Section VI : Sa charité envers les siens
La charité de M. Vincent étant parfaite au point que nous avons vu dans les sections précédentes, on ne peut pas douter qu’elle n’ait été bien ordonnée, puisque l’ordre est tellement nécessaire pour la perfection de cette vertu, qu’une charité mal ordonnée ne mérite pas le nom de charité, et n’en retient plus qu’une fausse apparence. Or, selon la doctrine de saint Thomas et des autres théologiens, l’ordre de la charité requiert qu’on ait un amour spécial pour ceux qui nous appartiennent de plus près, et auxquels la divine Providence nous a conjoints par un lien plus étroit; par conséquent M. Vincent, ayant une union si intime avec ceux que Dieu lui avait donnés pour ses chers enfants selon l’esprit, et desquels il pouvait bien dire, comme le saint Apôtre, qu’il les avait engendrés par l’Evangile en Jésus-Christ, ne pouvait qu’il ne les portât dans son cœur et qu’il ne les aimât très tendrement, mais d’un amour d’autant plus parfait, qu’il avait plus de rapport à celui que Jésus-Christ avait pour ses apôtres et disciples.
Premièrement, à l’imitation de ce divin prototype, il leur a témoigné cet amour en les instruisant, excitant, encourageant, consolant, et leur rendant tous les offices de charité que de tels enfants pouvaient attendre d’un tel père. Pour cet effet il leur parlait souvent avec des discours pleins de ferveur et animés de l’esprit de Jésus Christ, non seulement dans leurs assemblées ordinaires et réglées, mais encore en toutes sortes de rencontres; il prenait sujet de leur dire quelques mots d’édification, tantôt après l’oraison, tantôt à l’occasion de quelques lettres qu’il avait reçues, ou de quelque bon ou mauvais succès dont on lui avait donné avis, ou de quelques affaires qu’il recommandait à leurs prières; et ainsi, comme un bon et sage père de famille, il leur distribuait libéralement, dans les temps qu’il jugeait plus à propos, le pain des âmes, qui est la parole de Dieu. Il ne s’acquittait pas seulement de cet office de charité envers ceux de sa Compagnie en général, mais aussi à l’endroit d’un chacun en particulier. Il parlait tantôt à l’un et tantôt à l’autre, selon la connaissance qu’il avait de leurs besoins, soit pour les encourager dans leurs difficultés, soit pour les consoler dans leurs peines, pour les avertir dans leur manquements, pour leur donner conseil en leurs doutes, ou enfin pour les instruire et leur enseigner les moyens les plus propres pour s’avancer dans le chemin de la perfection: et lorsqu’il était absent, il leur écrivait sur ces mêmes sujets, et se donnait la peine, parmi cette grande multitude et diversité de très pressantes et importantes affaires dont il était continuellement accablé, de les avertir, instruire, exhorter, consoler et encourager par ses lettres, qui sont presque innombrables, et qui font assez connaître quelle a été sa charité envers tous les siens.
Et comme une des principales et des plus importantes leçons que Jésus-Christ ait faites à ses disciples a été de s’entr’aimer saintement les uns les autres, c’est aussi celle que son serviteur Vincent de Paul a le plus souvent répétée à ses enfants, et sur laquelle il leur a fait quantité d’entretiens, et même leur en a laissé un écrit de sa main, ce qu’il n’a fait sur aucune autre matière. Il leur a dit, entre plusieurs autres choses sur le sujet de cette vertu de la charité fraternelle, «qu’elle était une marque de leur prédestination, puisque c’est par elle que l’on est reconnu véritable disciple de Jésus-Christ; » et un jour qu’on célébrait la fête de saint Jean l’Evangéliste, exhortant les siens à s’entr’aimer par les paroles de cet apôtre: Filioli, diligite alterutrum, il dit que « la Congrégation de la Mission durerait autant de temps que la charité y durerait ». Il prononça quantité de malédictions contre celui qui détruirait la charité et qui serait ainsi cause de la ruine de la Compagnie, ou seulement de quelque déchet de perfection, c’est-à-dire, qui, par sa faute, ferait qu’elle fût moins parfaite.
Il leur disait encore que «la charité est l’âme des vertus et le paradis des Communautés; que la maison de Saint-Lazare serait un paradis, si la charité s’y trouvait; que le paradis n’est autre chose qu’amour, union et charité; que le bonheur principal de la vie éternelle consiste à aimer; que dans le ciel les bienheureux sont incessamment appliqués à l’amour béatifique, et qu’enfin il n’y a rien de plus désirable que de vivre avec ceux qu’on aime et de qui on est aimé.»
Il leur disait aussi que « l’amour chrétien, qui est formé dans les cœurs par la charité, est non seulement au-dessus de l’amour d’inclination et de celui qui est produit par l’appétit sensitif, qui est ordinairement plus nuisible qu’utile, mais encore au-dessus de l’amour raisonnable; que cet amour chrétien est un amour par lequel on s’aime les uns les autres en Dieu, selon Dieu et pour Dieu: c’est un amour qui fait que l’on s’entr’aime pour la même fin pour laquelle Dieu aime les hommes, qui est pour les faire des saints en ce monde et des bienheureux en l’autre; et que pour cela cet amour fait regarder Dieu, et ne regarder autre chose que Dieu en chacun de ceux qu’on aime.»
Il ajoutait que « celui qui voudrait vivre dans une Communauté, sans support et sans charité, serait, à la vue de tant d’humeurs et d’actions discordantes aux siennes, comme un vaisseau sans ancre et sans gouvernail, qui voguerait au milieu des rochers, au gré des ondes et des vents qui le pousseraient de tous côtés et le feraient fracasser. »
Enfin il disait; que «les Missionnaires ne se devaient pas seulement entr’aimer par une sainte affection intérieure, et la faire paraître simplement par leurs paroles, mais qu’ils la doivent témoigner par leurs œuvres et par de bons effets, s’entr’aidant volontiers dans cet esprit les uns les autres en leurs emplois, et être toujours disposés au soulagement de leurs confrères. Il souhaitait ardemment que Dieu inspirât cette charité dans les cœurs de tous ceux de sa Congrégation, d’autant que, disait-il, par ce support mutuel les forts soutiendront les faibles, et l’œuvre de Dieu s’accomplira.»
Et parce que la détraction est la capitale ennemie de la charité, et qu’elle se glisse quelquefois même parmi les Compagnies les plus saintes, ce charitable père des Missionnaires combattait ce vice à outrance, pour empêcher qu’il n’approchât de ses enfants, lesquels il exhortait souvent de veiller et de se tenir sur leurs gardes, pour empêcher qu’il n’eût aucune entrée parmi eux. Il le comparait à un loup carnassier qui désole et détruit la bergerie où il entre, assurant qu’un des plus grands maux qui puissent arriver à une Compagnie est lorsqu’il s’y trouve des gens qui médisent, murmurent, et qui n’étant jamais contents trouvent à redire à tout. Il disait encore que celui qui prête l’oreille au médisant n’est pas plus innocent que celui qui profère la médisance, comme l’enseignent les saints Pères. Et pour prémunir les siens contre ce vice qu’il avait en une extrême horreur, il leur faisait faire de temps en temps diverses conférences sur ce sujet, leur représentant toutes les occasions et tentations qui pourraient les y porter; une fois, entre les autres, il fit répéter cette même conférence sept vendredis de suite, ayant voulu que tous ceux de sa Communauté parlassent les uns après les autres sur ce sujet; et en même temps il fit recueillir les motifs et les moyens que chacun rapportait pour bannir la médisance de sa Compagnie; et lui-même, au bout de sept semaines que durèrent ces conférences, les termina par un discours fort pressant.
Or, ce n’a pas été seulement par les paroles, mais encore plus par les effets, que M. Vincent a fait voir quelle était sa charité envers les siens; leur témoignant en toutes sortes de rencontres une ouverture de cœur et des tendresses toutes paternelles, et les traitant tous, jusqu’au moindre, comme ses enfants, avec une affection toute cordiale, dont il désirait qu’ils fussent bien persuadés. Lorsqu’ils allaient lui parler, soit pour leurs nécessités particulières ou pour d’autres sujets, il les accueillait toujours avec une grande affabilité, et quittait toute autre chose pour les écouter; ou, s’il ne le pouvait à l’heure même, il leur marquait le temps auquel ils pourraient revenir, et leur donnait tout loisir et toute confiance de lui découvrir leurs désirs, leurs peines, leurs mauvaises inclinations et même leurs fautes, les écoutant avec un témoignage d’affection, comme un médecin son malade, et leur répondant selon leurs besoins et leur attente, toujours avec fruit et bénédiction; car il avait une grâce particulière de ne renvoyer personne mécontent, mais de consoler et d’édifier un chacun. Il usait pour cela d’une condescendance merveilleuse, se faisant tout à tous, et s’accommodant à leurs dispositions, jusqu’à imiter assez souvent le langage de leur pays, parlant tantôt picard avec celui qui était de Picardie, tantôt gascon avec un autre de la province de Guyenne, quelquefois basque avec un Basque, et d’autres fois proférant quelques mots allemands avec les Allemands. Mais quoiqu’il en usât de la sorte pour gagner les cœurs de ceux avec qui il traitait, il savait bien toutefois joindre en temps et lieu, à cette familière cordialité, les témoignages de l’estime qu’il faisait d’eux, leur donnant en leur absence les louanges que méritait leur vertu, et parlant toujours, même des moindres d’entre eux, avec honneur. A ce sujet, répondant un jour à la demande que lui faisait le père d’un des frères de sa Communauté touchant son fils: « Il vaut mieux que moi, lui dit-il, et que beaucoup d’autres faits comme moi.» Et dans une autre occasion il dit à l’un des siens, qui par tentation voulait se retirer de sa Compagnie, que, s’il en sortait, il recevrait autant de déplaisir de cette séparation que si on lui coupait un bras ou une jambe. Et on lui a entendu dire en diverses occasions, parlant à ceux de sa Communauté, qu’il aimait leur vocation plus que sa propre vie, et que lorsque quelqu’un se retirait de la Compagnie il en ressentait autant de douleur que si on lui eût déchiré les entrailles.
Il se mit un jour à genoux et demeura près de deux heures en cette posture, les larmes aux yeux, aux pieds d’un prêtre de sa Compagnie, le conjurant, au nom et pour l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de ne pas succomber à quelque tentation qu’il ressentait: « Non, lui dit-il, je ne me relèverai point que vous ne m’accordiez ce que je vous demande pour vous-même, et je veux être pour le moins aussi fort envers vous que le démon.»
Quand il voyait quelqu’un travaillé de quelque peine d’esprit, il faisait son possible pour l’en délivrer, ou au moins pour le soulager et pour le consoler, jusqu’à lui dire quelque parole de gaieté pour le divertir, ou le mener en sa chambre pour lui témoigner plus de cordialité ou lui donner quelque exercice convenable et propre pour son soulagement.
Un serviteur de la maison, qui n’était point du corps de la Congrégation, et pour lequel néanmoins M. Vincent avait une charité et affection particulière, maltraita de paroles un des frères de la Communauté, il lui fit donner aussitôt son congé, sans jamais le vouloir reprendre, quoiqu’on lui représentât qu’il était un très bon serviteur, et même en quelque façon nécessaire à la maison, disant, pour sa raison, qu’il ne pouvait souffrir que les domestiques gourmandassent les frères: ce qui n’empêcha pas toutefois que celui-ci ne trouvât bientôt condition, par le bon témoignage qu’il rendit de lui.
Un frère étant un jour allé trouver M. Vincent en sa chambre, pour se plaindre à lui de ce qu’il avait été un peu rudement traité par un des officiers de la maison, ce charitable père le reçut avec grande douceur et bonté, et lui dit: « Vous avez bien fait de m’en avertir, j’y mettrai ordre: venez toujours à moi, mon frère, quand vous aurez quelque déplaisir, car vous savez combien je vous aime.» Ces agréables paroles, au rapport de ce frère, dissipèrent entièrement toute l’amertume de son cœur, et lui donnèrent sujet d’admirer la charité d’un si bon supérieur.
Un autre s’étant adressé à lui pour lui demander quelques avis dans ses doutes, et témoignant de la crainte de lui être importun: «Non, mon frère, lui dit-il, ne craignez en aucune façon que je me trouve chargé ou importuné de vos demandes, et sachez, pour une bonne fois, qu’une personne que Dieu a destinée pour en aider quelque autre ne se trouve non plus surchargée des assistances et éclaircissements qu’elle lui demande, que ne le serait un père à l’égard de son enfant. n
Et écrivant à un prêtre de sa Compagnie, qui craignait que la connaissance qu’il lui avait donnée de ses peines et tentations ne diminuât la bonne opinion qu’il avait de lui, il lui parla en ces termes: «Ayant vu la pensée, lui dit-il, que vous avez eue que vos peines m’avaient ôté quelque chose de l’estime que j’ai toujours faite de vous, je me suis proposé en même temps de vous assurer que cela n’est pas. Je sais que ces ennuis qui arrivent quelquefois aux plus vertueux, et que ces désirs que l’on ressent pour changer, sont des exercices que Dieu donne même aux saints, pour les sanctifier davantage; et que sa Providence paternelle éprouve souvent de la sorte ceux qu’il aime le plus, et les conduit par des voies difficiles et épineuses, pour leur faire mériter les grâces extraordinaires qu’il a dessein de leur donner. Tant s’en faut donc que pour cela j’aie conçu la moindre pensée à votre désavantage, qu’au contraire je vous regarde comme plus fidèle à Dieu, en tant que vous tenez bon contre toutes ces tentations, et que, pour tout le travail que vous en ressentez, vous ne rabattez rien de vos exercices ordinaires; et qu’enfin après nous les avoir proposées, vous avez acquiescé à la réponse que je vous ai faite.»
Il arriva un jour qu’un prêtre de la Congrégation, rendant compte de son intérieur à M. Vincent, lui dit entre autres choses qu’il avait eu des pensées d’aversion et d’indignation contre lui. A ces paroles ce charitable père se levant l’embrassa tendrement, le congratulant de cette franchise toute filiale, et lui dit: «Si je ne vous avais déjà donné mon cœur, je vous le donnerais tout à cette heure.»
Un autre l’étant allé trouver en sa chambre, tout triste et résolu de quitter la Compagnie, et lui ayant dit qu’il désirait absolument s’en retourner en son pays, M. Vincent se mit à sourire, et le regardant avec grande douceur et bénignité, lui dit: « Quand est-ce que vous partirez, Monsieur ? Est-ce à pied ou à cheval que vous voulez faire ce voyage?» Ce prêtre, qui parlait sérieusement, et qui s’attendait à quelque forte réprimande, fut tout surpris de cette réponse, que M. Vincent lui fit exprès de la sorte, pour le divertir de sa tentation, de laquelle en effet il fut entièrement délivré.
Un autre de ses prêtres, qui travaillait en une province éloignée, lui ayant mandé que le frère qui était avec lui voulait se retirer: «Je me suis toujours bien douté, lui répondit-il, que ce bon frère serait tenté du démon de fainéantise, et il se peut souvenir que je l’en ai averti. Je vous prie de l’aider, et de l’encourager à repousser cette attaque; mais faites-le doucement, et plutôt par voie de persuasion que de conviction, comme vous savez que nous avons coutume de faire; parce que ceux qui ont ces maladies d’esprit ont plus besoin d’être traités et, s’il faut dire ainsi, choyés doucement et charitablement que ceux qui ont des maladies en leur corps. »
Un autre frère lui ayant plusieurs fois écrit pour lui demander permission de se retirer de la Compagnie, il lui fit toutes les fois réponse avec des paroles qui témoignaient son amour paternel pour le retenir, et pour l’encourager. Nous ne rapporterons ici que la conclusion de la dernière lettre, pour preuve de la tendresse de son cœur envers les siens: « Non, mon cher frère, lui dit-il, je ne saurais consentir à votre sortie, pour cette raison que ce n’est pas la volonté de Dieu, et qu’il y aurait du péril pour votre âme, qui m’est bien chère. Que si vous ne me voulez pas croire, au moins je vous prie de ne point sortir de la Compagnie que par la même porte par laquelle vous y êtes entré, et cette porte n’est autre que la retraite spirituelle, que je vous prie de faire avant que de vous résoudre à une affaire de si grande importance. Choisissez l’une de nos trois maisons les plus proches du lieu où vous êtes, et croyez que vous serez très bien reçu partout. La bonté de votre cœur a gagné toutes les affections du mien, et ces affections n’ont autre but que la gloire de Dieu et votre sanctification. Vous le croyez ainsi, comme je le sais bien, et vous savez aussi que je suis tout vôtre en l’amour de Notre-Seigneur. i
Lorsqu’il envoyait quelqu’un des siens en une des maisons de sa Compagnie, il le recommandait toujours au supérieur, le priant d’en avoir soin, et disait pour l’ordinaire: « J’espère qu’il aura beaucoup de confiance en vous quand il verra la bonté, le support et la charité que Notre-Seigneur vous a donnés pour ceux qu’il commet à votre conduite.»
Voici avec quels sentiments d’un amour vraiment paternel il écrivit à l’un des siens, lequel avait beaucoup donné a Dieu pour correspondre fidèlement à ses desseins, dans un pays fort éloigné: «Après les vraies et extraordinaires marques, lui dit-il, que Dieu a mises en vous de votre vocation pour le salut de ce peuple-là, je vous y embrasse en esprit, avec tout le sentiment de joie et de tendresse que mérite une âme que Dieu a choisie entre tant et tant d’autres, qui habitent sur la terre, pour en attirer un grand nombre dans le ciel, comme la vôtre, laquelle a tout quitté pour cette fin. Et certes, qui n’aimerait cette chère âme ainsi détachée des créatures, de ses intérêts, et de son propre corps, qu’elle anime seulement pour le faire servir aux desseins de Dieu, lequel est sa fin et son unique prétention? Mais qui n’aurait soin de ménager les forces de ce corps, qui certes a éclairé les aveugles, et a donné la vie aux morts? C’est ce qui me fait vous prier, Monsieur, de le regarder comme un instrument de Dieu pour le salut de plusieurs, et de le conserver en cette vue.»
Il écrivit une autre fois avec les mêmes sentiments d’amour et de tendresse à plusieurs de ses prêtres qui travaillaient ensemble sous un climat fort éloigné, pour les exhorter à ménager leur santé. «Vous savez (leur dit-il) que votre santé sera en danger sous ce nouveau climat, jusqu’à ce que vous y soyez un peu accoutumés; c’est pourquoi je vous avertis que vous ne vous exposiez point au soleil, et que vous ne vous appliquiez pendant quelque temps à autre chose, sinon à l’étude de la langue; faites état que vous êtes devenus enfants, et que vous apprenez à parler, et dans cet esprit laissez-vous gouverner par M. N., qui vous tiendra lieu de père, ou à son défaut, par M. N. Je vous prie de les regarder en Notre-Seigneur, et N.-S. en eux. Et quand bien vous seriez privés de l’un et de l’autre, vous ne le serez pas de l’assistance particulière de Dieu, lequel a dit que si la mère venait à oublier l’enfant sorti de son ventre, il en prendrait lui-même le soin. Combien plus devez-vous croire qu’il aura de bonté pour vous, mes chers Messieurs, et qu’il prendra plaisir de vous élever, de vous défendre et de vous pourvoir, vous qui vous êtes abandonnés à lui, et qui avez établi toute votre confiance en sa protection et en sa vertu? Or sus, Messieurs, entr’aimez-vous, et vous aidez les uns les autres, supportez-vous et vous unissez dans l’esprit de Dieu, qui vous a choisis pour ce grand dessein, et qui vous conservera pour son accomplissement.»
M. Vincent avait cette coutume de se mettre à genoux pour embrasser ceux qu’il envoyait travailler dans les missions, ou qui en revenaient, et il prenait un soin particulier que rien ne leur manquât. Mais surtout sa charité lui donnait des sentiments d’un amour particulier envers les infirmes: il s’informait cordialement de l’état de leur santé, et leur indiquait souvent lui-même les remèdes pour leur soulagement; et quand le mal le requérait, il ne manquait point de faire venir le médecin, ou bien il conviait et priait ceux qui le pouvaient commodément faire d’aller chez lui pour le consulter. Il recommandait aussi aux infirmiers d’avoir un grand soin des malades, et aux supérieurs des maisons de n’épargner ni peine ni dépense pour les soulager; on lui a souvent ouï dire qu’il faudrait plutôt vendre les vases sacrés que de permettre qu’aucune chose nécessaire leur manquât; et tant s’en faut qu’il estimât que les infirmes fussent à charge à la Compagnie, qu’au contraire il disait que c’était une bénédiction pour les maisons ou il s’en trouvait. Outre tous ces soins, il ne manquait pas de les recommander à Dieu, et aux prières de la Communauté. Il allait, autant qu’il pouvait, visiter et consoler ceux des maisons où il se trouvait, et s’informait d’eux-mêmes quels soins on en avait, et si rien ne leur manquait, ne pouvant souffrir parmi les siens aucun défaut de charité ou de tendresse de cœur.
Voici ce qu’un de ses prêtres a écrit sur ce sujet: «J’ai éprouvé moi-même, dit-il, la charité qu’il avait pour les malades, pendant deux grandes maladies que j’ai eues en la maison de Saint-Lazare; et Dieu m’eût fait une grande grâce s’il m’eût alors retiré de ce monde, car il me semble que je m’étais disposé à la mort, par les secours et prières de M. Vincent, qui me fit la charité de me visiter plusieurs fois. Il ne voulait pas qu’il manquât rien aux malades, parce, disait-il, qu’ils méritaient plus par leurs souffrances que les autres par leur travail. Je lui ai souvent ouï dire qu’il faudrait vendre jusqu’aux calices pour les assister; et quand il les venait voir, il s’informait secrètement d’eux du soin qu’on en avait. Il soulageait leur mal par la compassion qu’il leur portait et qu’il leur témoignait; et quand ils étaient convalescents, il les réjouissait par le récit de quelques histoires agréables, dont il tirait ensuite quelque instruction. »
Or, comme sa charité était bien ordonnée, il voulait que les malades fussent tellement soulagés et traités pour le corps, qu’il n’en arrivât pourtant aucun déchet au bien spirituel de leurs âmes. C’est pourquoi il avertissait doucement et paternellement ceux dont la maladie n’était pas si pressante, et qui pouvaient sans incommodité vaquer à quelques-uns de leurs exercices spirituels, de ne les pas omettre, «de peur, disait-il, que l’infirmité du corps ne passât dans l’âme, et ne la rendît tiède et immortifiée. »
Enfin, il avait un soin cordial pour contribuer autant qu’il le pouvait, non seulement au soulagement et à la guérison des malades, mais aussi à la conservation de ceux qui étaient en santé. Ayant appris qu’un Missionnaire, qui travaillait en Champagne à l’assistance des pauvres, priait qu’on lui envoyât entre autres choses une calotte, et qu’il ne s’en était pour lors trouvé aucune dans la maison, ce charitable père ôta la sienne de dessus sa tête, et dit au frère qui lui avait fait ce rapport, de la lui envoyer; et comme on lui représenta qu’on pourrait en aller acheter quelqu’une à la ville pour lui envoyer une autre fois: «Non, mon frère, répliqua-t-il, il ne faut pas le faire attendre, car il peut en être pressé. Envoyez-lui, je vous prie, présentement la nôtre avec le reste de ce qu’il demande. »
Et non content de témoigner, en toutes les manières qu’il pouvait, son amour et sa cordialité envers les siens, pour leur en donner encore des marques plus expresses, il l’étendait jusqu’aux personnes qui leur appartenaient; et quand il apprenait que quelque affliction était arrivée aux parents des prêtres ou des frères de sa Compagnie, il voulait que les autres y compatissent, et s’intéressassent pour leur soulagement et pour leur consolation; et lui-même, étant le premier touché du sentiment de leurs peines, tâchait d’y remédier en la meilleure manière qu’il pouvait. « Nous prierons Dieu (disait-il à ceux de sa Communauté) pour la famille d’un tel, qui a fait une telle perte: nous devons prendre part aux sentiments que notre frère en peut avoir, et nous rendre ce devoir les uns aux autres.» Quelquefois, selon les besoins, il ajoutait: «Je prie les prêtres, qui n’ont point d’obligation particulière, d’offrir la Messe pour tous ceux de cette famille affligée; et moi tout le premier, j’offre à Dieu de bon cœur pour eux la sainte Messe que je m’en vais célébrer, et je prie nos frères de communier à cette même intention.» Mais outre le secours des prières qu’il faisait pour ceux de sa Compagnie, il leur donnait encore tous les soulagements qu’il pouvait, lorsqu’ils étaient réduits à quelque nécessité.