Saint Vincent De Paul Et Sa Mission Sociale. I – La vocation (2)

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Arthur Loth · Année de la première publication : 1880.
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LA PRÉPARATION. Vincent achève ses études théologiques et reçoit les ordres sacrés. — Son voyage à Bordeaux. — Sa captivité en Tunisie. — Il va à Rome. — Mission auprès de Henri IV. — Le juge de Sore. — Vincent chez la reine Marguerite. — Commencement de sa vocation. — L’hôpital de la Charité. — La tentation.

Le 20 décembre 1596, Vincent de Paul recevait la tonsure et les ordres mineurs des mains de Mgr Salvat Diharse, évêque de Tarbes, dans l’église collégiale de Bidachen, près de Bayonne, avec un dimissoire du chapitre de Dax, le siège épiscopal étant vacant. Consacré à l’Église, le pieux jeune homme quitte sa famille et son pays. Il part, sans savoir où il va, mais conduit par Dieu qui le mène par des voies détournées à sa sublime mission. Avec le prix d’une paire de bœufs, il se met en route pour continuer ses études théologiques. L’université de Saragosse l’attire d’abord ; il venait y chercher la science, il n’y trouva que la dispute. Vincent entendit les professeurs de cette école fameuse se quereller entre eux sur « la science moyenne » et « les décrets déterminants », et il s’en alla. Ces sortes de discussions ne pouvaient convenir à son âme sereine. Avec le doux auteur de l’Imitation il pensait : « À quoi bon ces recherches subtiles sur des choses cachées et obscures dont l’ignorance ne nous sera point imputée à mal au jour du jugement… Et qu’avons-nous à faire des genres et des espèces ? » Vincent ne resta à Saragosse que le temps d’y apprendre qu’ « il y a beaucoup de choses qu’il importe peu ou point à l’âme de savoir. » Ayant connu l’enflure de la science et la vanité des disputes, il n’en discerna que mieux dans la suite le véritable esprit du jansénisme, dont il fut le plus pénétrant adversaire. Ainsi Dieu faisait l’éducation de son humble serviteur. Bientôt il allait le mettre à l’école des plus dures misères, pour façonner son cœur à la pitié comme il formait son esprit à la vérité.

Parti pour Saragosse au commencement de 1597, Vincent se retrouve cette même année à Toulouse, où son diplôme de bachelier, délivré en 1604, atteste qu’il fit sept ans consécutifs d’études dans l’université. À ce séjour en Aragon, l’humble clerc avait bien vite épuisé le petit pécule paternel. Pour continuer ses études théologiques, il lui fallut donner des leçons, ne voulant pas imposer de nouveaux sacrifices aux siens. Le temps des vacances lui fournit les moyens de subvenir au temps du travail. Encore une fois l’élève se trouva maître. Établi pendant l’été à Buzet pour l’éducation des deux fils du seigneur, il vit bientôt arriver à lui nombre de jeunes gens de condition. Sa réputation déjà grande à Toulouse le fit en quelque sorte précepteur de l’élite de la jeunesse de cette province. Hommage éclatant que la noblesse, alors si fière de ses titres et de son prestige, rendait à ce fils de paysan !

Le père n’aurait pu suffire à l’éducation qu’il avait désirée pour son troisième enfant. Du moins il lui donna en mourant une dernière preuve d’affection. Tout ce que le droit d’aînesse lui permettait de faire en faveur de ce cadet, Jean de Paul le fit. À son héritier il imposa la charge de pourvoir au complément de l’éducation ecclésiastique de Vincent. Dans la plupart des familles de l’ancien régime, la volonté paternelle arrangeait ainsi les choses pour le bien de chacun des enfants : l’héritage échu à l’aîné emportait le plus souvent avec lui les charges de la paternité ; la succession du père ne produisait en quelque sorte qu’une substitution de chef de famille. Vincent aurait pu profiter des avantages qui lui étaient faits ; mais, après avoir pleuré cet excellent père, il écrivit à sa famille qu’il ne voulait en rien se prévaloir du testament paternel ; que sa mère et ses frères n’avaient pas à s’inquiéter et qu’il ne leur serait plus à charge. En effet, il avait trouvé le moyen de se suffire à lui-même.

Au bout de deux ans de cléricature, Vincent, confirmé par Dieu dans sa vocation, recevait le sous-diaconat, à Tarbes, le 20 septembre 1598, des mains du même évêque qui lui avait donné la tonsure. Trois mois après il était fait diacre, puis il recevait, le 13 septembre 1599, le dimissoire pour la prêtrise. Il n’en profita point cette année, voulant sans doute se mieux préparer à son ordination. Sa profonde humilité l’écartait de l’honneur incomparablement grand et redoutable du sacerdoce.

Mais le jour solennel est arrivé. L’humble Vincent reçoit le pouvoir de consacrer le corps et le sang de Notre Seigneur Jésus-Christ ; Vincent va offrir l’auguste sacrifice de l’autel. De lui aussi il faut dire : « Qui pourrait exprimer les sentiments dont débordait son âme ! Il savait que Jésus-Christ étant victime en même temps qu’il est prêtre, on ne peut participer à son sacrifice sans participer à son immolation. Aussi l’ordination lui apparut-elle comme un sacrifice dont il était lui-même l’hostie, et lorsqu’il entendit l’évêque lui adresser le solennel avertissement : agnoscite quod agitis, imitamini quod tractatis, il put se dire qu’il connaissait les inexorables exigences du don qui lui était confié, et qu’appelé à célébrer les mystères de la mort du Seigneur, il entendait mourir et s’ensevelir comme lui ! »

C’est le 13 septembre 1600 que Vincent fut ordonné prêtre. La piété aimerait à connaître le jour, l’endroit où ce grand serviteur de Dieu célébra pour la première fois les divins mystères.

« On lui a ouï dire, rapporte Abelly, qu’il avait une telle appréhension de la majesté de cette action toute divine qu’il en tremblait, et que n’ayant pas le courage de la célébrer publiquement, il choisit plutôt de la dire dans une chapelle retirée à l’écart, assisté seulement d’un prêtre et d’un servant. » Près de Buzet, sur l’autre rive du Tarn, la tradition montre encore le sentier qui conduisait Vincent de Paul à la petite chapelle de Notre-Dame de Grâce, bâtie sur le haut d’une montagne, au milieu du bois. C’est là sans doute qu’il alla, sous l’œil de Dieu seul, offrir pour la première fois l’auguste sacrifice et cacher au regard des hommes sa sainte et admirable émotion.

Cette même année ou la suivante, ses supérieurs ecclésiastiques, à la recommandation de M. de Commet, le pourvurent de la cure de Thilh ; comme il eût fallu la disputer à un compétiteur qui l’avait impétrée en cour de Rome, il se retira humblement devant lui. Cet homme de paix n’avait pas moins horreur des procès de prébende que des disputes d’école. Il se remit à l’étude avec l’intention de prendre ses degrés. N’ayant point d’autres moyens de subsistance, il continua sa petite régence de Buzet, qui était devenue la pension des enfants des gentilshommes de la contrée. Son cours de théologie achevé, il reçut le diplôme de bachelier. Par ce titre, Vincent avait le droit d’expliquer le second livre du « Maître des sentences » : c’était le second degré de l’enseignement. Il n’eût tenu qu’à lui ensuite d’être docteur ; peut-être son humilité recula-t-elle devant ce nouveau titre. Seize ans d’études l’en avaient rendu digne ; « mais, dit Abelly, il n’était pas du nombre de ceux qui se laissent enfler par un peu de science qu’ils pensent avoir. » Quand plus tard les gens de Port-Royal, confondus par lui, l’accuseront d’ignorance, dans le dessein évident de diminuer l’autorité de sa parole, ce sera en oubliant que ce simple d’esprit avait étudié, seize années durant, avec cette rare pénétration d’esprit et cette sûreté de jugement dont il fit preuve dans ses controverses avec eux.

Mais Dieu va mettre plus activement la main à son ouvrage. Quand ce grand Dieu s’est choisi un instrument de ses desseins, il prend soin lui-même de le façonner, et d’abord il éprouve et il purifie le plus souvent l’homme de sa droite par l’adversité. Il n’y a guère de hautes vocations sans un apprentissage du sacrifice ; pas de grandes actions qui ne soient préparées par la souffrance. La marque particulière des entreprises inspirées du ciel est de commencer dans la douleur et l’effort. Vincent de Paul aurait-il fait de si grandes choses s’il n’y avait été préparé par un entier sacrifice de lui-même, par le plus parfait abandon en la Providence, par l’expérience des afflictions et des traverses de la vie ?

Le temps des rudes épreuves est donc venu pour lui. Une raison dont Vincent n’a point parlé, ayant toujours été d’une extrême réserve sur ses propres affaires, l’appela de Toulouse à Bordeaux au commencement de 1605. Tout ce que lui-même en a dit, dans une lettre de ce temps-là, c’est qu’il avait entrepris ce voyage pour une affaire qui requérait une grande dépense et qu’il ne pouvait déclarer sans témérité. On a conjecturé, sur le dire de M. de Saint-Martin, son ami, que Vincent avait eu à Bordeaux une entrevue avec le duc d’Épernon qui voulait lui procurer un évêché. Quoi qu’il en soit, Dieu le détourna brusquement de la voie des honneurs et de la fortune, qui n’était point la sienne. À peine de retour à Toulouse, il s’était remis en route pour Marseille, ayant à régler avec le débiteur d’une succession qui venait de lui échoir. Après un accommodement tout désintéressé, il se disposait à revenir par terre, lorsqu’un gentilhomme du Languedoc, son compagnon d’hôtel, l’engagea à prendre avec lui la voie de mer jusqu’à Narbonne. Il fallait moins de temps, la dépense était moindre ; Vincent consentit. Mais ici, c’est lui-même qui va raconter la suite dans une lettre écrite, deux ans après, à M. de Commet, lettre remarquable par la touchante simplicité du récit et la grâce inimitable du langage :

« Estant sur le poinct de partir par terre, je fus persuadé par un gentilhomme avec qui j’estois logé de m’embarquer avec luy jusques à Narbonne, veu la faveur du temps qui estoit ; ce que je fis pour plustôt y estre et pour espargner, ou, pour mieux dire, pour n’y jamais estre et tout perdre. Le vent nous feust aussi favorable qu’il faloyt pour nous rendre ce jour à Narbonne, qui estoyt faire cinquante lieues, si Dieu n’eust permis que trois brigantins turcqs, qui costoyoient le goulfe de Leon pour atraper les barques qui venoyent de Beaucaire, où il y avoyt foire que l’on estime estre des plus belles de la chrestienté, ne nous eussent donnez la chasse et attaquez si vivement que, deux ou trois des nostres estant tuez et tout le reste blessés, et mesme moy qui eus un coup de flèche qui me servira d’horloge tout le reste de ma vie, n’eussions été contrainctz de nous rendre à ces felons et pires que tigres. Les premiers esclats de la rage desquelz furent de hacher nostre pilote en cent mile pièces, pour avoir perdeu un des principalz des leurs, outre quatre ou cinq forsatz que les nostres leur tuerent. Ce faict, nous enchainerent, après nous avoir grossierement pansez, poursuivirent leur poincte, faisant mille voleries, donnant néanmoingt liberté à ceux qui se rendoyent sans combattre, après les avoir volez ; et, enfin, chargez de marchandise, au bout de sept ou huict jours, prindrent la route de Barbarie, tanière et spelongue (caverne) de voleurs sans adveu du Grand Turcq, ou estant arrivez, ils nous exposerent en vente, avec procès verbal de notre capture, qu’ilz disoyent avoir esté faicte dans un navire espagnol, parce que, sans ce mensonge, nous aurions esté delirrez par le consul que le Roy tient de là pour rendre libre le commerce aux François. Leur procedeure à nostre vente feust qu’après qu’ils nous eurent despouillez tout nudz, ils nous baillèrent à chascun une paire de brayes, un hocqueton de lin, avec une bonete, nous promenèrent par la ville de Thunis, où ils estoyent veneuz pgur nous vendre. Nous ayant faict faire cincq ou six tours par la ville la chaine au col, ils nous ramenèrent au bateau, affin que les marchands vinsent voir qui pouvoyt manger et qui non, pour monstrer que nos playes n’estoyent point mortelles. Ce fait, nous ramenerent à la place où les marchands nous vindrent visiter tout de mesme que l’on faict à l’achat d’un cheval ou d’un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour visiter nos dents, palpant nos costes, sondant nos playes, et nous faisant cheminer le pas, troter et courir ; puis tenir des fardeaux, et puis luter pour voir la force d’un chacun, et mile autres sortes de brutalitez.

Je feus vendeu à un peschcur, qui feust contrainct sc deffaire bientost de moy, pour n’avoir rien de si contraire que la mer, et, depuis, par le pescheur à un vieillard, medecin spagirique, souverain tireur de quintescences, homme fort humain et traictable ; lequel, à ce qu’il me disoyt, avoyt travaillé cinquante ans à la recherche de la pierre philosophale ; et en vain quant à la pierre, mais fort seurement à autres sortes de transmutation des métaux. En foy de quoy je luy ay veu souvent fondre autant d’or que d’argent ensemble, le metre en petites lamines, et puis metre un lit de quelque poudre, puis un autre de lamines, et puis un autre de poudre, dans un qeuset ou vase à fondre des orfevres, le tenir au feu vingt-quatre heures, puis l’ouvrir et trouver l’argent estre deveneu or ; et plus souvent encore congeler ou fixer l’argent vif en fin argent, qu’il vendoyt pour donner aux pauvres. Mon occupation estoyt de tenir le feu à dix ou douze fourneaux, en quoy, Dieu mercy, je n’avois plus de peine que de plaisir. Il m’aimoyt fort, et se plaisoyt fort de me discourir de l’alchimie, et plus de sa loy, à laquelle il faisoyt tous ses efforts de m’atirer, me prometant force richesses et tout son sçavoir. Dieu opera tousiours en moy une croyance de délivrance par les assidues prières que je luy faisois et à la vierge Marie, par la seule intercession de laquelle je croy fermement avoir esté délivré.

Je feus donc avec ce vieillard despuis le mois de septembre 1605, jusques au mois d’aoust prochain, qu’il fust pris et mené au Grand Sultan pour travailler pour luy ; mais en vain, car il mourut de regret par les chemins. Il me laissa à son nepveu, vrai antropomorphite, qui me revendit tôt après la mort de son oncle, parce qu’il ouyt dire comme monsieur de Breve, ambassadeur pour le Roy en Turquie, venoyt, avec bonnes et expresses patentes du Grand Turcq, pour recouvrer les esclaves chrestiens. Un renegat de Nice en Savoye, ennemy de nature, m’acheta et m’emmena en son temat, ainsi s’apelle le bien que l’on tient comme metayer du Grand Seigneur : car le peuple n’a rien ; tout est au Sultan. Le temat de cestuy-cy estoyt dans la montagne, où le pays est extremement chaud et desert. L’une des trois fames qu’il avoyt, comme grecque chrestienne, mais schismatique, avoyt un bel esprit et m’affectionnoyt fort, et plus à la fin une naturellement turque, qui servit d’instrument à l’immense misericorde. de Dieu pour retirer son mari de l’apostasie, le remettre au giron de l’Église, et me delivrer de son esclavage. Curieuse qu’elle estoyt de sçavoir nostre façon de vivre, elle me venoyt voir tous les jours aux champs où je fossioys, et après tout, me commanda de chanter louanges à mon Dieu. Le ressouvenir du Quomodo cantabimus in terra aliena des enfants d’Israël captifs en Babilone me fist commencer avec la larme à l’œil le psaume Super flumina Babilonis, et puis le Salve Regina, et plusieurs autres choses, en quoy elle print autant de plaisir que la merveille en feust grande. Elle ne manqua point de dire à son mari le soir qu’il avoyt heu tort de quiter sa religion, qu’elle estimoyt extremement bonne pour un recit que je luy avoys faict de nostre Dieu, et quelques louanges que je luy avoys chanté en sa présence, en quoy, disoyt-elle, elle avoyt heu un si divin plaisir, qu’elle ne croyoyt poinct que le paradis de ses peres et celuy qu’elle esperoyt un jour fust si glorieux, ni accompagné de tant de joye que le plaisir qu’elle avoyt pendant que je louois mon Dieu, concluant qu’il y avoyt quelque merveille. Cestre autre Caïphe ou asnesse de Balaam fict par ses discours que son mari me dit le lendemain qu’il ne tenoyt qu’à commodité que nous ne nous sauvissions en France ; mais qu’il y donneroyt tel remede, dans peu de temps, que Dieu y seroyt loué. Ce peu de jours furent dix mois qu’il m’entretinst dans css vaines, mais à la fin executées esperances, au bout desquels nous nous sauvames avec un petit esquif, et nous rendismes le vingt huictième de juing à Aiguesmortes, et, tot après, en Avignon, où monseigneur le vice-légat receut publiquement le renegat, avec la larme à l’œil et le sanglot au gosier, dans l’église de Saint-Pierre, à l’honneur dc Dieu et édification des spectateurs. Mondict seigneur nous a reteneu tous deux pour nous mener à Rome, où il s’en va tout aussitôt que son successeur à la triene (terme de trois ans) qu’il acheva le jour de la St Jehan, sera veneu. Il a promis au pénitent de le faire entrer à l’austere couvent des Fate ben fratelli, où il s’est voué, et, à moy, de me faire pourvoir de quelque bon benefice. »

Cette relation si modeste, remarque un historien, est tout ce que l’on a su par saint Vincent de Paul de sa captivité de deux ans chez les Barbaresques ; encore n’a-t-il pas tenu à lui qu’elle ne disparût. Mais dans ce peu de mots, où il a omis tout ce qui pouvait être à sa louange, on devine le reste. Avec quelle résignation il accepte cet esclavage dont il n’a l’espoir d’être délivré que par l’assistance de Dieu et de la vierge Marie ! avec quelle patience il vaque aux durs travaux que lui a imposés son nouveau maître ! Ce zèle à encourager à la patience et à la résignation ses compagnons de servitude, ce sont les prémices de sa charité ; ce récit qu’il « faict de nostre Dieu » à la femme de son maître, ce chant des psaumes inspirés de la captivité de Babylone, c’est le commencement de son apostolat. Dieu permit que Vincent passât par ce dur esclavage pour qu’il y connût par expérience les misères des chrétiens captifs et les dangers de la domination musulmane pour la foi. Plus tard, il enverra à Tunis et à Alger ses premiers missionnaires, et les disciples de l’esclave de l’infidèle ouvriront les plages barbaresques aux flottes de Louis XIV et à la civilisation chrétienne.

Vincent ne songeait pas encore à étendre son zèle si loin. Délivré de captivité, il avait à pourvoir à sa propre existence. La nécessité, l’honneur de sa famille et de ses amis lui firent rechercher la protection du vice-légat, qu’il avait rencontré à Avignon. Si à cette époque, et même un peu plus tard, le désir d’un bénéfice ecclésiastique perce dans les lettres du pauvre prêtre à son bienfaiteur, M. de Commet, c’est que, chargé de dettes et sans moyens d’existence, il ne voulait pas être à charge aux siens. Peut-être verra-t-on dans cette sollicitude quelque chose d’humain qui surprendra chez ce héros de la charité. Vincent de Paul n’était point encore arrivé à ce degré d’éminente vertu où l’homme, détaché de tout, s’oublie au point de ne plus vivre qu’en Dieu. Il lui restait encore un pas à faire dans la perfection, pour s’élever complètement au-dessus de lui-même et atteindre à la sainteté qui est le prix de l’effort, la victoire de la grâce sur la nature.

Toutefois, cette préoccupation que Vincent montrait d’un bénéfice, auquel il pouvait prétendre, n’avait rien que de conforme à la volonté de Dieu. En attendant que la recommandation de son protecteur, qui estimait sa vertu et son savoir, lui procurât une condition honorable en France, il continuait tranquillement ses études à Rome, laissant faire la Providence.

Embellie par la munificence des papes, illustrée par le génie des arts, Rome offrait au monde les merveilles d’une civilisation renouvelée de la belle antiquité. L’humble prêtre ne les vit guère, tout occupé qu’il était des souvenirs chrétiens. « Je fus si consolé, écrivait-il, de me voir en cette ville maîtresse de la chrétienté, où est le chef de l’Église militante, où sont les corps de saint Pierre et de saint Paul, et de tant d’autres martyrs et de saints personnages, qui ont autrefois versé leur sang et employé leur vie pour Jésus-Christ, que je m’estimais heureux de marcher sur la terre où tant de grands saints avaient marché et que cette consolation m’attendrissait jusqu’aux larmes. » Mais Vincent, qui n’avait d’yeux que pour le tombeau des apôtres et le Colisée, ne fut pas cependant un de ces censeurs rigides qui blâmaient les papes d’avoir fait briller dans la Ville éternelle la lumière des arts à côté du flambeau de la foi ; le luxe de la cour romaine qui avait scandalisé les prétendus réformateurs, ne l’empêcha pas davantage d’être, au milieu des préjugés gallicans de son siècle, un croyant soumis à l’infaillibilité du Saint-Siège. Chez lui la plus sévère vertu avait pour limite un bon sens qui le préservait de toute exagération et un respect de l’autorité qui ne laissait point de place à la critique.

Cependant la Providence le détachait de plus en plus de lui-même, en ne permettant pas qu’il obtînt ce qu’il désirait. Plusieurs contretemps rendirent la bienveillance du légat Montorio inutile ; Vincent ne put obtenir le bénéfice que ce protecteur sollicitait pour lui. Dieu se chargea de le ramener en France d’une autre manière.

En ce moment-là, Henri IV poursuivait à Rome la réalisation des grands projets de la fin de son règne. Arbitre de l’Europe par son ascendant et ses victoires, s’il ne conçut point le plan d’une paix perpétuelle et de cette république européenne rêvée par Sully, il fonda du moins sur l’abaissement de la maison d’Autriche, alors toute-puissante en Allemagne et en Espagne, le projet d’une réorganisation des États. Dans la ligue contre l’Autriche devaient entrer en première ligne les princes d’Italie, le duc de Savoie, Venise, le grand-duc de Toscane et le Pape. De l’exemple du chef de l’Église dépendait surtout la résolution des autres principautés italiennes. Pour gagner Paul V à ses desseins, le roi de France entretenait à Rome plusieurs ambassadeurs. La réputation de Vincent de Paul vint jusqu’à eux, et l’on conjecture qu’au cours des négociations ils le chargèrent d’une mission de confiance pour le roi. Du moins l’humble prêtre quitta Rome à cette époque avec un message qui l’amena auprès de Henri IV.

Arrivé à Paris au commencement de 1609, Vincent eut entrée à la cour. Ni lui n’a parlé, ni l’histoire ne s’est occupée de la mission dont il était chargé auprès de Henri IV. L’œil perspicace du Béarnais, si fin connaisseur en hommes, dut apercevoir dans l’humble messager, son compatriote, un esprit supérieur et une vertu peu commune. Il n’eût tenu qu’à Vincent de Paul de profiter de cette excellente rencontre pour gagner les bonnes grâces du roi. Et qui sait si celui qui bornait ses vœux à un médiocre bénéfice n’eut pas dès lors à décliner les mêmes faveurs royales dont Henri IV avait déjà voulu combler Bérulle et François de Sales ?

Vincent aussi estimait ce roi juste et bon qui, « en se rendant enfant de l’Église, se rendit père de la France. » Ayant rempli sa commission, il disparut. Loin de se mettre à fréquenter la cour, pour y travailler à son avancement, il alla cacher sa vie dans un petit logement qu’il s’était choisi, au faubourg Saint-Germain, près de l’hôpital de la Charité, avec le dessein de mener une vie toute sacerdotale.

Ce voisinage lui fit faire un nouveau pas dans la mission plus haute que Dieu lui avait confiée auprès des pauvres. Comme à Toulouse, comme à Rome, il vaquait assidûment à la prière et à l’étude ; mais de plus, il allait tous les jours visiter les malades, partageant avec joie le ministère et les soins des religieux hospitaliers. La Providence l’avait mené là tout exprès pour qu’il expérimentât sa véritable vocation. Mais de nouvelles épreuves devaient achever de purifier le serviteur de Dieu.

La calomnie vint d’abord attaquer cette vertu irréprochable. Son compagnon de chambre, qui était le juge de la petite ville de Sore, l’accusa un jour de lui avoir volé quatre cents écus, et il alla jusqu’à le déférer à la justice. Vincent a raconté lui-même, sans toutefois se mettre en scène, cette pénible aventure. Attentif à profiter de toutes les occasions de croître en vertu, elle lui fut une leçon sur la manière de supporter les flétrissures ou les corrections injustes, et c’est comme exemple qu’il la proposait plus tard à ses frères. « Que si le défaut dont on nous avertit, disait-il, n’est pas en nous, estimons que nous en avons beaucoup d’autres pour lesquels nous devons aimer la confusion et la recevoir sans nous justifier, et encore moins sans nous indigner, ni emporter contre celui qui nous accuse. » Et il ajoutait : « J’ai connu une personne qui, accusée par son compagnon de lui avoir pris quelque argent, lui dit doucement qu’il ne l’avait pas pris, mais voyant que l’autre persévérait à l’accuser, il se tourne de l’autre côté, s’élève à Dieu, et lui dit : Que ferai-je, mon Dieu, vous savez la vérité ! Et alors se confiant en lui, il se résolut de ne plus répondre à ces accusations, qui allèrent fort avant, jusqu’à tirer monitoire du larcin, et le lui faire signifier. Or il arriva, et Dieu le permit, qu’au bout de six ans, celui qui avait perdu l’argent, étant à plus de six vingts lieues d’ici, trouva le larron qui l’avait pris. Voyez le soin de la Providence pour ceux qui s’abandonnent à elle ! alors cet homme reconnaissant le tort qu’il avait eu de s’en prendre avec tant de chaleur et de calomnie contre son ami innocent, lui écrivit une lettre pour lui en demander pardon, lui disant qu’il en avait un si grand déplaisir, qu’il était prêt, pour expier sa faute, de venir au lieu où il était pour en recevoir l’absolution à genoux. »

Humble, modeste, désintéressé, Vincent fut encore une fois tiré de son obscurité et amené au milieu d’un monde brillant qu’il devait connaître comme celui de la pauvreté. Au faubourg Saint-Germain, près du charitable prêtre, la reine Marguerite avait sa cour. L’épouse divorcée du roi de Navarre n’était plus cette Margot fastueuse et légère de la cour des derniers Valois, que Catherine de Médicis avait donnée pour femme au jeune prince de Béarn. Depuis que son mariage avec Henri IV avait été déclaré nul selon les lois de l’Église, elle vivait plus régulièrement dans la piété et s’efforçait de racheter, par toutes sortes de bonnes œuvres, les années de licence de sa jeunesse. La cour de cette aimable princesse, toujours belle et recherchée, n’était pas seulement le rendez-vous des gens d’esprit, qui y venaient, à l’exemple de Ramus, « socratiser un peu », ou rimer avec Ronsard sur les modes de la Grèce « ; elle s’ouvrait aussi aux personnes charitables et de dévotion que Marguerite de Valois aimait à recevoir. Le hasard ayant amené son secrétaire, M. Dufresne, homme de sens et de vertu, à se lier d’amitié avec Vincent de Paul, il le fit connaître à la reine, qui le voulut pour aumônier ordinaire. Plus tard il rendit de notre saint ce témoignage que « dès ce temps-là M. Vincent paraissait fort humble, charitable et prudent, faisant bien à chacun et n’étant à charge à personne, circonspect en ses paroles, écoutant paisiblement les autres, sans jamais les interrompre ; et que dès lors il allait soigneusement visiter, servir et exhorter les pauvres malades de la Charité. »

Un incident extraordinaire, qui marqua son séjour à la cour de la reine Marguerite, eut sur la vie du saint une influence décisive. Cette vertu de charité que les hommes admirent ne vient pas de l’homme ; son principe est d’en haut. Pour aimer dans les pauvres ses frères, il faut connaître le Père commun, et Jésus-Christ, son fils, mort pour tous, et l’Esprit saint de qui procède tout amour. « O Dieu, s’écriait saint Vincent de Paul, qu’il fait beau de voir les pauvres, si nous les considérons en Dieu et dans l’estime que Jésus-Christ en a faite ! Mais si nous les regardons selon les sentiments de la chair et de l’esprit mondain, ils paraîtront méprisables. » Sans la foi il n’y a point de charité. La foi, au contraire, en même temps qu’elle éclaire les esprits, échauffe aussi les cœurs et leur communique cet ardent amour de Dieu et du prochain qui est toute la loi. Sans elle la charité n’est qu’une vaine philanthropie, plus féconde en paroles qu’en actions. Dieu donc voulant rendre plus ferme et plus parfaite la foi de son serviteur, la soumit à la plus rude des épreuves.

Parmi les personnages de la cour se trouvait un docteur, savant controversiste que la reine avait appelé auprès d’elle pour sa science et sa piété. Cette nouvelle condition lui fit abandonner l’emploi de théologal qu’il remplissait dans son diocèse, « et comme il ne prêchait ni ne catéchisait plus, raconte le saint, il se trouva assailli dans le repos où il était d’une rude tentation contre la foi, ce qui nous apprend en passant combien il est dangereux de se tenir dans l’oisiveté, soit du corps, soit de l’esprit ; car comme une terre, quelque bonne qu’elle puisse être, si néanmoins elle est laissée quelque temps en friche, produit incontinent des chardons et des épines, aussi notre âme ne peut pas se tenir longtemps en repos et en oisiveté qu’elle ne ressente quelques passions ou tentations qui la portent au mal. Ce docteur donc se voyant en ce fâcheux état, s’adressa à moi pour me déclarer qu’il était agité de tentations bien violentes contre la foi et qu’il avait des pensées horribles de blasphème contre Jésus-Christ, et même de désespoir, jusque- là qu’il se sentait poussé à se précipiter par une fenêtre, et il en fut réduit à une telle extrémité qu’il fallut enfin l’exempter de réciter son bréviaire et de célébrer la sainte messe et même de faire aucune prière ; d’autant que lorsqu’il commençait seulement à réciter le Pater, il lui semblait voir mille spectres qui le troublaient grandement ; et son imagination était si desséchée, et son esprit si épuisé à force de faire des actes de désaveu de ses tentations, qu’il ne pouvait plus en produire aucun. »

Une tendre compassion poussa Vincent de Paul à se substituer à ce malheureux. Le voyant réduit en un si pitoyable état et craignant avec sujet qu’il ne succombât enfin à la violence de ces tentations d’infidélité et de blasphème, il s’offrit à Dieu, comme on l’a su après, pour prendre sur lui l’épreuve du pauvre docteur, « imitant en ce point, dit M. de Saint-Martin son confident, la charité de Jésus-Christ, qui s’est chargé de nos infirmités pour nous en guérir et qui a satisfait aux peines que nous avions méritées. Dieu, ajoute-t-il, voulut par un secret de sa Providence prendre au mot le charitable M. Vincent et, exauçant sa prière, il délivra entièrement le malade de sa tentation, il rendit le calme à son esprit, il éclaircit sa foi obscurcie et troublée, et lui donna des sentiments de religion et de reconnaissance envers Notre-Seigneur Jésus-Christ, autant remplis de tendresse et de dévotion qu’il en eût jamais eues. Mais en même temps, ô conduite admirable de la divine sagesse ! Dieu permit que cette même tentation passât dans l’esprit de M. Vincent, qui s’en trouva dès lors vivement assailli. » Ni les prières ni les mortifications ne purent le délivrer de ce mal.

Délaissé de Dieu, comme Job au milieu des ruines de sa fortune et de sa maison, attaqué par l’enfer, tourmenté au plus profond de son esprit par les plus affreux doutes, Vincent, à bout de résistance, écrivit le Credo sur un papier qu’il s’appliqua sur le cœur, en faisant avec Dieu ce pacte d’une sainte familiarité, que toutes les fois qu’il porterait la main à cet endroit, il entendait désavouer la tentation. Son second remède fut de mettre avec une nouvelle activité sa foi en action. Il combattit la tentation par elle-même, faisant le contraire de ce qu’elle lui suggérait, s’appliquant à agir par foi et à honorer et servir Jésus-Christ de la manière que le divin Maître a lui-même recommandé, en honorant et en servant les pauvres ; et par là il fut donné à celui qui devait être le modèle de la plus admirable charité, de montrer aux autres par son exemple que foi et charité c’est tout un. Cependant trois ou quatre ans s’étaient passés dans ce rude exercice, et la tentation persistant, « il s’avisa un jour, raconte le témoin intime de sa vie, de prendre une résolution ferme et inviolable pour honorer davantage Jésus-Christ, et pour l’imiter plus parfaitement qu’il n’avait encore fait, qui fut de s’adonner toute sa vie pour son amour au service des pauvres. » À l’instant, par un effet merveilleux de la grâce, la tentation s’évanouit, la lumière céleste remplit son âme et Vincent de Paul, admirablement confirmé dans sa foi, reçut avec l’abondance des clartés divines la plénitude de l’esprit de charité.

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