Chapitre XIII : Son humilité
C’est une vérité prononcée par la bouche du Fils de Dieu, que celui qui s’élève sera humilié, et au contraire que celui qui s’humilie sera exalté: la conduite de la divine Providence nous en fait voir tous les jours des preuves, et nous oblige par conséquent de reconnaître ce qu’a dit un grand docteur de l’Eglise, qu’il n’y a rien qui nous rende si agréables aux yeux de Dieu, ni si recommandables envers les hommes, que lorsqu’étant vraiment grands par le mérite d’une vie sainte et vertueuse, nous nous rendons petits par les sentiments d’une sincère humilité.
Cela s’est vérifié en la personne de M. Vincent, lequel a été exalté par les grandes choses que Dieu a faites en lui et par lui, d’autant qu’il s’est humilié; et plus il s’est profondément abaissé, Dieu a pris plaisir de l’élever, et de répandre abondamment ses bénédictions sur lui et sur toutes ses saintes entreprises.
Il est vrai que l’on peut dire de ce saint homme, après sa mort, ce que plusieurs qui l’ont le plus approché et observé ont dit de lui durant sa vie, qu’il n’a jamais été bien connu au monde tel qu’il était en effet, quelque estime qu’on ait eue de lui: Car bien qu’il ait toujours passé pour un homme fort humble, l’opinion commune toutefois n’a jamais regardé son humilité comme la disposition principale qui a attiré sur lui toutes les grâces et bénédictions dont il a été comblé, et comme le fondement et la racine de toutes les grandes œuvres qu’il a faites. Ceux qui en ont jugé plus favorablement ont estime que c’était son zèle qui le portait à les entreprendre, et que sa prudence les lui faisait conduire heureusement à chef; mais quoique ces deux vertus fussent excellentes en lui, et qu’elles aient beaucoup contribué aux grands biens qu’il a opérés, il faut néanmoins avouer que c’est sa profonde humilité qui a attiré sur lui cette plénitude de lumières et de grâces, par la vertu desquelles tout a prospéré entre ses mains et sous sa conduite. Mais pour parler encore mieux, nous pouvons dire que son zèle le portait à s’humilier sans cesse, et que sa prudence consistait à suivre simplement les maximes et les exemples du Fils de Dieu, et à s’abandonner aveuglément aux conduites de son divin Esprit, se tenant toujours dans cette humble disposition de cœur, de se réputer incapable d’aucun bien, et dénué de toute vertu et de toute force: et dans ce sentiment il répétait sans cesse intérieurement cette leçon d’humilité qu’il avait apprise de son divin Maître, disant en son cœur: «Je ne suis pas un homme, mais un pauvre ver qui rampe sur la terre, et qui ne sait où il va, mais qui cherche seulement à se cacher en vous, ô mon Dieu ! qui êtes tout mon désir. Je suis un pauvre aveugle qui ne saurais avancer un pas dans le bien, si vous ne me tendez la main de votre miséricorde pour me conduire.»
Voilà quels étaient les sentiments de Vincent de Paul, lequel, a l’exemple du saint Apôtre son patron, ne se trouvait point dans une meilleure disposition de correspondre et de coopérer aux desseins de Dieu, sinon lorsqu’étant abattu par terre dans les profonds abaissements de son humilité, et fermant les yeux à toutes les considérations humaines, il s’abandonnait aux volontés de son divin Maître, lui disant en son cœur, comme ce grand Apôtre: «Seigneur, que voulez-vous que je fasse?» Dans cette dépendance il n’entreprenait jamais rien par lui-même; et il a fallu que la divine Providence l’ait engagé aux œuvres qu’il a faites, ou par l’autorité de ceux qu’il regardait comme ses supérieurs, ou par les conseils et les persuasions des personnes dont il respectait la vertu, ou enfin par la nécessité des occasions qui lui faisaient connaître la volonté de Dieu, laquelle il faisait toujours profession de suivre, et qu’il ne voulait jamais prévenir. C’est pourquoi lorsqu’il parlait de la plus grande de ses œuvres, qui est l’établissement de sa Congrégation, il disait toujours hautement que c’était Dieu seul qui avait appelé en sa Compagnie ceux qui y avaient été reçus, et qu’il n’avait jamais ouvert la bouche pour en attirer aucun; que lui-même ne s’était pas fait Missionnaire par son choix, mais qu’il y avait été engagé, sans presque le connaître, par la conduite de la volonté de Dieu. Que c’était Dieu seul qui était l’auteur de tout ce qui se faisait de bien dans la Mission, de toutes les fonctions et pratiques des Missionnaires, et généralement de toutes les bonnes œuvres dans lesquelles ils sont employés: toutes ces choses ayant été commencées sans qu’il y pensât, et sans qu’il sût ce que Dieu prétendait faire.»
Or déclarer plus en particulier quelle a été l’humilité de ce grand serviteur de Dieu, quoique cela soit fort difficile, puisqu’il s’est toujours étudié à tenir cette vertu cachée non seulement aux autres, mais encore à lui-même. Nous nous efforcerons néanmoins d’en tracer ici quelque léger crayon, dont nous emprunterons les traits, soit de ce que nous avons vu et connu en lui ou entendu de sa propre bouche, soit de ce que nous en avons appris par les témoignages irréprochables de personnes de très grande piété.
Nous avons déjà dit qu’encore que Dieu ait voulu se servir de M. Vincent pour des choses très grandes, il se réputait néanmoins incapable des moindres, et même que, passant outre, il se croyait plus propre à détruire qu’a édifier: car se reconnaissant enfant d’Adam, il se défiait entièrement de lui-même, comme d’un homme pervers qui sentait en soi la pente commune pour le mal et l’impuissance pour le bien, que tous les descendants de ce premier père ont héritées de sa désobéissance. C’était pour cela qu’il avait conçu un très grand mépris de lui-même; qu’il fuyait l’honneur et la louange comme une peste; qu’il ne se justifiait jamais lorsqu’il était repris, mais se mettait du côte de celui qui le reprenait, se donnant le tort, quoiqu’il ne l’eût pas; qu’il condamnait ses moindres imperfections avec plus de rigueur que d’autres n’auraient fait leurs plus gros péchés; et que, sans user d’aucune excuse, il faisait passer ses plus légers défauts d’entendement et de mémoire pour de grossières méprises. C’est enfin pour cela qu’il n’osait et ne voulait s’ingérer en quelque chose que ce fût, et était même plus content que Dieu fît le bien par d’autres, que par lui-même.
C’était dans ce même esprit qu’il s’étudiait à cacher, autant qu’il pouvait, toutes les grâces particulières qu’il recevait de Dieu, n’en ayant découvert aucune que lorsqu’il ne la pouvait couvrir sans manquer à la charité du prochain, ou à quelque autre nécessité qui l’y obligeait; et il avait pris une telle habitude de se cacher lui-même, et tout ce qu’il faisait de bien, que ceux de sa Compagnie ne savaient qu’une partie de tant de saintes œuvres qu’il entreprenait, et de tant de charités qu’il exerçait spirituellement et corporellement envers toutes sortes de personnes: et il n’y a point de doute que plusieurs des siens seront étonnes d’en lire en cet ouvrage un grand nombre dont ils n’ont jamais eu aucune connaissance.
Mais non content de se cacher, lui et les grands biens qu’il faisait, il tâchait en toutes sortes de rencontres de s’abaisser, et de s’avilir et rendre méprisable, autant qu’il pouvait, devant les autres, pour honorer et imiter les abaissements et avilissements du Fils de Dieu, lequel étant la splendeur de la gloire de son Père, et la figure de sa substance, a bien voulu se rendre l’opprobre des hommes et l’abjection du peuple. Pour cela il parlait volontiers des choses qui pouvaient le faire mépriser, et fuyait avec horreur tout ce qui pouvait directement ou indirectement tendre à son honneur et à sa louange. Quand il vint à Paris, il ne dit point qu’il s’appelait « de Paul », craignant que ce nom ne donnât sujet de penser qu’il fût de quelque famille considérable; mais il se fit appeler seulement M. Vincent, de son nom de baptême, comme qui dirait Monsieur Pierre ou Monsieur Jacques, et quoiqu’il fût licencié en théologie, il ne se disait pourtant qu’un pauvre écolier de quatrième; et ‘on a remarqué que par ses paroles et par ses actions il tâchait toujours, dans toutes les occasions, de se rendre méprisable et de passer pour un homme de néant; et lorsqu’il lui arrivait quelque sujet de confusion, il l’embrassait très volontiers, et en témoignait autant de joie que s’il eût trouvé quelque grand trésor.
Il qualifiait sa Congrégation de « petite », et « très petite », et « chétive » Compagnie, et n’a point voulu que ceux qui en étaient allassent prêcher et faire des missions dans les grandes villes, mais seulement dans les villages, et tout au plus dans les petites villes, pour évangéliser et instruire les pauvres gens des champs, et cela dans la vue que cet emploi est ordinairement le plus méprisé. Il voulait que dans toutes les rencontres sa Compagnie fût regardée comme la moindre et la dernière de toutes les autres; et ayant une fois été obligé d’envoyer quelques-uns de la maison de Saint-Lazare pour assister à une assemblée générale de ville, entre autres choses qu’il recommanda à l’un des principaux prêtres de sa Communauté qu’il y envoya avec un compagnon, ce fut qu’il eût à prendre la dernière place de tous ceux du clergé, comme il fit.
Il ne pouvait souffrir qu’on dît aucune chose à la louange de sa Congrégation, qu’il appelait toujours pauvre et chétive Compagnie, disant qu’il ne demandait à Dieu, sinon qu’il eût agréable de lui donner la vertu d’humilité: et parlant un jour sur ce sujet aux siens: «N’est-ce pas une chose étrange, leur dit-il, que l’on conçoit bien que les particuliers d’une Compagnie, comme Pierre, Jean et Jacques, doivent fuir l’honneur, et aimer le mépris; mais la Compagnie, dit-on, et la Communauté doit acquérir et conserver de l’estime et de l’honneur dans le monde? Car, je vous prie, comment se pourra-t-il faire que Pierre, Jean et Jacques puissent vraiment et sincèrement aimer et chercher le mépris, et que néanmoins la Compagnie, qui n’est composée que de Pierre, Jean et Jacques, et autres particuliers, doive aimer et rechercher l’honneur? Il faut certainement reconnaître et confesser que ces deux choses sont incompatibles; et partant, tous les Missionnaires doivent être contents, non seulement quand ils se trouveront dans quelque occasion d’abjection ou de mépris pour leur particulier, mais aussi quand on méprisera leur Compagnie; car pour lors ce sera une marque qu’ils seront véritablement humbles.»
Au reste, son humilité était tellement sincère, qu’on la pouvait en quelque façon lire sur son front, sur ses yeux, et sur toute la posture de son corps; et reconnaître par son extérieur que ses humiliations et abaissements venaient du fond de son coeur, ou cette vertu était si profondément gravée, qu’il croyait ne pas mériter l’usage d’aucune créature, non pas même de celles qui servent à conserver la vie, et encore moins des autres qui peuvent être utiles ou nécessaires pour avancer la gloire de Dieu. C’est dans ce sentiment de son indignité que non seulement il ne demandait rien pour soi, mais qu’il était toujours prêt à se dépouiller de tout ce qu’il avait en sa disposition: et l’on ne doit pas s’étonner de ce qu’on dit qu’il a refusé les plus hautes dignités ecclésiastiques qu’on lui a présentées, puisqu’il s’estimait indigne des moindres choses.
Or, quoique son humilité fût telle que nous venons de le dire, elle ne laissait pas d’être constante et généreuse, lorsqu’il était question de soutenir les intérêts de Dieu ou de son Eglise. Car c’était en ces occasions-là qu’il faisait bien paraître que l’humilité, comme a fort bien enseigné le Docteur angélique, n’est point contraire à la magnanimité; mais plutôt que la magnanimité est perfectionnée par l’humilité, laquelle lui donne un fondement solide en faisant qu’elle s’appuie uniquement sur Dieu, et néanmoins la retient dans une juste médiocrité en empêchant qu’elle ne s’élève plus qu’il ne faut et qu’elle ne donne aucun lieu à la vanité.
Parlant un jour sur ce sujet aux siens, il leur dit que l’humilité s’accordait fort bien avec la générosité et grandeur de courage, Pour preuve, il leur rapporta l’exemple de saint Louis, qui était si humble que de servir lui-même les pauvres, et aller dans les hôpitaux rechercher ceux qui avaient les maux les plus infects et les plus horribles, pour les panser de ses propres mains. Et cependant, c’était un des plus généreux et des plus vaillants rois qui aient porté la couronne en France; il l’a bien fait voir par les signalées victoires qu’il remporta sur les Albigeois, et dans les deux voyages qu’il entreprit au Levant pour combattre contre les infidèles. D’où il concluait qu’il fallait demander à Dieu la générosité fondée sur l’humilité.
Section première : Quelques autres actions plus particulière d’humilité, pratiqué par M. Vincent.
C’est avec grande raison qu’un très vertueux ecclésiastique qui a connu fort particulièrement M. Vincent a dit, parlant de lui, qu’il ne s’est jamais trouvé aucun ambitieux sur la terre qui ait eu plus de passion de s’élever, de se faire estimer, et de parvenir au comble des honneurs, que cet humble serviteur de Dieu avait d’affection de s’abaisser, de se rendre abject et méprisable, et d’embrasser les dernières humiliations et confusions. Car il est vrai qu’il semblait avoir fait son trésor de cette vertu, ménageant soigneusement toutes les occasions qui se présentaient pour la pratiquer, et prenant sujet de s’humilier en toutes sortes de rencontres.
Outre ce que nous en avons déjà dit en ce chapitre, nous en rapporterons encore dans cette section d’autres pratiques plus particulières.
Il était bien éloigné de faire parade des dons et des talents qu’il avait reçus de Dieu, puisqu’au contraire il s’étudiait, autant qu’il lui était possible, comme il a déjà été dit, à les cacher; et lorsqu’il était obligé de les faire paraître pour les employer au service de Dieu et du prochain, il ne produisait que les moindres. Voici sa maxime sur ce sujet, qui est d’autant plus digne d’être estimée qu’elle est plus rare parmi les hommes; et quoique nous l’ayons déjà rapportée ailleurs, nous ne laisserons pas de la répéter ici, parce qu’elle mérite d’être connue, et plus encore d’être suivie et pratiquée d’un chacun:
«Si je fais une action publique, disait-il, et que je la puisse pousser bien avant, je ne le ferai pas; mais j’en retrancherai telle et telle chose qui pourrait lui donner quelque lustre, et à moi quelque réputation. De deux pensées qui me viennent en l’esprit pour parler sur quelque sujet, quand la charité ne m’obligera point de faire autrement, je produirai la moindre au dehors, afin de m’humilier, et retiendrai la plus belle pour la sacrifier à Dieu dans le secret de mon cœur. Car Notre-Seigneur ne se met et ne se plaît que dans l’humilité de cœur, et dans la simplicité des paroles et des actions.»
Quand il était obligé de parler des œuvres que Dieu avait faites par lui, ou des bénédictions qu’il avait versées sur sa conduite, il le faisait toujours au nom de sa Congrégation, et non pas au sien, disant «que Dieu s’était servi de la Compagnie pour telle ou telle chose; que son infinie bonté avait fait ou confié à la Compagnie telle ou telle grâce.» Et ordinairement dans les choses qu’il se proposait de faire pour quelque bonne fin, il parlait en pluriel, disant, par exemple: «Nous tâcherons de remédier à un tel besoin, ou de procurer un tel bien; nous vous enverrons un tel secours.» parlant de la sorte par esprit d’humilité, comme ne voulant agir par soi-même, ni dire, par exemple: « Je remédierai, je procurerai, j’enverrai; » ou user de semblables termes dont se servent ordinairement ceux qui ont quelque pouvoir et autorité. Il disait bien: «Je vous prie, je vous remercie, je vous demande pardon, je suis cause que ces choses ne vont pas comme elles devraient, ou qu’un tel désordre est arrivé»; parce que ces sortes d’expressions sont en quelque façon humiliantes, et qu’il voulait toujours réserver pour lui tout ce qui pouvait porter quelque abaissement ou quelque abjection.
Outre cela il avait une adresse merveilleuse pour attribuer aux autres le bien qu’il faisait, et détourner la louange qu’on lui voulait donner pour la porter sur quelque autre; et comme s’il n’y eût eu aucune part, il renvoyait toujours toute l’estime et tout l’honneur du bien qu’il avait fait, à Dieu et au prochain. Que s’il y avait de l’excès en lui, c’était de s’étendre trop dans les louanges des autres, et dans le mépris de soi-même: car en effet, lorsqu’il parlait de lui-même, c’était en des termes si humiliants, qu’on avait quelquefois peine à les entendre.
Répondant à une personne de grande piété qui s’était recommandée à ses prières: «Je vous offrirai à Dieu, lui dit-il, puisque vous me l’ordonnez; mais j’ai besoin du se cours des bonnes âmes, plus qu’aucune personne du monde, pour les grandes misères qui accablent la mienne, et qui me font regarder l’opinion qu’on a de moi, comme un châtiment de mon hypocrisie, laquelle me fait passer pour autre que je ne suis.»
Un très digne prélat, voyant M. Vincent s’humilier en toutes choses, ne put s’empêcher de lui dire qu’il était un parfait chrétien: sur quoi cet humble serviteur de Dieu s’écria: «O Monseigneur ! que dites-vous ? moi un parfait chrétien ! On me doit plutôt tenir pour un damné, et pour le plus grand pécheur de l’univers.»
Quelqu’un nouvellement entré en la Congrégation de la Mission, parlant un jour dans une conférence en présence de M. Vincent, dit qu’il avait une grande confusion de profiter si peu des bons exemples qu’il lui donnait, et des merveilles qu’il voyait en lui. M. Vincent laissa passer ces paroles, pour ne pas l’interrompre; mais après la conférence il lui fit cet avertissement en public: «Monsieur, nous avons cette pratique parmi nous de ne louer jamais personne en sa présence. Il est vrai que je suis une merveille, mais une merveille de malice, plus méchant que le démon, lequel n’a pas tant mérite d’être en enfer que moi: ce que je ne dis pas par exagération, mais selon les véritables sentiments que j’en ai. »
Un personnage fort attaché au Jansénisme l’ayant une fois entretenu de ses erreurs pour les lui persuader, et n’ayant pu en venir à bout, se mit a lui faire des reproches, et, tout ému de colère, lui dit qu’il était un vrai ignorant, et qu’il s’étonnait que sa Congrégation le pût souffrir pour supérieur général. A quoi M. Vincent répondit, en s’humiliant, qu’il s’en étonnait encore plus que lui, «parce, dit-il, que je suis encore plus ignorant que vous ne pensez.»
Ayant un jour consolé et fortifié un étudiant de sa Congrégation qui était tenté de désespoir, et ayant répondu à quelque difficulté qui lui venait souvent en l’esprit contre l’espérance, qu’il l’exhortait d’avoir en Dieu, il ajouta: «Si le diable vous remet en l’esprit cette mauvaise pensée, servez-vous de cette réponse que je vous viens de faire, et dites à ce malheureux tentateur que ç’a été Vincent, un ignorant, un quatrième, qui vous a dit cela.»
Un prêtre de la Congrégation ayant écrit à M. Vincent que le supérieur qu’il avait envoyé en la maison où il demeurait n’était pas assez civilisé pour ce lieu-là, M. Vincent lui faisant réponse, après avoir dit beaucoup de bien de ce supérieur, qui était un homme vertueux, ajoute ces mots: «Et moi, comment suis-je fait ? et comment est-ce qu’on m’a souffert jusqu’à cette heure dans l’emploi que j’ai, moi qui suis le plus rustique, le plus ridicule et le plus sot de tous les hommes parmi les gens de condition, avec lesquels je ne saurais dire six paroles de suite qu’il ne paraisse que je n’ai point d’esprit ni de jugement? Mais ce qui pis est, c’est que je n’ai aucune vertu qui approche de la personne dont est il question.»
C’était sa coutume en toutes rencontres, et devant toutes sortes de personnes, même de la plus haute qualité, surtout quand on témoignait quelque estime de lui, et qu’on lui voulait rendre quelque honneur, de dire et publier qu’il n’était que le fils d’un paysan, et qu’il avait gardé les troupeaux: ce qu’il prenait aussi plaisir de déclarer aux pauvres, afin qu’ils le considérassent comme ayant été de leur condition. Sur ce sujet, il arriva un jour qu’un homme de village étant venu à Saint-Lazare demander M. Vincent, et le portier lui ayant dit qu’il était empêché pour lors avec quelques seigneurs, ce bonhomme répliqua: ce n’est donc plus M. Vincent, parce que lui-même m’a dit qu’il n’était que le fils d’un paysan comme moi?»
Accompagnant un jour un ecclésiastique à la porte de Saint-Lazare, une pauvre femme se mit à crier, lui disant: «Monseigneur, donnez-moi l’aumône. A quoi M. Vincent lui répondit: «O ma pauvre femme! vous me connaissez bien mal, car je ne suis qu’un porcher, et le fils d’un pauvre villageois.» Une autre l’ayant rencontré à la porte, comme il conduisait quelques personnes de condition, et lui ayant dit pour le convier à lui donner l’aumône plus volontiers, qu’elle avait été servante de madame sa mère, il lui répondit aussitôt devant tous ceux qui étaient présents: «Ma bonne femme, vous me prenez pour un autre; ma mère n’a jamais eu de servante, ayant elle-même servi, et étant la femme, et moi le fils d’un paysan.»
Un jeune homme, parent d’un prêtre de sa Compagnie, faisant par respect difficulté de s’asseoir auprès de lui et de se couvrir, il lui dit: «Pourquoi, Monsieur, faites-vous tant de difficulté et de cérémonie à l’endroit d’un porcher et du fils d’un pauvre paysan tel que je suis !» De quoi le jeune homme fut fort surpris.
Ayant rendu visite à un homme de condition, lequel par honneur le voulait conduire à la porte, il fit ce qu’il put pour l’en détourner, et entre autres choses lui dit: «Savez-vous bien, Monsieur, que je ne suis que le fils d’un pauvre villageois, et que pendant ma jeunesse j’ai gardé les troupeaux dans les champs?» A quoi ce seigneur, qui était homme d’esprit, répondit qu’un des grands rois du monde qui était David, avait aussi été tiré de la conduite des troupeaux qu’il gardait; et M. Vincent parut comme tout confus et tout abattu de cette réponse.
Dans les assemblées de piété où il se trouvait, son humilité le portait toujours à déférer aux sentiments des autres et à les préférer aux siens, quoique meilleurs. Un jour, dans l’assemblée des Dames de la Charité de Paris, où il présidait, comme on délibérait sur quelques affaires assez importantes pour l’assistance des pauvres, l’une des dames de la Compagnie s’étant aperçue que M. Vincent, selon son humilité ordinaire, suivait plutôt les sentiments de celles qui opinaient que les siens propres, elle en eut de la peine, et ne put s’empêcher de lui reprocher doucement qu’il ne tenait pas assez ferme pour faire valoir ses avis, bien qu’ils fussent les meilleurs. A quoi il fit cette réponse digne de son humilité: «A Dieu ne plaise, Madame, que mes chétives pensées prévalent sur celles des autres: je suis bien aise que le bon Dieu fasse ses affaires sans moi, qui ne suis qu’un misérable.»
L’affection qu’il avait pour cette vertu d’humilité, et les trésors de grâces qu’il trouvait dans sa pratique, le portaient à faire part à sa Compagnie de tous ces abaissements qu’il recherchait: c’est pourquoi il en parlait ordinairement avec des termes humiliants. Dans cet esprit, répondant un jour à un prêtre qui demandait d’être reçu dans sa Compagnie, et lui témoignait la préférer à toutes les autres, reconnaissant que c’était le meilleur chemin pour aller au ciel: «C’est la bonté que vous avez pour nous, lui dit-il, qui vous fait penser de la sorte; mais il est vrai que les autres Communautés sont toutes saintes, et que nous sommes des misérables, et plus misérables que les misérables.»
Il dit à un autre, qui demandait la même chose: « Quoi Monsieur, vous voulez être Missionnaire ? Et comment avez-vous jeté les yeux sur notre petite Compagnie ? car nous ne sommes que de pauvres gens.» Celui-ci a depuis avoué qu’il fut grandement édifié de cette humilité de M. Vincent, lequel rabaissait ainsi l’estime de sa Compagnie devant ceux même qui la recherchaient et qui en demandaient l’entrée.
Et non content de parler de la sorte, il a toujours tâche par ses exemples d’insinuer cet esprit d’humilité dans sa Compagnie, dès ses premiers commencements. Lorsqu’il demeurait encore au collège des Bons-Enfants, il s’est mis plusieurs fois à genoux devant sept ou huit prêtres qui la composaient, déclarant en leur présence les péchés les plus griefs de sa vie passée; de quoi ils furent grandement touches, admirant en leur supérieur la force de la grâce, par laquelle il renonçait si courageusement à cette inclination naturelle que tous les hommes ont de cacher leurs infirmités, et tâchait, en leur découvrant les siennes, de détruire en eux tous les sentiments d’estime qu’ils pouvaient avoir pour lui. Il avait encore cette coutume, tous les ans au jour de son baptême, de se mettre à genoux devant sa Communauté, et de demander pardon à Dieu de tous les péchés qu’il avait commis depuis tant d’années que sa bonté le souffrait sur la terre, priant la Compagnie de lui pardonner tous les sujets de scandale qu’il pouvait avoir donnés, et de demander à Dieu qu’il lui fit miséricorde.
Outre cela, quand il pensait lui être arrive quelque chose qui ne fût pas tout à fait de bon exemple à la même Compagnie, il ne manquait pas à chaque fois de s’en humilier, et de lui en demander pardon; ce qu’il faisait même pour des choses secrètes, comme pour des mouvements d’impatience qui n’avaient point paru au dehors, pour quelques paroles moins douces dites à quelque particulier, et pour les moindres manquements faits par inadvertance.
Ayant un jour recommandé à un des frères de la maison de donner le gîte a un pauvre passant, et ce frère s’en excusant avec beaucoup de répliques et d’oppositions, M. Vincent crut lui devoir parler avec fermeté, pour l’obliger à se soumettre. Mais après, son humilité lui en donnant quelque remords intérieur, il alla se mettre à genoux au milieu d’une allée du jardin, où étaient quelques anciens prêtres de sa Communauté, et leur dit qu’il demandait pardon a la Compagnie du scandale qu’il donnait tous les jours, et qu’il venait encore tout récemment de donner en parlant avec rudesse à un frère de la basse-cour. Un des prêtres qui fut présent à cette action d’humilité, après en avoir rendu témoignage, ajoute: «Cela peut avoir été connu d’un chacun, mais ce que j’ai vu tout seul est que le même soir, entrant selon mon ordinaire dans la chambre de M. Vincent, après l’examen général, je le trouvai qui baisait les pieds de ce frère.»
Ce n’est pas seulement en cette occasion, mais en une infinité d’autres, qu’on l’a vu se jeter aux pieds de ses inférieurs, même des moindres de la maison. Nous en rapporterons seulement quelques exemples.
Croyant avoir donne une fois sujet de peine à un frère, pour lui avoir dit, peut-être d’un ton un peu ferme, qu’il se fallait donner patience pour résoudre ce qu’il lui avait proposé, il ne voulut point célébrer la Messe qu’il ne se fût humilié devant ce frère; et ne l’ayant point trouvé à la cuisine, il l’alla chercher à la cave, ou il lui demanda pardon de l’avoir contristé.
Se trouvant un jour de jeûne dans une pauvre hôtellerie, en quelque voyage qu’il faisait, et ayant demandé un peu d’huile pour manger de la morue sèche qu’on lui avait présentée pour son dîner, son humilité lui fit craindre que cela n’eût causé quelque mauvaise édification à celui qui l’accompagnait: c’est pourquoi il se mit à genoux devant lui, pour lui en demander pardon.
Un autre jour faisant voyage avec trois de ses prêtres, il les entretint pour les divertir de quelque chose qui lui était autrefois arrivée. Mais comme ils l’écoutaient avec attention, ils furent bien étonnés lorsqu’au milieu de son discours il frappa sa poitrine, disant qu’il était un misérable, tout rempli de superbe et d’orgueil, et qu’il ne faisait que parler de soi-même; de sorte qu’aussitôt il fallut changer de sujet d’entretien. Et dès qu’ils furent arrivés au lieu où ils devaient s’arrêter, il ne manqua pas de leur demander pardon à genoux du scandale qu’il leur avait donne en parlant de lui-même.
Étant malade à Richelieu, en l’année 1649, on lui envoya de Paris le frère infirmier de Saint-Lazare, pour en avoir plus de soin, parce qu’il connaissait mieux de quelle façon il le fallait traiter. Il lui fit un très bon accueil, et lui témoigna beaucoup d’affection à son ordinaire; néanmoins lui ayant dit qu’il était marri qu’on lui eût donné tant de peine de venir de si loin pour une carcasse, il crut depuis qu’il ne l’avait pas reçu avec assez de cordialité; il lui en demanda pardon à genoux, non seulement à Richelieu, mais encore étant de retour à Saint-Lazare, en présence de son assistant, auquel parlant sur ce sujet: «Savez-vous bien, Monsieur, lui dit-il, que ce bon frère étant venu à Richelieu pour moi, je ne lui épanchai point mon cœur, comme j’avais accoutumé? et c’est de quoi je lui demande très humblement pardon en votre présence, et je vous prie de prier Dieu pour moi, afin qu’il me fasse la grâce de ne plus commettre de semblables fautes.»
Ayant une fois été visité par son neveu, lequel était venu exprès pour cela de la ville d’Acqs à Paris; le portier du collège des Bons-Enfants, où il demeurait pour lors, l’ayant averti que son neveu demandait de le voir, il ressentit le premier mouvement de quelque peine pour son arrivée, et dit qu’on le lui amenât en sa chambre; néanmoins son humilité lui fit aussitôt changer de sentiment, et prendre résolution d’aller lui-même le recevoir en bas. Voici en quels termes M. de Saint-Martin, chanoine de la ville d’Acqs, qui demeurait pour lors en ce collège, en rendit témoignage:
«Je ne puis passer sous silence, dit-il, un acte de vertu de M. Vincent, dont je fus témoin, à l’occasion d’un sien neveu. C’est qu’ayant donné charge à l’un des siens de l’aller prendre dans la rue où il était, habillé à la mode des paysans de ce pays, pour le mener à sa chambre, ce ton serviteur de Dieu eut un mouvement extraordinaire de se surmonter, comme il fit; car descendant de sa chambre il alla lui-même jusqu’à la rue, où ayant trouvé son neveu, il l’embrassa, le baisa, et le prit par la main, et l’ayant conduit dans la cour, fit descendre tous les messieurs de sa Compagnie, auxquels il dit que c’était là le plus honnête homme de sa famille, et les lui fit saluer tous. Il lui fit faire la même civilité aux autres personnes de condition qui le venaient visiter. Et aux premiers exercices spirituels qu’il fit après, il s’accusa publiquement en pleine assemblée d’avoir eu quelque honte à l’arrivée de son neveu, et de l’avoir voulu faire monter secrètement en sa chambre, parce qu’il était paysan et mal habillé.»
Il passa encore plus avant dans cette pratique d’humiliation aux premiers exercices des ordinands qui se firent à Saint-Lazare; car entretenant ceux qui devaient recevoir les ordres sur la vocation à l’état ecclésiastique, il mêla parmi son discours plusieurs choses humiliantes de sa vie passée; et pour se confondre davantage, il ajouta qu’un de ses parents avait été condamné aux galères: ce qu’il a répété en plusieurs autres occasions, quoique cet homme ne fût son parent que de fort loin, et tout au plus au quatrième degré.
Que s’il était si affectionné à se procurer lui-même des humiliations, il ne l’était pas moins à les recevoir lorsqu’elles lui venaient de la part du prochain. Un des principaux magistrats du parlement ayant dit un jour dans la Grand’chambre, que les Missionnaires de Saint-Lazare ne faisaient plus guère de missions, cela fut rapporté à M. Vincent, qui fut étonné de ce discours; et l’ayant dit à quelqu’un des siens, celui-ci lui répondit que ce magistrat parlait sans savoir, et qu’il y avait longtemps que leur Compagnie n’avait travaille à tant de missions qu’elle faisait en ce même temps, et qu’elle avait fait l’année précédente; ajoutant qu’il serait à propos de le faire savoir à ce magistrat, lequel autrement, étant ainsi mal informé, pourrait continuer à décrier la Compagnie. A quoi M. Vincent répliqua: «Il le faut laisser faire, je ne me justifierai jamais que par les œuvres.»
Etant arrivé une autre fois qu’une des maisons de la Congrégation reçut une humiliation très notable, sans qu’il y eût pourtant aucun péché, M. Vincent, au lieu de s’en affliger, en témoigna de la joie et exhorta sa Communauté d’en remercier Dieu de bon cœur, et à lui demander la grâce de faire un bon usage de cette abjection. «Car, disait-il, c’est un bonheur d’être traite en la manière que Notre-Seigneur l’a été.» Et pour établir de plus en plus l’esprit d’humilité dans sa Compagnie, il proposa pour sujet d’oraison à sa Communauté, une fois tous les mois pendant plusieurs années, la Méditation de l’orgueil, pour lui en faire concevoir plus d’horreur. Il disait «que la Compagnie ne subsisterait jamais sans la vertu d’humilité; que lorsque cette vertu manquait en quelque Compagnie, chacun pensait à son établissement particulier, et que de là provenaient les partialités, le schisme et la rupture; que si les Missionnaires avaient à demander quelque chose à Dieu, c’était l’humiliation, et qu’ils devaient s’attrister et pleurer lorsqu’ils recevaient des applaudissements, puisque Notre-Seigneur avait dit: Vœ cum benedixerint vobis homines; malheur à vous quand les hommes vous applaudiront. »
Mais c’est principalement dans les emplois de la cour que l’humilité de M. Vincent a paru avec d’autant plus de force qu’elle était plus opposée aux honneurs qui lui étaient rendus par quelques-uns, et que sa vertu et bonne conduite méritait de tous. Au commencement qu’il fut appelé au Conseil, avec feu M. le prince de Condé et quelques autres seigneurs, comme ce bon prince le voulut obliger de s’asseoir auprès d’eux, il lui dit: « Monseigneur, ce m’est trop d’honneur que votre Altesse me souffre en sa présence, moi qui ne suis que le fils d’un pauvre porcher.» Sur quoi M. le prince lui répondit par le vers du poète: Moribus et vita nobilitatur homo; ajoutant: «Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous connaissons votre mérite.» Il lui proposa ensuite dans l’entretien quelques points de controverse, auxquels M. Vincent répondit sur-le-champ avec telle satisfaction de ce prince, qu’il lui dit: « Eh quoi ! M. Vincent, vous dites à un chacun et vous prêchez partout que vous êtes un ignorant, et cependant vous résolvez en deux mots l’une des plus grandes difficultés que nous ayons avec les religionnaires.» Il lui proposa encore quelques autres difficultés sur le droit canonique, auxquelles M. Vincent ayant répondu avec pareille satisfaction de ce prince, il lui dit qu’il reconnaissait bien que c’était avec grande raison qu’il avait été choisi de Sa Majesté pour l’aider de son conseil en ce qui regardait les bénéfices et autres affaires ecclésiastiques.
Or, quoique cet emploi si important et si honorable, et l’accès qu’il avait auprès de la Reine-Mère pendant sa régence, le rendissent fort considérable, on a pourtant remarqué qu’il n’a jamais porté de soutane neuve allant au Louvre, et qu’il n’a point paru autrement habillé devant les grands de la cour que lorsqu’il allait instruire et prêcher les paysans de la Campagne, se tenant également partout dans une très simple et humble bienséance.
Parlant un jour de l’emploi qu’il avait à la Cour, il dit: «Je demande Dieu que je sois tenu pour un insensé, comme je le suis, afin qu’on ne m’emploie plus dans cette sorte de commission, et que j’aie plus de loisir de faire pénitence, et que je donne moins de mauvais exemple que je fais à notre petite Compagnie.» Aussi est-il vrai que cet emploi lui pesait extrêmement, non pas faute d’affection envers Sa Majesté, pour le service de laquelle il eût très volontiers exposé sa vie, mais à cause des honneurs attachés à ces emplois. Il embrassait au contraire les confusions avec amour, et souffrait avec joie les calomnies qui lui arrivaient et dont il louait Dieu, sans qu’on l’ait jamais ouï se justifier, et encore moins se plaindre; et bien loin d’en avoir aucun ressentiment, il s’humiliait même devant ceux qui l’offensaient, et il leur demandait pardon. C’est ce qu’on lui a vu faire à l’égard d’une personne de condition qui le traitait avec grand mépris, et envers un jeune gentilhomme qui lui avait dit, par un emportement de son âge, qu’il était un vieux fou; il se mit aussitôt à genoux devant lui, lui demandant pardon de l’occasion qu’il pouvait lui avoir donnée de lui dire telles paroles.
Ayant une autre fois empêché que le Roi ne donnât un évêché à une personne qu’il savait n’être pas propre pour la conduite d’un diocèse, ses parents, qui étaient puissants, en eurent un très grand ressentiment, qu’ils firent bien paraître, inventant contre lui une calomnie à laquelle ils ajoutèrent diverses circonstances pour la rendre plus croyable, et pour la mieux débiter à la cour; ce qui étant venu jusqu’aux oreilles de la reine, dès qu’elle vit M. Vincent, elle lui demanda en riant s’il savait bien ce qu’on disait de lui, et qu’on l’accusait d’une telle chose. A quoi il répondit sans se troubler ni altérer: «Madame, je suis un grand pécheur.» Et comme Sa Majesté lui eut reparti qu’il devait se justifier, il répliqua: «L’on en a bien dit d’autres contre Notre-Seigneur, et il ne s’est jamais justifié. »
Pendant ce même temps qu’il était employé à la cour, un de ses amis l’avertit qu’un ecclésiastique, qui mourut bientôt après, faisait courir un bruit par la ville, et même avait rapporté à une personne des plus qualifiées de Paris, que M. Vincent avait fait donner un bénéfice à quelqu’un, moyennant une bibliothèque et une somme considérable d’argent. Ce bon serviteur de Dieu fut à la vérité un peu ému d’abord de cette noire calomnie, et il prit la plume, comme il l’a depuis déclaré, à dessein d’en écrire à quelqu’un pour se justifier; mais comme il commençait à former les premières lettres, rentrant en soi-même, et se reprenant de ce qu’il voulait faire: «O misérable ! dit-il, à quoi penses-tu ? Quoi ! tu te veux justifier ? et voilà que nous venons d’apprendre qu’un chrétien faussement accusé à Tunis a demeuré trois jours dans les tourments, et enfin est mort, sans proférer une parole de plainte, quoiqu’il fût innocent du crime qu’on lui avait imputé: et toi, tu te veux excuser! Oh! non, il n’en sera pas ainsi;» et en même temps il quitta la plume, et n’écrivit point, ni ne se mit en aucun devoir de se justifier.
Enfin son humilité prenant toujours de nouveaux accroissements, il s’avisa d’un autre moyen tout extraordinaire pour la pratiquer. Ayant fait venir à Paris, en l’année 1641, quelques-uns des plus anciens et des principaux de sa Congrégation, pour délibérer de plusieurs affaires importantes, il leur représenta, après quelques conférences, les fautes de sa conduite, son incapacité pour le gouvernement et la nécessité qu’il y avait de donner quelque autre chef à la Compagnie. «Vous voilà assemblés, leur dit-il; je remets la charge de supérieur général entre vos mains; faites au nom de Dieu élection d’un autre d’entre vous, pour être notre supérieur.» Et là-dessus il sortit de la chambre et s’en alla dans une petite chapelle qui regarde sur l’église, où il se mit en prières devant le Saint-Sacrement. Les prêtres assemblés étant fort surpris d’une telle proposition, et ne voyant aucun lieu d’en délibérer, envoyèrent quelques-uns d’entre eux pour le prier de revenir; et après l’avoir longtemps cherché, ils le trouvèrent à genoux en cette chapelle, tourné vers le grand autel de l’église. Ils lui dirent que personne d’entre eux ne pouvait consentir à faire ce qu’il désirait, et ils le prièrent et le pressèrent de retourner, pour traiter des autres affaires qui restaient à résoudre; mais il s’en excusa, et leur fit de nouvelles instances pour cette élection, disant qu’il était déposé, et qu’ils devaient en choisir quelque autre pour remplir cette charge; ce qui ayant été rapporté aux autres qui étaient dans la chambre, ils en sortirent tous, et vinrent en corps le conjurer de continuer dans la conduite de leur Compagnie, lui disant enfin: «C’est vous-même que nous élisons pour notre supérieur général; et tant que Dieu vous conservera sur la terre, nous n’en aurons point d’autre.» Il fit ce qu’il put pour s’en défendre, mais après toutes ses résistances, connaissant la volonté de Dieu, il baissa la tête, et soumit ses épaules à cette charge; ce qu’il fit néanmoins en telle sorte, que, retenant pour soi tout ce qu’il y avait de pénible, il en refusait autant qu’il lui était possible tous les avantages et tous les honneurs. C’était dans cet esprit d’humilité qu’il ne prenait jamais la qualité de supérieur général de sa Congrégation, sinon dans les actes publics ou Lettres-Patentes, lorsque cela était absolument nécessaire; partout ailleurs il se qualifiait dans ses souscriptions: Indigne prêtre de la Congrégation de la Mission ou indigne supérieur. Il écrivit même à quelques-uns de ses prêtres, qu’au commencement des lettres qu’ils lui adresseraient, ils ne laissassent d’espace en blanc qu’autant qu’ils en voyaient en celles qu’il leur écrivait, ayant peine à recevoir plus d’honneur de ses inférieurs qu’il ne leur en rendait lui-même. A ce propos, un des anciens prêtres de sa Congrégation ayant recommandé un jour à la Communauté de Saint-Lazare que l’on rendît à M. Vincent quelque civilité particulière, ainsi que le requérait sa qualité de père commun et de supérieur général, et que lorsqu’on le rencontrerait on s’arrêtât un peu pour lui faire une inclination ou révérence pendant qu’il passerait, M. Vincent, s’en étant aperçu, s’en plaignit comme on si lui eût fait tort, et ne voulut plus qu’on en usât de la sorte. Et lui ayant été représenté qu’on le pratiquait ainsi en la plupart des Communautés: «Je le sais bien, dit-il, et il faut respecter les raisons qu’elles ont de le faire. Mais j’en ai de plus fortes pour ne le point souffrir à mon égard; je ne dois pas être comparé au moindre des hommes, puisque je suis le pire.»
La chaire où il avait coutume de se placer dans le chœur de l’église de Saint-Lazare lorsqu’il officiait, ayant été élevée au-dessus des autres, il la fit défaire, disant que ce siège était propre pour servir à nos seigneurs les évêques, et non pas à un misérable prêtre, tel qu’il était.
Il prenait toujours pour lui-même, dans ce même esprit d’humilité les moindres ornements de l’église; et la Reine-Mère, par sa piété ordinaire, ayant fait présent à la sacristie de Saint-Lazare de quelques parements de toile d’argent, à la naissance du roi, Sa Majesté les envoya fort à propos pour servir aux fêtes de Noël. Mais M. Vincent, qui selon sa coutume devait officier à cette solennité, voyant qu’on lui avait préparé ces riches ornements, en demanda de communs; et quelque raison qu’on lui apportât pour lui persuader de s’en servir, on ne put vaincre son humilité, n’ayant pas le cœur, disait-il, de se revêtir le premier d’un tel ornement: de sorte qu’on fut obligé de lui en donner un de camelot, et le diacre et le sous-diacre en prirent de semblables pour garder l’uniformité.
Il souffrait avec peine qu’on lui rendît quelques petits services, et qu’on l’aidât en des choses qu’il ne pouvait faire seul, à cause de son âge, et de ses indispositions: et il en faisait des remerciements si humbles, qu’il payait bien avec usure le peu d’assistance qu’on lui rendait. Mais au contraire, il était ravi quand il pouvait servir les autres, soit au réfectoire, ou même dans la cuisine, et jusque dans les moindres offices. Son humilité même est allée quelquefois jusques à cet excès, de demander la bénédiction à ses inférieurs. Voici ce qu’il témoigna un jour sur ce sujet écrivant à l’un de ses prêtres, et lui parlant d’un autre qui était dangereusement malade: «Hélas ! Monsieur, que je suis affligé de l’état de notre cher malade ! Oh ! quelle perte pour la Compagnie, si Dieu le retirait de cette vie ! mais pourtant que sa très sainte et adorable volonté soit faite à jamais. S’il est encore en vie, je vous prie de l’embrasser de ma part, de lui dire ma douleur, de me recommander a ses prières, et de lui demander sa bénédiction pour toute la Compagnie, et pour moi qui la lui demande prosterné en esprit à ses pieds. »
Il ne faut pas s’étonner s’il agissait de la sorte, vu les bas sentiments qu’il avait de lui-même, s’estimant et se publiant en toutes rencontres indigne de la qualité de supérieur général et du caractère de prêtrise; il a dit plusieurs fois que s’il ne l’eût pas encore reçu, ayant la connaissance telle qu’il l’avait de son indignité, il ne pourrait jamais se résoudre à le recevoir, et qu’il choisirait plutôt la condition d’un frère de la Compagnie, ou bien de simple laboureur, tel qu’était son père. Quoiqu’il s’acquittât très dignement de tous les devoirs et de toutes les fonctions du sacerdoce, sa grande humilité néanmoins avait fait de si fortes impressions sur son esprit, que bien loin de présumer quelque chose de son mérite, il se considérait au contraire comme un empêchement au bien, et craignait d’être responsable devant Dieu des hérésies, des désordres et des calamités publiques, parce qu’il ne les détournait pas autant qu’il croyait être obligé de faire en qualité de prêtre; c’est ce qu’il a témoigné en plusieurs rencontres, et ce qu’il a même écrit à M. de Saint-Martin, chanoine d’Acqs, son ancien ami. Nous rapporterons ici sa lettre, parce qu’elle est fort considérable, tant pour les bas sentiments qu’il témoigne de lui-même, que pour la haute estime qu’il avait de l’état sacerdotal:
«Je vous remercie, lui dit-il, du soin que vous prenez de mon petit-neveu, duquel je vous dirai, Monsieur, que je n’ai jamais désiré qu’il fût ecclésiastique, et encore moins ai-je eu la pensée de le faire élever pour ce dessein, cette condition étant la plus sublime qui soit sur la terre, et celle-là même que Notre-Seigneur y a voulu prendre et exercer. Pour moi, si j’avais su ce que c’était, quand j’eus la témérité d’y entrer, comme je l’ai su depuis, j’aurais mieux aimé labourer la terre que de m’engager à un état si redoutable: c’est ce que j’ai témoigné plus de cent fois aux pauvres gens de la campagne, lorsque, pour les encourager à vivre contents et en gens de bien, je leur ai dit que je les estimais heureux en leur condition. Et en effet, plus je deviens vieux, et plus je me confirme dans ce sentiment, parce que je découvre tous les jours l’éloignement où je suis de la perfection en laquelle je devrais être. Certes, Monsieur, les prêtres de ce temps ont un grand sujet de craindre les jugements de Dieu, puisque, outre leurs propres péchés, il leur fera rendre compte de ceux des peuples, parce qu’ils n’ont pas tâché de satisfaire pour eux à sa justice irritée, ainsi qu’il y sont obligés; et qui pis est, il leur imputera la cause des châtiments qu’il leur envoie, d’autant qu’ils ne s’opposent pas comme il faut aux fléaux qui affligent l’Eglise, tels que sont la peste, la guerre, la famine et les hérésies qui l’attaquent de tous côtés. Disons plus, Monsieur: c’est de la mauvaise vie des ecclésiastiques que sont venus tous les désordres qui ont désolé cette sainte Épouse du Sauveur, et qui l’ont si fort défigurée, qu’à peine est-elle reconnaissable. Que diraient maintenant de nous ces anciens Pères qui l’ont vue en sa première beauté, s’ils voyaient l’impiété et les profanations que nous y voyons, eux qui ont estimé qu’il y avait fort peu de prêtres sauvés, quoique de leur temps ils fussent en leur plus grande ferveur ?
« Toutes ces choses, Monsieur, me font juger qu’il est plus convenable à ce pauvre enfant de s’adonner à la profession de son père, que d’en entreprendre une si haute et si difficile qu’est la nôtre, dans laquelle la perte semble inévitable pour les personnes qui osent y entrer sans être appelées; et comme je ne vois pas qu’il le soit par aucune marque assurée, je vous supplie de lui conseiller de travailler pour gagner sa vie et de l’exhorter à la crainte de Dieu, afin qu’il se rende digne de sa miséricorde en ce monde et en l’autre. C’est le meilleur avis que je lui puisse donner. Je vous prie de vous informer de M. N. de ce que l’on dit dans une conférence qui fut faite céans, lorsqu’il y était, au sujet d’un curé de Bretagne qui a fait un livre où il a mis que les prêtres vivant comme font aujourd’hui la plupart sont les plus grands ennemis qu’ait l’Église de Dieu. Si tous étaient comme vous et lui, cette proposition ne se trouverait pas véritable.»







