III. – Après les quelques explications sur la difficulté de repérer; de détecter, de caractériser les sources, je vais m’efforcer de vous donner quelques titres qui sont effectivement des titres majeurs.
Et tout premier lieu, vous avez l’Ecriture. L’étude de l’Ecriture, dans l’oeuvre de Vincent de Paul, doit être faite en dépit de certaines prescriptions, à savoir, ne pas donner l’Ecriture à lire aux frères sans qu’ils aient une permission. C’était là une mesure commune au XVIIè siècle. Je ne veux pas vous citer, mais je le fais quand même, la proposition 80 de Pascal Quesnel indiquant: « La lecture de l’Ecriture est utile à tous », proposition condamnée que certains auteurs de « La foi catholique » ont soigneusement oubliée de mettre. L’Ecriture donc, pour Vincent de Paul, et grâce à l’amitié ouvrière constante de mon cher confrère, ami, vieux compagnon de travail, le Père Maurice Vansteenkiste, nous reprenons cette étude de la détection de l’Ecriture dans Vincent de Paul. Le résultat est assez surprenant puisque Vincent de Paul cite même le Talmud. Si vous prenez la somme des citations qu’a repéré Coste, soit pour les Filles de la Charité, soit pour les missionnaires, soit pour les lettres, vous tombez à peu près a un dizième de ce qui existe, car il y a les tournures de l’Ecriture que Vincent de Paul aime reprendre. C’est ainsi que pour l’édition des Conférences aux Filles de la Charité, en chantier depuis des années, nous sommes arrivés à plus de 2.200 citations de l’Ecriture, de sorte que nous avons en Vincent de Paul un bibliste, non pas qui s’ignore, mais quelqu’un qui entend bien utiliser la Révélation de telle façon à ce que son enseignement spirituel ne soit pas un enseignement de chapelle. Il cite la Vulgate en latin même auprès des Filles de la Charité, dont certaines ne savaient pas lire. Louis de Marillac savait le latin. Mais il cite à partir de la Vulgate, texte fondamental, qu’il traduit. Donc il existe une enquête à faire. Je vous indique qu’elle est commencée, qu’elle a été amorcée dans l’édition des « Entretiens » de 1960, 1965 (2e édition), grâce à la collaboration de Monsieur Joseph Dugrip.
Et il a sa manière de commenter l’Ecriture. Je crois que, dès 1946, un petit travail a été fait à Dax sur Saint Paul et Saint Vincent de Paul. La conclusion de ce travail a été reprise dans l’article publié par la Société de Borda, article de Monsieur Maurice Vansteenkiste, qui cite ce petit travail de 1936.
Après l’Ecriture — car il faut en finir, vous n’avez pas amené votre repas sur place, je le sais — les Pères de l’Eglise, depuis Ignace d’Antioche, Saint Bernard, Saint Benoît, en passant par Saint Augustin et Saint Jean Chrysostome. Saint Chrysostome surtout en ce qui concerne la justice sociale. Je m’excuse de vous citer des livres introuvables, sinon dans certain réduit que l’on appelle ma chambre, à savoir « Théologie et Littérature » de Busson (« Presses universitaires », Paris, Alger). Les origines de la primauté des pauvres dans l’Eglise, très bien définie en 1659 par Bossuet: « Les pauvres sont les maîtres de l’Eglise. Ce sont eux qui ouvrent la porte du paradis. Les riches n’y entrent que par la permission des pauvres ». Ce discours de Bossuet « Sur l’éminente dignité des pauvres » est la synthèse d’une excellente tenue de la pensée de Vincente de Paul. Mais la synthèse de Bossuet est assurée par ses racines dans Saint Jean Chrysostome.
Les théologiens maintenant. Ils sont assez peu nombreux. Disons Saint Thomas d’Aquin et Saint Pierre Canisius, à cause de son grand catéchisme, et puis le petit Becan pour la controverse. Il y a certainement tel ou tel emprunt, mais des emprunts qu’il fait à travers l’oeuvre de Saint François de Sales, car François de Sales lui aussi est exploité sans que son nom soit prononcé. En particulier l’évolution de François de Sales entre 1610 et 1613.
Les spirituels, 4e catégorie. Vous avez Sainte Thérèse. Je vous ai signalé l’ouvrage fondamental de Vermeyleen.
Jean Duvergier de Hauranne, car c’est lui qui a ajusté nos premières Constitutions. Bérulle, très modéré. Pourquoi? — Parce que Bérulle, au moment où Vincent de Paul a le maximum d’attachement à l’Oratoire naissant, Bérulle n’a pas publié « Les grandeurs de Jésus ». D’autre part, il se trouve en difficulté avec quelqu’un qui a toute la confiance de Vincent de Paul, à savoir André Duval. A partir de 1618, les relations avec Bérulle sont coupées net. Le texte d’Abelly se prête fort bien à cette vision étant donné que l’on montre Bérulle seulement comme placier c.à.d. qu’il indique qu’il y a telle ou telle situation. Le rôle de Bérulle va s’amenuisant au point de vue conduite. Quant à la lecture de l’oeuvre de Bérulle, alors nous pouvons nous demander ce que Vincent de Paul aurait pu en tirer. Le christocentrisme, le théocentrisme si l’on veut? enfin Bérulle n’était pas, Henri Bremond l’a montré, celui qui avait fait une révolution copernicienne c.à.d. que le Christ avait été absolument rétabli à son Centre; il y en avait d’autres que Bérulle et même bien avant lui, Jean Duvergier de Hauranne.
Il y a également, en-dehors de Benoît de Canfield, François de Sales, Louis de Grenade, Scupoli, tout au moins si « Le combat spirituel » est de ce théatin. Et puis, Rodriguez, traduit en français dès 1621. Le Père Jean-Baptiste Saint Jure qui avait fait un livre de méditations dont les Filles de la Charité l’avaient en Manuel. S’exprimant auprès des Filles de la Charité: « j’ai rencontré l’auteur, le Père de Saint Jure ». Et même, quoique ceci soit curieux, Vincent de Paul utilise Saint Jean Eudes, plus exactement Jean Eudes, dans la longue lettre, où Vincent de Paul demande le lever à quatre heures. Jean Eudes dit: « Le Fils de Dieu a quitté ses richesses pour venir s’établir en cette terre et nous aussi, nous devons savoir quitter notre lit ». Or la phrase est la même dans Jean Etudes et dans Vincent de Paul. Vous voyez quel motif puissant nous avons de nous arracher au sommeil.
Or, cette énumération est forcément sommaire. Elle ne doit ni masquer, ni exclure, bien d’autres auteurs qui ont fourni à l’enseignement vincentien de multiples appoints, de multiples corrections. Car on peut dire que Vincent de Paul avait l’âme ouverte. Si vous prenez la conférence du 7 mars 1659 « Sur les choses indifférentes », vous vous apercevez que Vincent de Paul, d’abord perd pieds. Il y a des indications dans Benoît de Canfield, mais il ne les prend pas, car Canfield n’a pas seulement été étudié, mais critiqué, entre autres par Jean-Pierre Camus. Je vous signale que Jean-Pierre Camus est enterré à l’hôpital Laennec et qu’il y a sa tombe au milieu de la chapelle. Or Jean-Pierre Camus avait attaqué Benoît de Canfield au sujet des actions indifférentes. Comment discerner que c’est indifférent? D’autre part, l’archiviste de Saint-Sulpice, 5 rue du Regard, Paris 6e, m’a demandé une fois de qui pouvait être un écrit attaquant vigoureusement Benoît de Canfield qui, comme beaucoup de grands auteurs, porte une malédiction, celle d’avoir des disciples. Il y a bien des disciples de Canfield qui ont versé dans l’illuminisme, c’est pourquoi l’oeuvre de Canfield a été mise à l’index en 1684. Mais Monsieur Irénée Noie me montre ce papier contre Canfield, sans nom d’auteur, sans titre. J’ai tout simplement par le toucher pu lui dire:’ cet écrit est à situer entre 1640 et 1650. A cause du papier. Il faut se résigner à una connaissance expérimentale. Sentir par le papier que ce papier est de telle ou telle date.
Bien des auteurs peuvent intervenir; en particulier il y en a un particulièrement nébuleux, le Père Charles de Condren, successeur de Bérulle, à partir de 1629, général donc de l’Oratoire jusqu’en 1641. C’est un personnage difficilement saississable, très peu apprécié par les Oratoriens et qui s’était gardé d’éditer les oeuvres de Bérulle. Il en voulait à son prédécesseur. Ce n’est qu’en 1644, trois ans après la mort du Père Charles de Condren, que les oeuvres furent éditées par François Bourgoing celui qui avait donné la place de Clichy à Vincent de Paul, 2 mai 1612.
Or il y a dans la correspondance du Père Charles de Condren il y a une lettre dans laquelle nous retrouvons la théorie de l’humilité collective que Vincent de Paul a adoptée. « L’art d’un bon estomac, disait Vincent de Paul, c’est de tout digérer ». Je ne sais quel est l’état de votre estomac. J’espère que la digestion de ce que je vous ai fourni ce matin ne vous sera pas trop douloureuse. Merci.