La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Livre troisième, Chapitre XVIII

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: Louis Abelly · Year of first publication: 1664.
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Chapitre XVIII : Son parfait dégagement des biens de cette vie et son amour pour la pauvreté

«Ô que c’est une grande vertu, dit saint Ambroise, de mépriser les biens de la terre ! Mais que cette vertu est rare, et qu’il y en a peu dans le monde qui la mettent en pratique.» En effet, il y en a très peu qui aient le courage d’arracher entièrement de leur cœur cette malheureuse convoitise que l’Ecriture Sainte appelle la racine de tous maux, et qui puissent véritablement dire avec le saint Apôtre: Voilà, Seigneur, que nous avons tout quitté pour vous suivre, et pour vous servir. Heureux vraiment celui-là qui (comme dit le Sage) n’a point permis à son cœur de courir après l’or ni après l’argent, et qui n’a point mis ses espérances dans les richesses ni dans les trésors de la terre: ou est-ce que nous le verrons, pour lui donner les louanges qu’il a méritées, parce qu’il a fait des merveilles en sa vie?

Il ne serait pas nécessaire d’employer ici un plus long discours pour faire remarquer cette vertueuse disposition en la personne de M. Vincent, puisque l’histoire de sa vie et le récit de ses grandes et saintes actions en fournissent des preuves très évidentes. Non, il ne faut pas s’étonner s’il a possédé les vertus en un si éminent degré, puisqu’il a si généreusement méprisé les richesses.

Nous ne répéterons pas ici ce qui a été dit au premier livre, de la manière dont ce véritable amateur de la pauvreté de Jésus-Christ s’est comporté dans toutes les occasions où il s’agissait de son intérêt et de celui de sa Compagnie; soit lorsqu’il fut question de la fondation de M. le Général des galères et de Madame sa femme, qu’il la fit premièrement offrir à diverses Communautés, et ne l’accepta enfin que quand il vit qu’il ne la pouvait refuser sans manquer à ce que Dieu voulait de lui; soit lorsqu’on lui voulut donner la maison et le prieuré de Saint-Lazare, qu’il refusa absolument, et persista un an entier en ce refus, nonobstant les pressantes instances que lui en faisait Monsieur le Prieur, qui fut plus de trente fois le trouver au collège des Bons-Enfants pour ce sujet, sans pouvoir rien gagner sur son esprit, sinon lorsque, par l’avis des personnes sages et vertueuses, il fut convaincu que Dieu voulait qu’il lui rendît service en ce lieu-là.

Certainement ces deux actions seules suffiraient pour faire connaître combien son cœur était dégagé de l’affection des richesses et des biens de la terre, et combien grand était son amour pour la pauvreté; mais outre cela, il l’a encore fait voir en une infinité d’autres rencontres; et l’on peut dire sans exagération que jamais avaricieux n’a recherché avec tant d’ardeur les occasions de s’enrichir, que M. Vincent a fait celles de pratiquer et d’embrasser la pauvreté, ayant toujours témoigné, soit dans ses paroles, soit par ses actions, le grand amour qu’il avait pour cette vertu.

On lui a ouï dire sur ce sujet qu’encore qu’il eût eu raison de prendre quelque soin de son établissement particulier avant que Dieu l’eût appelé à la Mission, il ressentait néanmoins je ne sais quel mouvement secret dans son cœur, qui le portait au désir de n’avoir rien en propre, et de vivre en communauté; et aussitôt qu’il a commencé à vivre de la sorte, il a commencé aussi à mettre en pratique l’amour qu’il avait pour la pauvreté en toutes les manières qu’il s’est pu aviser.

Et premièrement, il n’a jamais voulu avoir pour lui de chambre où il y eût une cheminée; quelque incommodité qu’il ressentît, même dans son âge plus avancé, sinon quatre ou cinq ans avant sa mort, que toute sa Communauté, voyant ses continuelles et fâcheuses infirmités, l’y contraignit en quelque façon par les prières et instances qu’elle lui en fit: de sorte que jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, il n’a point voulu avoir d’autre retraite que dans une petite chambre, sans lambris, sans natte, et sans autres meubles qu’une simple table de bois sans tapis, avec deux chaises de paille, et une chétive couchette qui n’était garnie que d’une paillasse, avec une couverture et un traversin. Comme un jour qu’il avait la fièvre on y eut mis un petit pavillon, il l’ôta lui-même depuis, et ne voulut point le souffrir; et non content de cela, il fit encore ôter de sa chambre quelques images qu’un des frères de la maison y avait mises en divers temps, et n’en voulut retenir qu’une seule, disant que c’était contre la pauvreté d’en avoir plusieurs. Lorsqu’on faisait la visite des chambres, il voulait qu’on visitât la sienne, aussi bien que les autres, pour en ôter tout ce qui serait superflu. De plus, quelqu’un ayant mis une petite pièce d’une vieille tapisserie à la porte de la chambre basse, ou il demeurait pendant le jour pour y recevoir les personnes de dehors, et cela à cause d’un vent fort froid qui entrait par cette porte, aussitôt néanmoins qu’il s’en fut aperçu, il la fit ôter.

Il allait prendre ordinairement sa réfection dans ce même esprit de pauvreté, disant souvent en lui-même: «Ah ! misérable! tu n’as pas gagné le pain que tu manges.» Et quand il pouvait avoir des morceaux restés aux autres, il les prenait pour les manger et pour en faire son repas.

On a remarqué, sur le sujet de cet amour qu’il avait pour la pauvreté, qu’il aimait à être nourri et vêtu pauvrement, et qu’il était ravi quand quelque chose lui manquait, soit pour le vivre, soit pour le vêtement, et les autres commodités nécessaires; pour cela il portait ordinairement ses soutanes fort usées, et même rapiécées, et ses habits de dessous fort pauvres, et quelquefois tout rompus. Un seigneur de marque, qui le visita un jour, lui voyant une soutane tout usée avec des pièces aux manches, en fut si touché, qu’étant sorti d’avec lui, et se trouvant dans une bonne compagnie, il dit que la pauvreté et la propreté de M. Vincent l’avaient grandement édifié.

Lorsqu’il allait au Louvre pour parler à la reine, ou pour assister au Conseil, c’était toujours avec ses habits ordinaires, pauvres et grossiers, sans jamais en vouloir prendre d’autres. Et un jour M. le cardinal Mazarin, le prenant par sa ceinture qui était toute déchirée, la fit considérer à toute la compagnie, et dit en riant: « Voyez comme M. Vincent vient habillé à la cour, et la belle ceinture qu’il porte.»

Si quelqu’un de la maison lui représentait que son collet était tout déchiré, et qu’il en devait prendre un autre, ou bien que son chapeau était trop vieux, il tournait cela en raillerie, disant: «O mon frère ! c’est tout ce que le roi peut faire que d’avoir un collet qui ne soit pas rompu, et de porter un chapeau neuf.»

Quand il avait besoin de se chauffer en hiver, il ne voulait point qu’on mît sinon fort peu de bois au feu, craignant de faire le moindre dégât du bien de la maison, et disant que c’était le bien de Dieu et le bien des pauvres, dont nous n’étions que dispensateurs, et non pas seigneurs, et dont par conséquent il faudrait rendre un compte exact devant Dieu, aussi bien que de tout le reste; qu’il fallait employer le nécessaire, et jamais au delà.

Il s’est trouvé plusieurs fois à la campagne sans argent; et pressé du besoin de manger, il était ravi d’aller chez quelque pauvre laboureur demander un morceau de pain pour l’amour de Dieu: ce qui lui est arrivé particulièrement revenant un jour fort tard à jeun de Saint-Germain à Paris.

L’amour qu’il avait pour la pauvreté lui faisait pratiquer cette vertu, même jusqu’aux ornements de l’église de Saint-Lazare, dans lesquels il voulait que la sainte pauvreté parût, les ayant fait faire de simple camelot, tant pour l’usage ordinaire des prêtres de sa Communauté que pour la décoration des autels, à la réserve des fêtes solennelles. Il eut même bien de la peine de ce que les menuisiers de la maison avaient fait un petit balustre pour séparer une chapelle de l’église de Saint-Lazare d’avec la nef, parce qu’il y avait trop d’enjolivements; et pour ce sujet il empêcha durant plusieurs années qu’on posât ce balustre en son lieu, et ne le permit enfin que pour la pure nécessité.

Cela n’empêchait pas néanmoins qu’il ne fut libéral, et en quelque façon saintement prodigue, lorsqu’il s’agissait de faire quelque chose pour la gloire de Dieu et le salut des âmes: car alors il n’épargnait rien, et l’argent lui était comme du fumier, et même il ne faisait aucune difficulté de s’endetter notablement, quand il était nécessaire pour les intérêts du service de Dieu, ou pour le bien spirituel du prochain .

Or comme son cœur était rempli de l’amour de cette vertu de pauvreté, dont il connaissait la valeur et l’excellence, il tâchait aussi d’y porter les siens, et d’inspirer ce même esprit dans toute sa Compagnie. Sur quoi parlant un jour à ceux de sa Communauté, il leur dit: «Vous devez savoir, Messieurs, que cette vertu de pauvreté est le fondement de cette Congrégation de la Mission: cette langue qui vous parle n’a jamais, par la grâce de Dieu, demandé aucune chose de toutes celles que la Compagnie possède maintenant; et quand il ne tiendrait qu’à faire un pas, ou à prononcer une seule parole, pour faire que la même Compagnie s’établît dans les provinces et dans les grandes villes, et se multipliât en nombre et en emplois considérables, je ne la voudrais pas prononcer, et j’espère que Notre-Seigneur me ferait la grâce de ne la point dire. C’est la disposition en laquelle je suis, et de laisser faire la Providence de Dieu.»

Témoignant une fois la crainte qu’il avait que l’affection de la pauvreté ne vînt quelque jour à se ralentir parmi les siens, il leur dit: « Hélas ! que deviendra cette Compagnie, si l’attache aux biens du monde s’y met? que deviendra-t-elle, si elle donne l’entrée à cette convoitise des biens, que l’apôtre dit être la racine de tous maux? Quelques grands saints ont dit que la pauvreté était le nœud des religions. Nous ne sommes pas à la vérité religieux, n’ayant pas été trouvé expédient que nous le fussions, et nous ne sommes pas aussi dignes de l’être, bien que nous vivions en commun; mais il n’est pas moins véritable, et nous le pouvons dire aussi, que la pauvreté est le nœud des Communautés, et particulièrement de la nôtre: c’est le nœud qui, la déliant de toutes les choses de la terre, l’attache parfaitement à Dieu. O Sauveur ! donnez-nous cette vertu qui nous attache inséparablement à votre service, en sorte que nous ne veuillions et ne cherchions plus désormais que vous seul et votre pure gloire.»

Et une autre fois, pressé intérieurement de ce grand amour qu’il avait pour la pauvreté, et du désir de transmettre ce même esprit dans sa Congrégation, il invectiva fort contre l’esprit contraire, jusqu’à donner sa malédiction par trois fois à ceux de sa Compagnie qui se laisseraient aller aux sentiments du propre intérêt et au désir d’amasser des biens, leur disant: «Malheur, malheur, Messieurs et mes Frères, oui, malheur au Missionnaire qui voudra s’attacher aux biens périssables de cette vie: car il y sera pris, il demeurera piqué de ces épines et arrêté dans ces liens; et si ce malheur arrivait à la Compagnie, qu’est-ce qu’on y dirait après cela? et comment est-ce qu’on y vivrait? L’on dirait: Nous avons tant de mille livres de revenu, il nous faut demeurer en repos. Pourquoi aller courir par des villages? pourquoi tant travailler? laissons-là les pauvres gens des champs; que leurs curés en aient soin si bon leur semble, vivons doucement sans nous mettre tant en peine. Voilà comment l’oisiveté suivra l’esprit d’avarice; on ne s’occupera plus qu’à conserver et augmenter ses biens temporels, et à chercher ses propres satisfactions; et alors on pourra dire adieu à tous les exercices de la Mission, et à la Mission même, car il n’y en aura plus. Il ne faut que lire les histoires, et on trouvera une infinité d’exemples qui feront voir que les richesses et l’abondance des biens temporels ont causé la perte, non seulement de plusieurs personnes ecclésiastiques, mais aussi des Communautés et des Ordres entiers, pour n’avoir pas été fidèles à leur premier esprit de pauvreté.»

L’un de ses prêtres lui représentant un jour la pauvreté de sa maison, il lui demanda: «Que faites-vous, Monsieur, quand vous manquez  ainsi de ce qui est nécessaire pour la Communauté ? Avez-vous recours à Dieu ? Oui, quelquefois, (répondit le prêtre) Eh bien! lui répliqua-t-il, voilà ce que fait la pauvreté, elle nous fait penser à Dieu, et élever notre cœur vers lui; au lieu que si nous étions accommodés, nous oublierions peut-être Dieu. Et c’est pour cela que j’ai une grande joie de ce que la pauvreté volontaire et réelle est en pratique en toutes nos maisons. Il y a une grâce cachée sous cette pauvreté, que nous ne connaissons pas. Mais, lui repart ce prêtre, vous procurez du bien aux autres pauvres, et vous laissez là les vôtres? Je prie Dieu, lui dit M. Vincent, qu’il vous pardonne ces paroles: je vois bien que vous les avez dites tout simplement; mais sachez que nous ne serons jamais plus riches que lorsque nous serons semblables à Jésus-Christ.»

Un prêtre Missionnaire ayant accepte quelque bien, qui avait été donné à la Congrégation de la Mission par un ecclésiastique de singulière piété, pour faire un nouvel établissement, M. Vincent lui écrivit en ces termes: «Ces bienfaits sont des grâces d’autant plus grandes qu’elles étaient moins attendues, et que nous les avons moins méritées. Vous avez fait selon le bon plaisir de Dieu et selon notre maxime, d’avoir laissé agir la Providence de Dieu sans y contribuer aucune autre chose que votre seul acquiescement: voilà comme toutes nos maisons se sont établies, et ce que la Compagnie doit observer inviolablement.»

Ecrivant un jour sur ce même sujet au supérieur d’une de ses maisons, il lui dit: «La proposition que vous me faites de la recherche du prieuré que vous me nommez est contraire à la maxime et à l’usage qui est entre nous, de ne rechercher aucun bien ni établissement: directement ni indirectement: la Providence seule nous a appelés en tous ceux que nous avons, par les personnes mêmes qui avaient droit à la chose; et si la Compagnie m’en croit, elle se conservera inviolablement dans cette retenue.»

Un autre de ses prêtres lui ayant écrit pour savoir s’il devait accepter deux bénéfices qu’on lui offrait en son pays dans le dessein de les faire tomber au pouvoir de la Compagnie, il l’en remercia en ces termes: «Je vous en remercie d’autant plus, que votre intention n’est autre, sinon de faire que par ce moyen Dieu soit davantage honoré et le peuple assisté. Ce sont des effets de votre zèle que Dieu ne laissera pas sans récompense. Mais je vous dirai pour réponse, Monsieur, que nous ne devons point désirer d’autres biens ni d’autres emplois à la Compagnie, que ceux qu’il plaira à Dieu lui donner par lui-même sans nous; je veux dire sans que nous allions au devant; et je vous prie de vous en tenir à cela.»

Mais son parfait dégagement des biens de ce monde n’a jamais paru mieux que lorsqu’ayant été appelé par la reine régente au Conseil des affaires ecclésiastiques, où il avait part à la disposition de tous les bénéfices de France qui étaient à la nomination du roi, il n’en a pourtant jamais demandé ni proposé aucun pour la Compagnie, ni pour ses plus proches parents, quoique pauvres, ni pour ses amis en qualité d’amis. Au contraire, l’on sait que plusieurs l’ayant sollicité de produire quelqu’un de ses parents, et de leur procurer quelque bénéfice, il n’en a voulu rien faire, et à mieux aime qu’ils fussent laboureurs et gagnassent leur vie à la sueur de leur corps; non par défaut d’affection envers eux, mais par un désintéressement d’autant plus admirable, qu’il s’en trouve très peu et presque point d’exemple aujourd’hui parmi les hommes. Il était libéral et officieux envers tous les autres, mais envers les siens très modéré et très retenu, jusqu’à un tel point que ses meilleurs amis en étaient étonnés. Aussi lui a-t-on ouï dire qu’en même temps qu’il fut appelé à cet emploi de la cour, il prit devant Dieu une ferme résolution de ne se jamais servir du pouvoir, ni des occasions que cet emploi lui pourrait fournir, pour favoriser aucun des siens, ni pour avancer sa Congrégation: ce qu’il a si bien et si fidèlement pratiqué, qu’il est certain que sa Congrégation y a plus perdu que gagné selon le monde.

Un des principaux magistrats de ce royaume, homme de grande autorité, ayant demandé une abbaye au roi, pour un de ses enfants qui n’avait pas les qualités requises, pendant que M. Vincent était employé dans le Conseil des affaires ecclésiastiques, lui fit dire par un prêtre de sa Congrégation qu’il le priait de lui faire accorder cette abbaye; il lui promettait de faire en sorte, sans qu’il fût nécessaire qu’aucun des siens s’en mêlât, que la maison de Saint-Lazare rentrerait dans la possession de plusieurs beaux droits et revenus qui en avaient été aliénés et perdus, et savait bien les moyens de les faire recouvrer; au reste, ajoutait-il, M. Vincent ne devait pas perdre l’occasion d’accommoder sa Compagnie pendant qu’il était en faveur, puisque le moyen s’en présentait, et que d’autres Communautés qu’il nomma en usaient de la sorte. Cela ayant été rapporté à M. Vincent, il dit: «Pour tous les biens de la terre je ne ferai jamais rien contre Dieu, ni contre ma conscience. La Compagnie ne périra point par la pauvreté; mais plutôt si la pauvreté lui manque, je crains qu’elle ne vienne à périr.»

Et non seulement M. Vincent n’a rien demande pour sa Congrégation, non plus que pour ses parents et amis; mais lorsqu’on a voulu ôter à sa Compagnie ce qu’elle possédait, il s’y est comporté avec tant d’indifférence à l’événement, que même plusieurs des juges s’en étonnaient, et ne pouvaient s’empêcher de dire qu’il fallait que M. Vincent fût un homme de l’autre monde, puisqu’il avait si peu d’attache aux choses de celui-ci. En effet lorsqu’il fut troublé en sa possession du prieuré de Saint-Lazare, il fut dans le doute s’il n’était pas mieux de l’abandonner à une Communauté qui la lui voulait ôter, que de soutenir son droit en plaidant; néanmoins ayant pris conseil d’un grand serviteur de Dieu, qui lui dit qu’il s’agissait en cette affaire du service de Dieu plutôt que son intérêt particulier, et que par conséquent il devait la défendre, et non pas l’abandonner, il se résolut de plaider par déférence à cet avis; mais il demeura toujours autant disposé en lui-même à quitter cette possession qu’à la retenir, si la justice en eût ainsi ordonné.

Il en usa de même, lorsque sa Compagnie fut inquiétée sur le sujet de la maison du Saint-Esprit de la ville de Toul, ayant été plusieurs fois sur le point de tout abandonner, et de rappeler les Missionnaires qui y étaient résidents. Ce qu’il eut exécuté, s’il n’en eut été détourné par une personne de vertu et de confiance, aux avis de laquelle il crut devoir plutôt déférer qu’à ses propres sentiments.

Une autre fois il se résolut effectivement de rappeler les Missionnaires établis dans quelque diocèse et même il manda au supérieur de quelle façon il se devait comporter en quittant cet établissement: «Après avoir rendu compte, lui dit-il, à Messieurs les grands-vicaires, et retiré une décharge des choses que vous avez reçues par inventaire, et que vous remettrez entre leurs mains, vous prendrez gracieusement congé d’eux, sans dire aucune parole de plainte, ni aussi de témoignage d’être bien aise de sortir de ce lieu-là; et vous prierez Dieu qu’il bénisse la ville et tout le diocèse; surtout je vous prie de ne rien dire en chaire, ni ailleurs, qui témoigne aucun mécontentement. Vous prendrez la bénédiction de ces Messieurs, et la ferez prendre par toute la petite famille; et la demanderez en même temps pour moi, qui souhaite me prosterner en esprit avec vous à leurs pieds.»

Quoique M. Vincent eût alors pris cette résolution, Dieu ne permit pas toutefois qu’elle eût son effet, parce que les affaires changèrent de face, si bien que cet établissement a subsisté.

Que s’il était tellement détaché des établissements des maisons pour sa Congrégation, il ne l’était pas moins de ceux des Filles de la Charité, de la Compagnie desquelles il était instituteur. Il a envoyé de ces Filles aux villes, bourgs et villages où on les a demandées pour servir les malades des paroisses et des hôpitaux, même avec cette condition, qu’il leur serait permis de les renvoyer quand il leur plairait, ce qui est une manière d’agir bien désintéressée, et presque sans exemple. Et sur ce sujet, ayant eu avis que les administrateurs de l’hôpital de la ville de Nantes voulaient renvoyer les Filles de la Charité, qui y servaient les malades, pour mettre en leur place des religieuses hospitalières, il leur écrivit aussitôt qu’il avait ouï dire beaucoup de bien de ces religieuses hospitalières, et que, si c’était leur dessein de les établir à Nantes, et de congédier les Filles de la Charité, qu’il les priait très humblement de le faire sans aucune difficulté. Ayant écrit cette lettre, il l’envoya tout ouverte à Mademoiselle Le Gras, supérieure de ces bonnes Filles de la Charité, pour la lui faire voir, et lui manda qu’il en fallait user de la sorte, et n’avoir aucune peine de ce renvoi: «Car c’est ainsi (disait-il) que Notre-Seigneur en userait s’il était encore vivant sur la terre. L’esprit du Christianisme veut que nous entrions dans les sentiments d’autrui, et Dieu tirera sa gloire de ce changement, si nous le laissons faire.» Il dit de plus à celui qui porta cette lettre et ces paroles à cette bonne demoiselle, qu’un jour une des deux Filles de la Charité qui servaient les pauvres malades dans une des principales paroisses de Paris, qu’il nomma, se maria, du consentement même de M. le curé, sur ce qu’elle lui promit de continuer le service des malades lorsqu’elle serait mariée, comme elle avait fait étant fille; et sans autre formalité M. le curé renvoya l’autre sœur à Mademoiselle Le Gras, à laquelle M. Vincent dit alors sur ce sujet qu’il ne s’en fallait pas seulement plaindre, mais, adorer Dieu et le bénir de sa conduite, l’assurant que tout irait bien. En effet, cette nouvelle mariée, ne trouvant pas en son mariage la grâce de sa première vocation, quitta bientôt le soin et le service des malades; et alors M. le curé se vit obligé de recourir à M. Vincent, pour lui demander deux autres sœurs de la Charité, lesquelles il lui fit donner, et dit ensuite ces belles paroles: «Ô qui pourrait ainsi tourner à toute main, qu’il ferait beaucoup ! car tant que la Providence de Dieu nous trouvera souples à toutes ses conduites, les choses réussiront à sa plus grande gloire, qui est ce que nous devons uniquement prétendre.»

Mais ce dégagement des biens extérieurs et cet amour que M. Vincent avait pour la pauvreté s’est fait encore paraître d’une manière étonnante dans la rencontre de la perte d’un procès touchant une ferme qui avait été donnée à la Communauté de Saint-Lazare, à la charge d’une rente viagère, et qu’il n’avait même acceptée que pour contenter un bienfaiteur de la Compagnie, qui l’en avait prié et pressé instamment de la part des possesseurs. Il arriva donc, après plusieurs avances et améliorations faites en cette ferme, que la Communauté de Saint-Lazare fut évincée de sa possession, sans qu’on lui ordonnât aucun remboursement de tout ce qu’elle avait déboursé pour mettre cette ferme en bon état: en quoi elle souffrit un très grand dommage et une perte de la valeur de près de cinquante mille livres. M. Vincent annonça cette perte à ceux de sa Communauté, et leur rapportant qu’aussitôt après que l’arrêt fut rendu un des juges l’était venu trouver pour lui persuader de se pourvoir par requête civile, il lui dit sur ce sujet: Ô mon Dieu ! nous n’avons garde de le faire. Vous avez Vous-même, ô Seigneur ! continue-il, prononcé l’arrêt; il sera, s’il vous plaît, irrévocable: et pour n’en différer l’exécution, nous faisons dès à présent un sacrifice de ce bien à votre divine Majesté. Et je vous prie, Messieurs et mes Frères, accompagnons-le d’un sacrifice de louange: bénissons ce souverain Juge des vivants et des morts de nous avoir visités au jour de la tribulation. Rendons-lui grâces infinies d’avoir non seulement retiré notre affection des biens de la terre, mais de ce qu’en effet il nous a dépouillés de ceux que nous avions, et qu’il nous fait la grâce d’aimer ce dépouillement. Je veux croire que nous avons tous de la joie de la privation de ce temporel; car puisque Notre-Seigneur dit en l’Apocalypse: Ego quos amo castigo.  Ne faut-il pas que nous aimions les châtiments, comme des marques de son amour? Ce n’est pas encore assez de les aimer, il s’en faut réjouir. Ô mon Dieu ! qui nous fera cette grâce? vous êtes la source de toute joie, et hors de vous il n’y en a point de véritable: c’est donc à vous que nous la demandons. Oui, Messieurs, réjouissons-nous de ce qu’il semble que Dieu nous a trouvés dignes de souffrir. Mais comment peut-on se réjouir des souffrances, vu que naturellement elles déplaisent, et on les fuit ? C’est en la manière qu’on se plaît dans les remèdes; on sait bien que les médecines sont amères, et que les plus douces font bondir le cœur même avant qu’on les prennes on ne laisse pas néanmoins de les avaler gaiement, et pourquoi ? Parce qu’on aime la santé, laquelle on espère de conserver, ou de recouvrer par les purgations. Ainsi les afflictions, qui d’elles-mêmes sont désagréables, contribuent néanmoins au bon état d’une âme et d’une Compagnie: c’est par elles que Dieu la purifie, comme l’or par le feu. Notre-Seigneur, au jardin des Olives, ne sentait que des angoisses, et sur la croix que des douleurs, qui furent si excessives, qu’il semblait que, dans l’abandon où il était de tout secours humain, il fût aussi abandonné de son Père: cependant dans ces effrois de la mort et dans ces excès de sa passion, il se réjouit de faire la volonté de son Père; et pour rigoureuse qu’elle soit, il la préfère à toutes les joies du monde, elle est sa viande et ses délices. Mes Frères, ce doit être aussi notre allégresse que de voir accomplir en nous son bon plaisir par les humiliations, les pertes et les peines qui nous arrivent: Aspicientes, dit saint Paul, in auctorem fidei, et consummatorem Jesum, qui proposito sibi gaudio, sustinuit Crucem, confusione contempta. Les premiers chrétiens étaient dans ces sentiments, selon le témoignage du même apôtre: Rapinam bonorum vestrorum cum gaudio suscepistis. Pourquoi ne nous réjouirions-nous pas aujourd’hui avec eux de la perte de notre bien ? O mes Frères ! que Dieu prend grand plaisir de nous voir ici assemblés pour cela, de nous voir entretenir de cela, et de nous voir exciter à cette joie! D’une part, nous sommes faits un spectacle au monde, dans l’opprobre et la honte de cet arrêt, qui nous publie, ce semble, comme injustes détenteurs du bien d’autrui: Spectaculum facti sumus mundo, et Angelis et hominibus. Opprobriis et tribulationibus spectaculum facti. Mais d’un autre côté: Omnegaudium existimate, Fratres mei, cum in tentationes varias incideritis. Estimez, mes Frères, que toute joie vous est arrivée, quand vous serez tombés en diverses tentations et tribulations; estimons donc que nous avons beaucoup gagné en perdant; car Dieu nous a ôté, avec cette ferme, la satisfaction que nous avions de l’avoir, et celle que nous aurions eue d’y aller quelquefois; et cette récréation, pour être conforme aux sens, nous aurait été comme un doux venin qui tue, comme un couteau qui blesse, et comme un feu qui brûle et qui détruit. Nous voilà délivrés, par la miséricorde de Dieu, de ce danger: et étant plus exposés aux besoins temporels, sa divine bonté nous veut aussi élever à une plus grande confiance en sa Providence, et nous obliger a nous y abandonner tout à fait pour les nécessites de cette vie, aussi bien que pour les grâces du salut. Ô s’il plaisait à Dieu que cette perte temporelle fût récompensée d’une augmentation de confiance en sa Providence, d’abandonnement à sa conduite, d’un plus grand détachement des choses de la terre, et de renoncement à nous-mêmes, ô mon Dieu! ô mes Frères! que nous serions heureux ! J’ose espérer de sa bonté paternelle, qui fait tout pour le mieux, qu’elle nous fera cette grâce.

« Quels sont donc les fruits que nous devons tirer de tout ceci ? Le premier sera d’offrir à Dieu tout ce qui nous reste de biens et de consolations, tant pour le corps que pour l’esprit; de nous offrir a lui nous-mêmes en général et en particulier, mais de la bonne sorte, afin qu’il dispose absolument de nos personnes et de tout ce que nous avons, selon sa très sainte volonté; en sorte que nous soyons toujours prêts à tout quitter pour embrasser les incommodités, les ignominies et les afflictions qui nous arrivent; et par ce moyen suivre Jésus-Christ en sa pauvreté, en son humilité et en sa patience.

«Le second est de ne jamais plaider, quelque droit que nous ayons; ou si nous y sommes forces, que ce soit seulement après avoir tenté toutes les voies imaginables pour nous accorder, à moins que le bon droit soit tout clair et évident: car qui se fie au jugement des hommes est souvent trompé. Nous pratiquerons le conseil de Notre-Seigneur, qui dit: Si on te veut ôter la robe, donne encore la tunique. Dieu fasse la grâce à la Compagnie de la mettre en cet usage; il faut espérer que si elle est fidèle pour s’y établir, et ferme pour ne s’en départir jamais, sa divine bonté la bénira; et que si on lui ôte d’un côté, il lui donnera de l’autre.»

Quantité de personnes de grande piété, et très expérimentées dans les affaires, de qui M. Vincent avait pris avis lorsqu’il traita de cette ferme, et encore depuis durant l’agitation du différend, pour ne rien faire mal à propos, voyant que le succès avait été si contraire, le pressèrent fort de s’en relever par une requête civile, l’assurant que le jugement n’en pourrait être que favorable: mais ils ne purent l’obliger de faire autre chose que de consulter seulement en secret un fameux avocat de la cour, qui s’était trouvé présent au rapport et à la discussion de ce procès; et après cette consultation il écrivit la lettre suivante à feu Monsieur Des Bordes, auditeur en la chambre des comptes à Paris, ancien ami de sa Compagnie, très honnête homme et très intelligent, qui voulait aussi l’engager à cette requête civile. Cette lettre est du 22 décembre 1658.

«Monsieur, nous avons envoyé à M. N. nos pièces. Il me mande qu’il les a vues exactement, et trouve que nous serons bien fondés à nous pourvoir par requête civile. Il veut lui-même plaider notre cause, et se promet de l’emporter: et quoiqu’il aime l’argent, toutefois il n’en veut point pour cette affaire. Il passe plus avant, Monsieur, et dit que si nous perdons il nous dédommagera d’ailleurs pour cette perte.

« Mais nous ne pouvons nous résoudre à cette poursuite: 1° parce qu’un grand nombre d’avocats que nous avons consultés conjointement et séparément, avant l’arrêt qui nous a évincés de la ferme, nous ont toujours assuré que notre droit était infaillible, particulièrement Messieurs Défita et l’Hoste, qui l’ont examiné à fond: le premier, parce qu’il devait plaider pour nous, si le procès n’eût été appointé; et le second, pour avoir travaillé à nos écritures; et tous deux nous ont dit, aussi bien que Monsieur N., qu’il n’y avait rien à craindre. Et cependant la Cour nous a dépouillés de cette ferme comme si nous l’avions dérobée: tant il est vrai que les opinions sont diverses, et qu’il ne se faut jamais appuyer sur le jugement des hommes.

«2° Une de nos pratiques dans les missions étant d’accorder les différends du peuple, il est à craindre que si la Compagnie s’opiniâtrait à une nouvelle contestation par cette requête civile, qui est le refuge des plus grands chicaneurs, Dieu ne nous ôtât la grâce de travailler aux accommodements .

« 3° Nous ferions un grand scandale, après un arrêt si solennel, de plaider pour le détruire: on nous blâmerait de trop d’attache au bien, qui est le reproche qu’on fait aux ecclésiastiques; et nous faisant timpaniser dans le Palais, nous ferions tort aux autres Communautés, et serions cause que nos amis seraient scandalisés en nous.

«Enfin, Monsieur, pour vous dire tout, j’ai grand’peine, pour les raisons que vous pouvez penser, d’aller contre le conseil de Notre Seigneur, qui ne veut pas que ceux qui ont entrepris de le suivre plaident; et si nous l’avons déjà fait, c’est que je ne pouvais pas en conscience abandonner un bien si légitimement acquis et un bien de Communauté dont je n’avais que l’administration, sans faire mon possible pour le conserver: mais à présent que Dieu m’a déchargé de cette obligation par un arrêt souverain qui a rendu mes soins inutiles, je pense, Monsieur, que nous en devons demeurer là.

«Je vous supplie très humblement, Monsieur, vous qui avez l’esprit tout rempli des maximes chrétiennes, de considérer toutes ces raisons, et de nous permettre de nous y tenir.»

Voila comment ce véritable serviteur de Dieu fit paraître son dégagement entier des biens de ce monde: il embrassa généreusement une si grande perte, et employa ses raisonnements pour y faire acquiescer sa Compagnie, et même ses amis; quoiqu’en effet il fût très assuré qu’il eût pu recouvrer ce bien perdu s’il eût voulu laisser agir l’avocat qui lui en donnait toute assurance, et qui était si fort persuadé qu’on était bien fondé à se pourvoir par requête civile, qu’il fit offre de la poursuivre lui seul, de la plaider, et d’en faire tous les frais, et même voulut donner assurance de payer non seulement le juge, mais aussi de donner la valeur de la ferme en question au profit de la maison. l’on peut dire que cette offre était telle, qu’il n’y avait que M. Vincent qui fût capable de la refuser. Pour raison de ce refus, il disait qu’il estimait que les juges qui avaient donné l’arrêt étaient gens de bien; et que s’ils avaient mal jugé, il devait penser que la Providence de Dieu l’avait ainsi ordonné, et qu’il ne pouvait mieux faire que d’acquiescer à ses ordres.

Le procureur au parlement qui était employé aux affaires de la maison de Saint-Lazare, étant mort depuis, a laissé par écrit l’admiration ou il était d’un tel désintéressement. Il ajoutait qu’il avait encore admiré la conduite de M. Vincent en toutes les autres affaires qui regardaient sa profession, et dont il avait eu connaissance, lesquelles ce S. homme n’avait jamais entreprises avec chaleur ni empressement, soit en son nom, comme supérieur, soit en celui de sa Communauté, en demandant ou en défendant? quelque évidence qu’il y eût dans son droit, et quelque apparence d’injustice qu’il y eut aux prétentions des autres; et qu’au contraire, quelque avantage qu’il y eût contre ses parties, par sentence ou arrêt, il était toujours porté et disposé d’entendre à l’accommodement. Qu’il se souvenait qu’en diverses rencontres il avait fait différer l’exécution de plusieurs arrêts portant condamnation de sommes considérables, disant pour raison qu’il eût été fâché que, les exécutant, cela eût causé la ruine de quelque famille; et qu’en effet, en ayant différé longtemps l’exécution, de peur d’incommoder notablement ceux qui étaient condamnés, ils se sont trouvés enfin inutiles.

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