compagnie de pieux ecclésiastiques qui s’assemblaient chaque semaine pour traiter ensemble des choses de Dieu. Vincent en fut l’auteur, il en était l’âme. Quand, avides, nous écoutions sa parole, pas un qui n’y sentît l’accomplissement du mot de l’apôtre : Si quelqu’un parle, que sa parole soit comme de Dieu. »

Et que disait-il donc l’humble prêtre ? Rien qu’il n’eût appris dans la prière et la méditation, Son maître en éloquence était Jésus-Christ, et sa rhétorique consistait à abdiquer toute recherche de pensée, toute vaine ostentation de langage, tout bruit de discours humain, pour laisser parler Dieu en lui, dans l’humilité de son cœur et le silence de son esprit, Comme saint Paul, il rejetait tous les artifices de la vanité oratoire et il n’avait garde d’appuyer sa prédication ni sur la force de l’éloquence, ni sur les raisonnements de la philosophie. De lui aussi on pouvait dire : « Le discours de l’apôtre est simple ; mais aussi ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute- puissante. »

C’est par cette forte simplicité apostolique, cette onction tout inspirée de Dieu que le saint éducateur du clergé, en même temps qu’il travaillait à la régénération du sacerdoce, opérait la réforme de la chaire corrompue en ce temps-là par le mauvais goût et la vanité.

Les retraites spirituelles furent le complément des missions et des exercices des ordinands. Saint Ignace en avait propagé la pratique et formulé la méthode dans son livre des Exercices ; Vincent de Paul s’appliqua à les remettre en goût dans le clergé et il en étendit l’usage à toutes les classes de la société. Saint-Lazare commençait à peine d’appartenir à la Mission quand cette salutaire institution y prit naissance. L’œuvre reçut de son fondateur un règlement empreint à la fois de la science pratique de la vie chrétienne et d’un généreux esprit d’hospitalité, admirable mélange de la haute raison d’Ignace de Loyola et du bon sens si sage et si bienveillant de Vincent de Paul.

Abri pour toutes les souffrances, Saint-Lazare était aussi comme un cloître perpétuellement ouvert aux ecclésiastiques et aux gens du monde, qui venaient y chercher, les uns la sanctification, les autres la conversion. « La terre est en désolation, disait un prophète, parce qu’il n’y a personne qui se recueille et qui s’applique à penser et à méditer dans son cœur : on s’épanche sur les objets extérieurs et on oublie les intérieurs qui sont notre âme, Dieu, la vie éternelle. » Sentant l’avantage des retraites, Vincent avait ouvert sa maison à tout le monde. L’affluence était considérable ; le vénérable supérieur disait quelquefois lui-même, avec cette douce gaieté dont il usait à l’occasion, que la maison de Saint-Lazare était comme l’arche de Noé où toute sorte d’animaux grands et petits étaient reçus et logés. À l’exemple de leur père, les missionnaires s’employaient à tous les offices de charité auprès des retraitants de toute condition, admis pour quelques jours dans une sainte communauté de vie avec eux. Comme Saint-Lazare, les autres maisons de la Mission, même celles de l’étranger, ouvraient leur porte et leur cœur pour ces pieux exercices. Les chastes demeures des Filles de la Charité se transformaient aussi quelquefois en couvents pour les femmes du monde, qui y trouvaient les mêmes secours pour le bien de leurs âmes. À Paris surtout, les retraites spirituelles produisirent de merveilleuses grâces de salut ; leur action ne contribua pas moins que la ferveur des monastères à la renaissance religieuse de l’époque, et la pratique salutaire qui s’en étendit à beaucoup de diocèses devint un des aliments de la piété sacerdotale.

Dans le dessein de procurer le bien de l’Église, le fondateur de la Mission avait établi dès 1635 au collège des Bons-Enfants, qu’il venait de quitter pour Saint-Lazare, une école préparatoire de jeunes clercs à qui l’on enseignait les humanités et les bonnes mœurs, selon les vues du concile de Trente. Les résultats tardifs et incertains de cette première éducation cléricale ne répondaient pas au besoin immédiat de bons prêtres que l’on avait alors. Vincent de Paul le comprit. Il lui parut plus urgent de fonder des séminaires pour recevoir les jeunes gens déjà engagés ou prêts à entrer dans les saints ordres, et les y exercer, pendant un an ou deux, à la piété, aux cérémonies, au chant, aux diverses fonctions du ministère pastoral, comme aussi à l’étude des cas de conscience et des parties les plus nécessaires de la théologie. Il en conféra avec Richelieu. Le grand ministre se plaisait à voir ce prêtre selon Dieu et même à le consulter sur les affaires ecclésiastiques ; non content d’approuver un tel dessein, il pressa son auteur de le mettre lui-même à exécution en commençant aux Bons-Enfants un séminaire dont il voulut être le premier bienfaiteur. En 1642 Vincent essayait, selon sa méthode, avec douze aspirants aux ordres. Toutefois, ne voulant pas détruire le premier établissement qu’il avait formé sur le plan du concile de Trente, il le transporta dans une maison contiguë à Saint-Lazare qui s’appela le séminaire Saint-Charles, et ainsi se trouva complétée en France, par la double institution des petits et des grands séminaires, l’œuvre de la sainte assemblée.

Mais déjà un premier essai de séminaire avait eu lieu l’année précédente à Annecy, à l’instigation de l’évêque et sur le conseil de Vincent de Paul. Dans le même temps, le pieux Olier faisait à Chartres une tentative semblable ; Bourdoise, avec la communauté de Saint-Nicolas-du- Chardonnet, commençait aussi un séminaire. Avant cela, Vincent avait établi à Saint-Lazare, dès 1637, un séminaire interne pour le recrutement de la Mission et l’initiation des nouveaux venus à l’esprit et aux vertus propres de l’institut. C’était l’espoir du troupeau et la pépinière des missions.

Disciple de Vincent de Paul et du P. de Condren, porté par l’un à l’épiscopat et retenu par l’autre dans sa voie, Olier venait enfin, avec sa nouvelle compagnie de prêtres, résumer tous ces essais par l’établissement du séminaire de Saint-Sulpice, le séminaire modèle, sinon le premier des séminaires, et propager l’institution en France. Que les historiens disputent de la priorité entre Vincent de Paul et Olier ; chacun d’eux en eût fait volontiers l’hommage à l’autre. Remplis du même zèle de la gloire de Dieu, amenés par les mêmes besoins à travailler à l’œuvre commune inspirée par l’Église, tous deux également méritent la gloire de fondateurs des séminaires. À Vincent cependant revient plutôt l’honneur du législateur, car le règlement tout rempli de l’esprit sacerdotal qu’il donna au séminaire des Bons-Enfants servit de loi à tous les séminaires de sa congrégation et devint le fond commun de l’éducation cléricale dans les autres.

Désormais donc l’œuvre des ordinands et des séminaires, unie à celle des missions, étendit les emplois de la compagnie de Saint-Lazare aux nécessités spirituelles du clergé et du peuple. Vincent s’efforçait d’élever les siens à cette haute mission auprès du clergé en les ramenant de plus en plus aux saints abaissements de l’humilité. « Qui sommes-nous, leur disait-il ; pour ce ministère ? Nous ne sommes que de chétives gens, de pauvres laboureurs et paysans ; et quelle proportion y a-t-il de nous misérables à un emploi si saint, si éminent et si céleste ? — C’est pourtant à nous à qui Dieu a confié une si grande grâce, que celle de contribuer à rétablir l’état ecclésiastique. Dieu ne s’est pas adressé pour cela aux docteurs, ni à tant de communautés pleines de science et de sainteté ; mais il s’est adressé à cette chétive, pauvre et misérable compagnie, la dernière de toutes et la plus indigne. » Il leur expliquait encore par quelles voies Dieu avait amené l’institut à ses diverses fonctions, afin qu’ils trouvassent dans cette conduite de la Providence un encouragement et de nouveaux motifs de zèle. « Au commencement, notre petite compagnie ne s’occupait qu’à son avancement spirituel et à évangéliser les pauvres. En certaines saisons elle était retirée en son particulier, et en d’autres elle allait enseigner les peuples de la campagne. Dieu a permis qu’en nos commencements il n’a paru que cela ; mais dans la plénitude des temps, il nous a appelés pour contribuer à faire de bons prêtres, à donner de bons pasteurs aux paroisses et à leur montrer ce qu’ils doivent savoir et pratiquer. Oh ! que cet emploi est haut ! Qu’il est sublime ! Oh ! qu’il est au-dessus de nous ! Qui est-ce d’entre nous qui avait jamais pensé aux exercices des ordinands et des séminaires ? Jamais cette entreprise ne nous était tombée en l’esprit, jusqu’à ce que Dieu nous eût signifié que son plaisir était de nous y employer. Il a donc porté la compagnie à ces emplois, mais sans choix de notre part ; et pourtant il demande de nous cette application ; mais une application sérieuse, humble, dévote, constante, et qui réponde à l’excellence de l’œuvre. »

En même temps que Vincent de Paul présidait à la multiplication des séminaires, il dirigeait de ses conseils les prêtres les plus vertueux, les évêques zélés qui s’occupaient comme lui de restaurer la discipline ecclésiastique. On le consultait de toutes parts, tant était grand son renom de sagesse et de sainteté. Prélats, grands seigneurs, abbés, dames du monde et religieuses, tout le monde s’adressait à lui. Affaires temporelles, affaires de conscience, tout lui était soumis et il répondait à tout. « On ne s’égarait pas, dit Bossuet, en suivant ses conseils, car ils étaient précédés par ses exemples. »

Ses services ne manquèrent pas non plus aux ordres religieux. Le choix de saint François de Sales l’avait fait supérieur du premier monastère de la Visitation établi à Paris. Pendant quarante ans il dirigea les Filles de Sainte-Marie avec une sagesse et une douceur qui leur faisaient retrouver en lui leur admirable Père. Dans ses fréquentes visites aux maisons de Paris et de Saint- Denis, il entretenait les religieuses dans la ferveur de leur vocation en les pénétrant de l’esprit du saint évêque de Genève et de la Mère de Chantal. Il n’était pas moins attentif à les préserver de l’influence du monde, à les défendre contre les empressements du dehors ; il veilla surtout à ce que les erreurs insinuantes du jansénisme n’eussent point d’accès dans ces maisons de paix et de silence. Dans le cours de sa longue vie surchargée d’occupations, éprouvée par les infirmités, Vincent de Paul, ayant à diriger ses maisons de plus en plus nombreuses de missionnaires et de sœurs de la charité, avait voulu plusieurs fois renoncer à la conduite de cette autre famille que lui avait léguée saint François de Sales ; mais les instances de ces douces filles ne lui permirent pas de les laisser orphelines. Madame de Chantal, retenue à Annecy par le gouvernement de son institut, ne prenait conseil que de lui ; elle voulut le voir avant de mourir et Dieu lui fit la grâce, après neuf ans d’angoisses intérieures, de ressentir dans ses entretiens avec le saint un avant-goût des béatitudes éternelles. Pendant qu’il entretenait la Visitation dans la ferveur primitive, il dotait le Carmel de disciples d’élite. Un jour il avait dit à Mademoiselle du Vigean : « Vous n’êtes pas faite pour le monde », et, peu après, cette héroïne de beauté quittait à vingt-cinq ans les enivrements du siècle et l’amour de Condé pour embrasser les saintes austérités de la pénitence.

Les évêques qui le consultaient sur les affaires ecclésiastiques l’appelaient aussi à la visite des monastères d’hommes et de femmes de leur diocèse pour y ranimer l’esprit religieux. Chargé par le Saint-Siège de la réforme des ordres monastiques, le grand cardinal de La Rochefoucauld avait trouvé en lui, comme il disait, son bras droit. C’est à Vincent surtout que les congrégations de Sainte-Geneviève et de Grandmont attribuèrent le rétablissement de la discipline dans leur sein ; les anciens ordres de Saint-Benoît et de Saint-Bernard, de Saint- Antoine et de Saint-Norbert le virent aussi travailler à faire revivre en eux la ferveur primitive. Avec Frémont il fut le restaurateur de la stricte observance de Grandmont, et Tarisse s’aida de lui pour faire entrer dans la réforme de l’illustre congrégation de Saint-Maur un grand nombre de monastères bénédictins. Il rendit au commandeur de Sillery ses bienfaits pour la Mission, en contribuant à la réforme des maisons et des terres de l’ordre de Malte. La compagnie naissante de Saint-Sulpice dut à ses conseils et à son assistance l’affermissement de l’œuvre de son pieux instituteur. De toutes les communautés de France, pas une, a pu dire son premier historien, à qui il n’ait rendu des services soit généraux, soit particuliers. Son zèle n’était pas moins désintéressé qu’il était humble et charitable. Toujours prêt à faire passer les intérêts des autres congrégations avant ceux de la sienne, il voyait avec joie leur développement, et se plaisait en toutes circonstances à rendre hommage aux vertus de leurs membres.

Restaurateur de la piété monastique, il multipliait autour de lui la vie religieuse. Plusieurs compagnies de prêtres s’étaient formées à l’exemple de celle de la Mission pour les besoins du clergé et du peuple. Vincent de Paul s’en réjouissait. « Je loue Dieu, écrivait-il, de ce qu’il a pour agréable de se susciter en ce siècle tant de bonnes et saintes âmes pour l’assistance du pauvre peuple, et le prie de toute l’étendue de mon cœur qu’il bénisse les desseins de ces saints ecclésiastiques et les fasse réussir à sa gloire. » Au milieu de cette renaissance religieuse, d’où sortirent tant d’institutions charitables et tant d’œuvres de piété, la compagnie des Dames de charité était comme une pépinière de fondatrices de congrégations. Les filles spirituelles de Vincent de Paul propageaient la race des servantes de Dieu. Madame de Miramion, l’insigne bienfaitrice des missions de la Chine et de la Propagation de la foi, la patronne de toutes les œuvres de charité, celle que madame de Sévigné appelait une « Mère de l’Église », fondait, d’après les règlements approuvés par Vincent de Paul, la communauté de la Sainte-Famille et l’unissait aux Filles de Sainte-Geneviève. Ces pieuses filles, réunies trente ans auparavant par mademoiselle de Blosset, étaient allées consulter, avant de se former en communauté, le vénérable supérieur de Saint-Lazare, qui leur avait dit : « Dieu veut se servir de vous pour donner une nouvelle compagnie à son Église ; Notre-Seigneur en tirera sa gloire et il en reviendra au prochain beaucoup d’avantages. » Paroles prophétiques que devaient réaliser le zèle de madame de Miramion et le développement extraordinaire de son œuvre. Les deux petites communautés étaient également instituées pour l’instruction des jeunes filles pauvres et le soulagement des malheureux ; elle les fondit en une seule sous le nom de Filles de Sainte-Geneviève, que la reconnaissance populaire appela bientôt les Miramionnes.

Elle était aussi disciple ct amie de Vincent de Paul, la pieuse institutrice des Filles de la Providence, madame de Pollalion. Établi supérieur de la nouvelle communauté, le saint étendit les applications du zèle de ces bonnes religieuses, et d’une œuvre de refuge et de préservation pour les jeunes filles il fit sortir une autre œuvre de propagande et de salut pour les protestantes, qui s’appela l’Union chrétienne et fonda diverses maisons dites de Nouvelles Catholiques ou de Propagation de la foi. L’une d’elles fut le témoignage magnifique de la conversion du grand Turenne au catholicisme. Sous la conduite de Vincent de Paul et avec le concours de mademoiselle Le Gras, Marie de Lestang, une des dames les plus assidues de l’Assemblée de charité, instituait les Filles de Saint-Joseph pour l’éducation des orphelines. Une autre assistante du Père des pauvres, madame de Villeneuve, veuve à vingt-trois ans, relevait par ses conseils l’institut des Filles de la Croix, consacré à l’instruction gratuite des enfants. Fondée au diocèse d’Amiens par deux vénérables prêtres qu’une vile intrigue fit accuser d’hérésie, la petite congrégation eut Vincent de Paul pour protecteur après l’avoir eu pour juge. Comme l’homme de Dieu l’avait aidée à surmonter la persécution, jugeant qu’elle serait d’une grande utilité à l’Église, il la sauva de la ruine après la mort de sa nouvelle fondatrice, en lui procurant les libéralités de la duchesse d’Aiguillon et en la plaçant sous la protection de madame du Traversay ; celle-ci, fondatrice elle-même des Filles de la Conception, n’hésita point à se charger de la nouvelle famille. Béni et soutenu par le saint prêtre, l’institut des Filles de la Croix essaima au loin, embrassant toutes les œuvres de charité ‘pour les femmes, depuis l’école jusqu’à l’hospice.

Le même zèle que Vincent de Paul apportait à la sanctification du clergé et au développement de la vie religieuse, il le mettait à la défense de la doctrine catholique. L’erreur n’eut pas d’adversaire plus déclaré que cet apôtre de la charité. Ce n’était point assez d’avoir contribué au bien de l’Église par de sages réformes et de salutaires institutions, il lui fallut aussi combattre des novateurs intempérants et dangereux qui usurpaient la même mission dans l’Église. De même qu’au siècle précédent les désordres du clergé avaient servi de prétexte à l’hérésie de Luther, de même au dix-septième siècle l’ardeur générale pour le rétablissement de la foi et des mœurs servit à favoriser l’erreur du jansénisme. Ce qui était l’œuvre de la piété et de la charité, un zèle exagéré et orgueilleux le voulut faire. Mais l’astuce habile d’un Saint-Cyran échoua devant la foi humble de Vincent de Paul, et l’hérésie put troubler mais non arrêter l’heureux développement de la religion.

Avant de se déclarer sectaire, Duvergier de Hauranne, plus connu sous le nom de son abbaye de Saint-Cyran, s’était lié avec Vincent de Paul, à l’époque où tous deux fréquentaient le P. de Bérulle. Ils étaient du même pays, presque du même âge, mais bien différents de caractère : l’un « esprit inquiet, vain, présomptueux, farouche, se communiquant peu et fort particulier dans toutes ses manières », l’autre, avec l’âpreté de son tempérament de Gascon, le plus doux et le plus humble des hommes par la grâce. Saint-Cyran avait réussi à se faire une réputation de science et de vertu, mais l’esprit perspicace de Vincent de Paul n’avait pas tardé à pénétrer le sectaire. Son inactivité apparente, sa solitude affectée étonnaient celui pour qui la foi n’allait pas sans l’action. « Il ne me semble pas, répondait le taciturne, que servir Dieu en secret et adorer sa vérité et sa bonté dans le silence soit mener une vie inutile. » Leurs relations durèrent quelque temps, peu à peu le factieux se découvrait « avec une audace qui exerçait la charité du saint sans tromper sa prudence » ; les idées de Saint-Cyran sur Calvin, dont il prenait le parti, sur le concile de Trente qu’il appelait un concile de scolastiques, sur l’Église elle-même qui, selon lui, n’existait plus depuis cinq ou six cents ans, épouvantaient l’humilité de Vincent autant qu’elles affligeaient son amitié.

Avec Jansénius, le confident de ses desseins, Duvergier prétendait réformer l’Église dans plusieurs points de la foi et de la discipline. Insinuant autant qu’ambitieux, il cherchait à circonvenir les communautés de prêtres et surtout les couvents de femmes, plus faciles à surprendre par une erreur qui se présentait sous les apparences de la piété. Il aurait bien voulu attirer Vincent de Paul à son parti, sachant qu’avec lui il gagnerait sa congrégation et beaucoup de personnes vertueuses. Dans son humilité, le vénérable père disait un jour à sa communauté :

« J’ai toute ma vie appréhendé de me trouver à la naissance de quelque hérésie. Je voyais le grand ravage qu’avait fait celle de Luther et de Calvin, et combien de personnes de toutes sortes de conditions en avaient sucé le pernicieux venin, en voulant goûter les fausses douceurs de leur prétendue réforme. J’ai toujours eu cette crainte de me trouver enveloppé dans les erreurs de quelque nouvelle doctrine avant que de m’en apercevoir. Oui, toute ma vie j’ai appréhendé cela. » Dieu permit que ce qu’il craignait arrivât, non pour l’épreuve de sa foi, mais pour la confusion de l’erreur. Connaissant l’hérésiarque, Vincent de Paul avait découvert de bonne heure l’hérésie.

Beaucoup de personnes cependant s’y laissaient prendre. Une sorte d’engouement de ferveur, joint à l’attrait de la nouveauté, portait les femmes vers ce réformateur rigide. On n’avait pas vu d’abord son esprit d’insoumission au Saint-Siège et d’opposition à l’autorité royale. Sa doctrine sur la grâce divine et la prédestination, que Jansénius devait développer plus tard dans le livre fameux de l’Augustinus, n’était pas encore formulée de manière à montrer l’erreur. Ce qui attirait en lui, c’était la sévérité de sa morale et la curiosité d’un mysticisme nouveau. Cette âpre rigueur lui avait donné accès auprès d’âmes ardentes comme les jeunes réformatrices de Port- Royal, Angélique Arnault et sa sœur Agnès, exaltées pour la perfection, avides de propagande, et disposées à, embrasser « toute nouveauté extraordinaire pourvu qu’elle eût l’apparence d’une réforme ». Après l’établissement des religieuses à Paris, Saint-Cyran avait fondé dans le monastère qu’elles abandonnaient, presque en même temps que Vincent de Paul prenait possession de Saint-Lazare, une communauté de gens de lettres épris de la réforme, qui devinrent les solitaires de Port-Royal. C’était comme une petite église à la fois mystique et savante, imbue des idées nouvelles et formée d’un singulier mélange de littérature et d’ascétisme, d’orgueil et de vertu. De là Saint-Cyran agitait les esprits, inquiétait les consciences, mettait la division dans l’Église et le trouble dans l’État. À la fin, le cardinal de Richelieu le fit arrêter.

Aussi longtemps que Vincent de Paul crut de sa charité d’agir auprès d’un ami égaré, il n’épargna ni lettres ni démarches pour le retirer de son erreur, mais quand il vit l’obstination du sectaire, il rompit d’abord avec lui et ne montra pas moins d’ardeur à combattre l’hérésie qu’il avait mis de charité à la prévenir. Ce fut lui, avec le P. de Condren, qui appela la vigilance de Richelieu sur les menées du novateur. Le grand ministre comprit le danger pour l’Église et pour l’État. Plusieurs hauts personnages s’étaient interposés. « Savez-vous bien, disait-il à Condé, de quel homme vous me parlez ; il est plus dangereux que six armées. » En vain la duchesse d’Aiguillon elle-même voulut-elle intercéder en faveur du prisonnier. Pour toute réponse, le cardinal lui dit de s’informer soit auprès de M. de Condren, soit auprès de M. Vincent, les deux plus gens de bien du royaume, qui s’étaient faits les accusateurs de Saint-Cyran par principe de conscience. Elle vit le P. de Condren, et fut si épouvantée qu’elle retourna au cardinal pour lui déclarer qu’elle se départait entièrement de l’affection de ce prisonnier.

La mort de Saint-Cyran, arrivée quelques mois après son relâchement, ne fit que mettre davantage au jour les projets de la secte. De sa prison de Vincennes, il avait inspiré le livre de la Fréquente Communion, qu’il vit paraître avant de mourir. Aux erreurs de l’Augustinus sur la grâce et le libre arbitre, son neveu Barcos ajouta, à son instigation, la doctrine des deux chefs dans l’Église. L’hérésie était complète. Elle détruisait l’économie de la rédemption, fondée sur l’universalité de la grâce, et la constitution de l’Église, établie sur la suprématie pontificale ; elle conduisait à l’indifférence religieuse par le fatalisme et ruinait la pratique des œuvres par l’excès des devoirs.

Au milieu des divisions que les doctrines nouvelles engendraient parmi les docteurs, Vincent de Paul, ferme dans la foi, inébranlable dans son humble soumission à l’Église, luttait contre toutes les sollicitations et contre tous les efforts de l’hérésie. « C’est ce qu’il a fait, dit son premier historien, avec autant de vigueur et de courage que de prudence et de modération ; ne dissimulant point quand il fallait parler, et ne parlant toutefois qu’autant qu’il le jugeait nécessaire, soit pour confirmer ceux qui acquiesçaient au jugement de l’Église, soit pour réduire ceux qui ne voulaient pas s’y soumettre, soit pour redresser et affermir ceux qui chancelaient et étaient en péril de tomber, ou enfin pour rendre constamment le témoignage qu’il devait à la vérité. » Il savait néanmoins, ajoute Abelly, « faire la distinction des personnes d’avec l’erreur ; détestant l’erreur et gardant toujours en son cœur une vraie et sincère charité pour les personnes, dont il ne parlait qu’avec grande retenue, et plutôt par esprit de compassion que par aucun mouvement d’indignation. » Nul plus, que lui, dans ce désordre des esprits, ne travailla à défendre la véritable doctrine, à intéresser les évêques à la cause de l’orthodoxie, à prémunir les congrégations religieuses contre les pernicieuses nouveautés, et à faire condamner l’erreur par le juge infaillible. La haine violente et infatigable dont les jansénistes le poursuivirent est la mesure de la reconnaissance que lui doit le catholicisme. Quand Rome enfin eut parlé, quand, malgré toutes les intrigues des sectaires, Innocent X, informé par l’ambassadeur de Louis XIV et par les docteurs que Vincent de Paul avait choisis pour représenter la bonne cause, eut prononcé la condamnation du jansénisme, l’humble prêtre fut un des premiers à s’en réjouir. Il dira à ses frères, dans l’humilité de sa foi : « Remercions Dieu de la protection qu’il donne à l’Église, et particulièrement à la France, pour la purger de ces erreurs qui allaient la jeter dans un si grand désordre. Pour moi, encore que Dieu m’ait fait la grâce de discerner l’erreur d’avec la vérité avant la définition du Saint-Siège apostolique, je n’ai pourtant jamais eu aucun sentiment de vaine complaisance ni de vaine joie de ce que mon jugement s’est trouvé conforme à celui de l’Église, reconnaissant bien que c’est un effet de la pure miséricorde de Dieu envers moi, dont je suis obligé de lui rendre toute la gloire. »

Après la condamnation, il ne tint pas à sa prudence et à sa charité que les dissidents ne se soumissent aux décisions du Saint-Siège. Autant il avait été zélé dans la lutte, autant il fut modéré dans la victoire. Par ses avances à Port-Royal il espérait contribuer à la réunion des esprits, mais en même temps il ne cessait de mettre en garde les siens contre les retours de l’erreur. Sa mansuétude envers les personnes n’allait pas jusqu’à de molles compromissions avec l’hérésie. On eût voulu que sa charité transigeât. Mais, répondait-il, « lorsqu’un différend est jugé, il n’y a point d’autre accord à faire que de suivre le jugement qui en a été rendu. Avant que ces messieurs fussent condamnés, ils ont fait tous leurs efforts pour que le mensonge prévalût sur la vérité. Depuis même que le Saint-Siège a décidé les questions à leur désavantage, ils ont donné divers sens aux constitutions pour en éluder l’effet. Et quoique d’ailleurs ils aient fait semblant de se soumettre sincèrement au Père commun des fidèles,… néanmoins les écrivains de leur parti qui ont soutenu ces opinions, et qui ont fait des livres et des apologies pour les défendre, n’ont pas encore dit ni écrit un mot qui paraisse pour les désavouer. Quelle union donc pouvons-nous faire avec eux, s’ils n’ont une véritable et sincère intention de se soumettre ? Quelle modération peut-on apporter à ce que l’Église a décidé ? Ce sont des matières de foi qui ne peuvent souffrir d’altération ni recevoir de composition, et par conséquent nous ne pouvons pas les ajuster aux sentiments de ces messieurs-là ; mais c’est à eux à soumettre les lumières de leur esprit, et à se réunir à nous par une même créance et par une vraie et sincère soumission au chef de l’Église. Sans cela, il n’y a rien à faire qu’à prier Dieu pour leur conversion. »

Avec ce don de discernement qui vient de Dieu, avec cette science droite et sûre que les sectaires furent réduits à railler, ne pouvant la tromper, Vincent de Paul avait reconnu tout de suite dans cette erreur nouvelle du jansénisme, « une des plus dangereuses qui aient jamais troublé l’Église ». L’esprit de discussion et de révolte qu’elle cachait sous un rigorisme orgueilleux, l’incrédulité qu’elle favorisait sous les dehors de la piété, le dérèglement des mœurs qui était la suite de son fatalisme étroit et décourageant, tout cela faisait pressentir au saint prêtre une ère nouvelle de maux pour l’Église. Témoin dans sa jeunesse des ravages à peine réparés du calvinisme, il craignait que la France, livrée à la nouvelle hérésie, n’eût le sort de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la Suède, et que le flambeau de la foi éteint chez elle ne fût transporté ailleurs. Mais comme Dieu, selon le mot d’un contemporain, suscita saint Ignace et sa compagnie contre Luther et Calvin, il avait suscité de même Vincent et sa congrégation contre le jansénisme. L’Église, vouée sur la terre à une lutte continuelle, eut du moins, pour contrebalancer les funestes effets de l’erreur, un clergé renouvelé, des ordres religieux restaurés et accrus, un peuple retrempé dans la foi, une multitude enfin d’institutions de piété et de charité ; et jusqu’à la Révolution, qui vint tout détruire pour quelque temps, la France catholique vécut sur cette régénération religieuse des beaux temps de saint Vincent de Paul.

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