Section II : Sa charité particulière envers les pauvres
Après avoir vu en général quelle était la charité de M. Vincent, et les exemples remarquables qu’il en a donnés en diverses rencontres, il nous la faut maintenant considérer plus en détail dans les sujets particuliers envers lesquels il l’a saintement exercée. Ceux qui se présentent les premiers sont les pauvres, qu’il a chéris avec un amour très tendre, et pour lesquels il avait un cœur plus que paternel; et certainement, si l’on veut faire attention sur toute sa vie, particulièrement depuis le temps qu’il s’est dédié au service des autels, l’on trouvera qu’elle n’a été presque autre chose qu’un exercice continuel de charité envers les pauvres, et que ses principales œuvres et ses entreprises les plus signalées ont été pour les pauvres. C’est pour eux qu’il a procuré la fondation de divers hôpitaux; c’est pour eux qu’il a établi les Confréries de la Charité en tant de lieux, et qu’il a institué la Compagnie des Filles de la Charité, auxquelles il a donné la qualité de servantes des pauvres; c’est pour eux qu’il a fait tant d’assemblées, qu’il a obligé les siens d’entreprendre tant de voyages, et qu’il a employé ses soins, ses veilles, et tous les moyens dont il s’est pu aviser, pour contribuer à leur soulagement et à leur service. Enfin, l’on peut dire qu’il a institué la Congrégation de la Mission pour évangéliser les pauvres, et pour ce sujet il disait souvent à ses Missionnaires: «Nous sommes les ministres des pauvres; Dieu nous a choisis pour eux, c’est là notre capital, le reste n’est qu’accessoire.»
En effet, il semblait que la principale affaire de ce charitable prêtre était de s’employer pour les pauvres; c’était là où il portait plus ordinairement ses pensées, et où tendaient ses principales affections: il portait les pauvres dans son cœur, il était vivement touché de leurs souffrances, et il avait une affection très sensible lorsque, connaissant leurs nécessités et misères, il ne voyait aucun moyen de les pouvoir secourir.
Étant un jour tout saisi de douleur pour ce sujet, et parlant à l’un des siens qui l’accompagnait en ville, après quelques soupirs et exclamations sur la mauvaise saison qui menaçait en ce temps-là les pauvres de famine et de mort: « Je suis en peine, lui dit-il, pour notre Compagnie; mais en vérité elle ne me touche point à l’égal des pauvres: nous en serons quittes en allant demander du pain à nos autres maisons, si elles en ont, ou à servir de vicaires dans les paroisses; mais pour les pauvres, que feront-ils? et où est-ce qu’ils pourront aller? j’avoue que c’est là mon poids et ma douleur. On m’a dit qu’aux champs les pauvres gens disent que, tandis qu’ils auront des fruits, ils vivront, mais qu’après cela ils n’auront qu’à faire leurs fosses, et s’enterrer tout vivants! O Dieu! quelle extrémité de misères! et le moyen d’y remédier?»
Une autre fois, parlant aux siens sur le sujet des mêmes pauvres, il fit ce raisonnement: «Dieu aime les pauvres, et par conséquent il aime ceux qui aiment les pauvres; car lorsqu’on aime bien quelqu’un, on a de l’affection pour ses amis, et pour ses serviteurs. Or, la petite Compagnie de la Mission tâche de s’appliquer avec affection à servir les pauvres, qui sont les bien-aimés de Dieu; et ainsi nous avons sujet d’espérer que, pour l’amour d’eux, Dieu nous aimera. Allons donc, mes Frères, et nous employons avec un nouvel amour à servir les pauvres, et même cherchons les plus pauvres et les plus abandonnés; reconnaissons devant Dieu que ce sont nos seigneurs et nos maîtres, et que nous sommes indignes de leur rendre nos petits services.»
Dans une autre rencontre, s’entretenant avec deux personnes ecclésiastiques de qualité, il leur dit une parole très remarquable, et qui mérite de n’être pas mise en oubli, à savoir, «que tous ceux qui aimeront les pauvres pendant leur vie n’auront aucune crainte de la mort; qu’il en avait vu l’expérience en plusieurs occasions, et que, pour cet effet, il avait coutume d’insinuer cette maxime dans l’esprit des personnes qu’il voyait travaillées des appréhensions de la mort, et prenait de là occasion de les exciter à l’amour des pauvres.» Et parlant en l’une de ses lettres du décès d’un vertueux prêtre, il exprime la même pensée: «Sa mort, dit-il, a répondu à sa vie; il a eu un acquiescement continuel au bon plaisir de Dieu, depuis le commencement de sa maladie jusqu’à la fin, sans avoir ressenti aucun mouvement, ni aucune pensée contraire. Il avait toujours beaucoup appréhendé la mort; mais comme il vit dès le commencement de sa maladie qu’il l’envisageait sans aucune crainte, et même avec plaisir, il me dit qu’assurément il en mourrait, parce que, disait-il, il m’avait ouï dire: «que Dieu ôte l’appréhension de la mort à ceux qui ont volontiers exerce la charité envers les pauvres, et qui ont été travaillés de cette crainte pendant leur vie.»
Or, cet amour que M. Vincent avait pour les pauvres opérait deux effets dans son cœur: l’un était un grand sentiment de compassion de leur indigence et de leur misère, car il avait le cœur extrêmement tendre à leur égard; et l’on a remarqué que, lorsqu’en disant les litanies du saint Nom de Jésus il proférait ces paroles: (Jesu pater pauperum) c’était ordinairement d’un ton de voix qui témoignait l’attendrissement de son cœur: et toutes les fois qu’on lui venait parler de quelque misère ou nécessité particulière, on le voyait soupirer, en fermant les yeux et haussant les épaules, comme un homme qui se sent pressé de douleur; et son visage abattu faisait bien paraître que son cœur était navré de la compassion qu’il avait des souffrances des pauvres.
C’était dans ce sentiment que, parlant un jour aux siens sur le su jet de cette compassion: «quand nous allons voir les pauvres, leur dit-il, nous devons entrer dans leurs sentiments pour souffrir avec eux, et nous mettre dans les dispositions de ce grand apôtre qui disait: Omnibus omnia factus sum: «Je me suis fait tout à tous» en sorte que ce ne soit point sur nous que tombe la plainte qu’a faite autrefois Notre-Seigneur par un prophète: Sustinui qui simul mecum constristaretur, et non fuit: « J’ai attendu pour voir si quelqu’un ne compatirait point à mes souffrances, et il ne s’en est trouvé aucun, et pour cela, il faut tâcher d’attendrir nos cœurs et de les rendre susceptibles des souffrances et des misères du prochain, et prier Dieu qu’il nous donne le véritable esprit de miséricorde, qui est le propre esprit de Dieu: car comme dit l’Église, c’est le propre de Dieu de faire miséricorde, et d’en donner l’esprit. Demandons donc à Dieu, mes Frères, qu’il nous donne cet esprit de compassion et de miséricorde, qu’il nous en remplisse, qu’il nous le conserve, en sorte que qui verra un Missionnaire puisse dire: Voilà un homme plein de miséricorde. Pensons un peu combien nous avons besoin de miséricorde, nous qui devons l’exercer envers les autres, et porter la miséricorde en toutes sortes de lieux, et souffrir tout pour la miséricorde.
«Heureux nos confrères qui sont en Pologne, qui ont tant souffert pendant ces dernières guerres et pendant la peste, et qui souffrent encore pour exercer la miséricorde corporelle et spirituelle, et pour soulager, assister et consoler les pauvres! Heureux Missionnaires, que ni les canons, ni le feu, ni les armes, ni la peste n’ont pu faire sortir de Varsovie, ou la misère d’autrui les retenait; qui ont persévéré, et qui persévèrent encore courageusement, au milieu de tant de périls et de tant de souffrances pour la miséricorde! O qu’ils sont heureux d’employer si bien ce moment de temps de notre vie pour la miséricorde! Oui, ce moment, car toute notre vie n’est qu’un moment, qui s’envole et qui disparaît aussitôt. Hélas ! soixante-seize ans de vie que j’ai passés ne me paraissent à présent qu’un songe et qu’un moment; et il ne m’en reste plus rien, sinon le regret d’avoir si mal employé ce moment. Pensons quel déplaisir nous aurons à la mort, si nous ne nous servons de ce moment pour faire miséricorde. «Soyons donc miséricordieux, mes Frères, et exerçons la miséricorde envers tous, en sorte que nous ne trouvions plus jamais un pauvre sans le consoler, si nous le pouvons, ni un homme ignorant sans lui apprendre en peu de mots les choses qu’il faut qu’il croie, et qu’il fasse pour son salut. O Sauveur! ne permettez pas que nous abusions de notre vocation, et n’ôtez pas de cette Compagnie l’esprit de miséricorde; car que serait-ce de nous, si vous en retiriez votre miséricorde? Donnez-nous-là donc, avec l’esprit de douceur et d’humilité.»
Et dans une autre occasion, parlant sur le même sujet, il dit «que le Fils de Dieu ne pouvant avoir des sentiments de compassion dans l’état de sa gloire qu’il possède de toute éternité dans le ciel, a voulu se faire homme et se rendre notre Pontife, pour compatir à nos misères, et que pour régner avec lui dans le ciel, nous devons compatir comme lui a ses membres qui sont sur la terre. Que les Missionnaires par-dessus tous les autres prêtres doivent être remplis de cet esprit de compassion, étant obligés, par leur état et par leur vocation, de servir les plus misérables, les plus abandonnés et les plus accablés de misères corporelles et spirituelles. Et premièrement, ils doivent être touchés au vif et affligés dans leurs cœurs des misères du prochain. Secondement, il faut que cette misère et compassion paraisse en leur extérieur et sur leur visage, à l’exemple de Notre-Seigneur qui pleura sur la ville de Jérusalem, à cause des calamités dont elle était menacée. Troisièmement, il faut employer des paroles compatissantes, qui fassent voir au prochain comme on entre dans les sentiments de ses intérêts et de ses souffrances. Enfin, il faut le secourir et assister autant que l’on peut, dans ses nécessités et dans ses misères, et tâcher de l’en délivrer en tout ou en partie, parce que la main doit être, autant que faire se peut, conforme au cœur.»
Voila le second effet de cet amour qu’il avait pour les pauvres était de les secourir et assister autant qu’il pouvait; ce qu’il a toujours fait, s’étant rendu comme le proviseur général des pauvres en quelques lieux qu’ils fussent, même dans les pays les plus éloignés, et il s’employait avec de très grands soins pour subvenir à toutes leurs nécessités, et pour leur fournir la nourriture, le vêtement, le logement, et tous les autres besoins de la vie. C’est ce qui faisait que les personnes charitables envoyaient volontiers leurs aumônes à M. Vincent pour en faire la distribution aux pauvres, de quoi il s’acquittait de telle sorte qu’il en donnait toujours beaucoup plus qu’il n’en recevait.
C’est dans cette vue qu’un ecclésiastique de condition et de vertu qui demeure dans une Communauté de Paris, ayant entre ses mains des sommes considérables pour être employées en aumônes, voulut s’adresser, même après le décès de M. Vincent, à la maison de Saint-Lazare, pour les faire porter et distribuer aux pauvres en des provinces éloignées. La raison pour laquelle il s’adressait aux prêtres de la Congrégation de la Mission plutôt qu’à d’autres, «c’est, disait-il, parce que M. Vincent a été le vrai père des pauvres, et a eu esprit et grâce spéciale pour les secourir et assister; il a laissé comme un précieux héritage ce même esprit et cette même grâce à ses enfants, qui ne manqueront pas de suivre les exemples et marcher sur les pas de leur très digne père.»
Nous ne répéterons pas ici ce qui a été dit ailleurs, que dans les diverses inondations et débordements de la rivière de Seine, M. Vincent prit un soin particulier de faire cuire incessamment du pain à Saint-Lazare aux dépens du blé de sa Communauté, et de l’envoyer par bateaux dans un village presque noyé nommé Gennevilliers, à deux lieues de Paris; les pauvres habitants y étaient assiégés des eaux et de la faim, et réduits à la dernière extrémité, dans laquelle ils recevaient un secours très opportun, et autant abondant qu’inespéré par la charité de ce père nourricier des pauvres, qui leur envoyait porter cette aumône par deux frères de la maison de Saint-Lazare, non sans péril, pour en faire la distribution avec M. le vicaire, qui connaissait les besoins de chaque famille, et cela autant de temps que durait chaque débordement».
Il y a un très grand nombre de semblables actions de charité que M. Vincent exerçait envers les pauvres dans leurs besoins, que nous les passons sous silence, mais nous ne devons pas en omettre une, laquelle aurait été ensevelie dans l’oubli, comme beaucoup d’autres qu’il cachait aux yeux des hommes, si l’on en a recouvré depuis peu un certificat, écrit et signe de sa main, qu’il fut obligé de donner pendant le temps de la guerre à ceux qui gardaient les portes de Paris, pour laisser sortir les vivres qu’il envoyait aux pauvres des champs sur une charrette de la maison de Saint-Lazare, parce que les gardes, voyant que cela continuait, voulurent s’assurer par d’autre témoignage que celui du charretier, d’où ces vivres venaient, et en quels lieux on les portait. Le certificat était conçu en ces termes:
«Je soussigné, supérieur de la Congrégation des prêtres de la Mission, certifie à tous ceux qu’il appartiendra que, sur l’avis que quelques personnes pieuses de cette ville m’ont donné que la moitié des habitants de Palaiseau étaient malades, et qu’il en mourait dix ou douze par jour, et sur la prière qu’elles m’ont faite d’envoyer quelques prêtres pour l’assistance corporelle et spirituelle de ce pauvre peuple affligé, à cause de la résidence de l’armée en ce lieu-là par l’espace de vingt jours; nous y avons envoyé quatre prêtres et un chirurgien pour assister ces pauvres gens; et nous leur avons envoyé depuis la veille de la fête du Saint-Sacrement tous les jours (un ou deux exceptés) seize gros pains blancs, quinze pintes de vin et hier de la viande; et lesdits prêtres de notre Compagnie m’ayant mandé qu’il est nécessaire d’envoyer de la farine et un muid de vin pour l’assistance desdits pauvres malades et de ceux des villages circonvoisins, j’ai fait partir aujourd’hui une charrette à trois chevaux, chargée de quatre setiers de farine et deux demi-muids de vin, pour l’assistance desdits pauvres malades de Palaiseau et des villages circonvoisins. En foi de quoi j’ai écrit et signé la présente de ma main propre, à Saint-Lazare-lez-Paris, le 5e jour de juin 1652. Signé, Vincent de Paul, supérieur, etc.»
Par cet écrit, l’on peut voir jusqu’où se portait la charité de M. Vincent. Au lieu d’un prêtre qu’on lui avait seulement demandé pour assister les pauvres malades de Palaiseau, il en envoya quatre, avec un chirurgien; et en même temps qu’il pourvoyait au bien spirituel des âmes, il envoyait de quoi rétablir les pauvres exténues par la faim, et de quoi soulager les malades qui manquaient de tout; à quoi il employa sans aucun délai, et avec toute la diligence qui lui fut possible, les hommes, les provisions et les chevaux de sa Communauté, jusqu’à ce qu’il eût procuré d’autres aumônes, en attendant, il n’épargna pas la bourse de sa même Communauté, ayant envoyé jusqu’à six cent soixante-trois livres de son argent; ce qui l’épuisa de telle sorte, dans la disette où l’on était pour lors de toutes choses, qu’il se vit obligé de mander à Madame la duchesse d’Aiguillon qu’il n’était plus en état de soutenir cette dépense, et qu’il la suppliait de faire au plus tôt chez elle une petite assemblée des Dames de la Charité, et de concerter avec elles ce qu’il y aurait à faire dans cette nécessité pressante: «Je viens (lui dit-il, dans la lettre qu’il lui écrivit sur ce sujet) de renvoyer le prêtre avec un frère et cinquante livres; la maladie est si maligne, que nos premiers quatre prêtres y sont tombés malades, et le frère aussi qui les accompagnait. Il a fallu les ramener ici, et il y en a deux qui sont à l’extrémité. O Madame! quelle moisson à faire pour le ciel en ce temps où les misères sont si grandes à nos portes! La venue du Fils de Dieu a été la ruine d’aucuns, et la rédemption de plusieurs, comme dit l’Évangile; et nous pouvons dire en quelque façon la même chose de cette guerre, qu’elle sera la cause de la damnation de quantité de personnes, mais que Dieu s’en servira aussi pour opérer la grâce, la justification et la gloire de plusieurs autres, du nombre desquels nous avons sujet d’espérer que vous serez, comme j’en prie Notre-Seigneur.»
Cette charitable entremise de M. Vincent pour secourir les pauvres de Palaiseau servit d’occasion et donna commencement aux grandes charités qui s’exercèrent ensuite en la ville d’Etampes, et dans tous les autres lieux des environs de Paris, par les soins et par la coopération des Dames de l’assemblée de la Charité de Paris, et de quelques autres personnes de grande piété, qui se sont acquis, par ces grandes œuvres, un mérite dont la mémoire ne périra jamais».
Voila un petit échantillon des effets de la charité de M. Vincent pour secourir les pauvres par toutes sortes d’assistances, auxquelles il contribuait autant qu’il pouvait, et souvent plus qu’il ne pouvait, et lorsqu’il était épuisé, et qu’il ne pouvait plus rien tirer d’ailleurs, son dernier recours était à la bonté et aux charités de la Reine-Mère. A laquelle bien qu’il ne voulût pas se rendre importun, connaissant assez combien sa Majesté exerçait de libéralités pour toutes sortes d’œuvres de piété; néanmoins dans les grandes extrémités, c’était son refuge ordinaire de lui aller représenter avec confiance les pressants besoins des pauvres. Il ne se trouvait jamais déchu de son attente, cette charitable princesse ouvrant aussitôt la main, et encore plus le cœur pour les assister; car, lorsqu’elle avait de l’argent, elle lui en donnait; et si l’argent lui manquait, elle lui donnait autre chose. Une fois entre les autres elle lui donna un diamant de la valeur de sept mille livres, et une autre fois un très beau pendant d’oreilles qui fut vendu dix-huit mille livres par les Dames de l’Assemblée de la Charité. Et quoique sa Majesté par un sentiment d’humilité chrétienne eût prié M. Vincent de n’en parler à personne, il ne crut pas néanmoins être obligé de lui obéir en ce point; mais il lui dit: «Madame, votre Majesté me pardonnera, s’il lui plaît, si je ne puis cacher une si belle action de charité. Il est bon, Madame, que tout Paris, et même toute la France la connaisse, et je crois être obligé de la publier partout ou je pourrai.»
Or, M. Vincent tenait cette maxime, dans les services et assistances qu’il rendait aux pauvres, d’étendre plus particulièrement ses soins envers ceux qui étaient les plus abandonnes. Pour cette raison, il s’appliquait avec une affection toute spéciale à pourvoir aux besoins des pauvres petits enfants trouvés, comme de ceux qui étaient les plus délaissés et les moins capables de s’aider. Il avait un amour très tendre pour ces pauvres petites innocentes créatures, et un amour non seulement affectif, mais encore plus effectif. N’est-ce pas le devoir des pères, disait-il toujours aux siens sur ce sujet, de pourvoir aux nécessités de leurs enfants? et puisque Dieu nous a substitués au lieu de ceux qui les ont engendrés, afin que nous prenions soin de leur conserver la vie, et de les faire élever et instruire en la connaissance des choses de leur salut, prenons bien garde de ne nous point relâcher dans une entreprise qui lui est si agréable. Car si après que leurs mères dénaturées les ont ainsi exposés et abandonnés, nous venons à négliger le soin de leur nourriture et éducation, que deviendront-ils? pourrons-nous consentir à les voir périr tous, comme autrefois, dans cette grande ville de Paris ?
Une personne de vertu, qui connaissait particulièrement les peines que M. Vincent prenait pour la conservation de ces pauvres petites créatures, lors même que les dames les plus charitables qui en avaient pris le soin perdaient presque courage, à cause de la grande dépense qu’il fallait soutenir, en a rendu le témoignage qui suit, plusieurs années après sa mort: «Dieu sait combien de soupirs et de gémissements M. Vincent a poussés vers le ciel au sujet de ces pauvres petits entants ! quelles recommandations il a faites à sa Compagnie de prier Dieu pour eux ! quels moyens il a employés, et quelles voies il a tentées pour les faire nourrir à peu de frais; quels soins il a pris de les envoyer visiter les années passées, chez leurs nourrices, en divers villages, par les Filles de la Charité, et, cette année 1649, par un frère de sa Congrégation, lequel a employé près de six semaines à faire cette visite. »
On lui rapporta un jour qu’un prêtre de sa Compagnie avait dit que le soin qu’il prenait de ces enfants trouvés était la cause de la grande pauvreté de sa maison de Saint-Lazare, qui en était notablement incommodée pour le temporel, et se trouvait en danger d’être entièrement ruinée: «à cause, disait-il, que les aumônes qu’on avait accoutumé de nous faire sont diverties pour ces enfants, leurs besoins paraissant plus grands et plus pressants que les nôtres, et ceux qui font ces charités ne pouvant pas donner à eux et à nous tout ensemble.» A quoi M. Vincent répondit: «Dieu lui pardonne cette faiblesse, qui le fait ainsi s’éloigner des sentiments de l’Evangile. O quelle bassesse de foi de croire que, pour faire et procurer du bien à des enfants pauvres et abandonnés comme ceux-ci, Notre-Seigneur ait moins de bonté pour nous, lui qui promet de récompenser au centuple ce qu’on donnera pour lui. Puisque ce débonnaire Sauveur a dit à ses disciples: Laissez venir ces enfants à moi, pouvons-nous les rejeter ou abandonner lorsqu’ils viennent à nous, sans lui être contraires ? Quelle tendresse n’a-t-il point témoignée pour les petits enfants, jusqu’à les prendre entre ses bras, et les bénir de ses mains ? n’est-ce pas à leur occasion qu’il nous a donne une règle de salut, nous ordonnant de nous rendre semblables à de petits enfants, si nous voulons avoir entrée au royaume des cieux ? Or, avoir charité pour les enfants et prendre soin d’eux, c’est en quelque façon se faire enfant; et pourvoir aux besoins des enfants trouvés, c’est y rendre la place de leurs pères et de leurs mères, ou plutôt celle de Dieu, qui a dit que si la mère venait à oublier son enfant, lui-même en prendrait soin, et ne le mettrait pas en oubli. Si Notre-Seigneur vivait encore parmi les hommes sur la terre, et qu’il vît des enfants abandonnés, penserions-nous qu’il voulût aussi les abandonner ? Ce serait sans doute faire injure à sa bonté infinie d’avoir une telle pensée. Nous serions infidèles à sa grâce si, ayant été choisis par sa Providence pour procurer la conservation corporelle et le bien spirituel de ces pauvres enfants trouvés, nous venions à nous en lasser et les abandonner à cause de la peine que nous y avons.»







