Chapitre XI : Sa charité pour le prochain en général
Après le grand commandement d’aimer Dieu de tout son cœur, celui d’aimer son prochain comme soi-même suit de si près et en est tellement inséparable, qu’on ne saurait parfaitement accomplir le premier si l’on manque au second; et celui qui n’aime point son prochain ne pourrait pas dire qu’il ait un véritable amour pour Dieu, quelques sentiments de ferveur et de zèle pour sa gloire qu’il pense avoir.
M. Vincent était bien persuadé de cette vérité, lorsqu’il disait que ce précepte d’aimer son prochain est si fort et a un tel privilège, que quiconque l’observe accomplit la loi de Dieu; parce que tous les préceptes de cette loi se rapportent à cet amour du prochain, selon la doctrine du saint Apôtre, qui diligit proximum, legem implevit. Donnez-moi, disait-il, parlant un jour aux siens, une personne qui borne son amour en Dieu seul, une âme, si vous voulez, élevée en contemplation, laquelle, trouvant du goût dans cette manière d’aimer Dieu qui lui paraît uniquement aimable, s’arrête à savourer cette source infinie de douceur, sans se mettre en aucune peine de son prochain; et donnez m’en une autre qui aime Dieu de tout son cœur, et qui aime aussi son prochain, quoique rude, grossier et imparfait, pour l’amour de Dieu, et qui s’emploie de tout son pouvoir pour le porter à Dieu: dites-moi, je vous prie, lequel de ces deux amours est le plus parfait et le moins intéressé? Sans doute que c’est le second, lequel joignant l’amour de Dieu avec l’amour du prochain, ou, pour mieux dire, étendant l’amour de Dieu sur le prochain, et rapportant l’amour du prochain à Dieu, accomplit la loi plus parfaitement que le premier.»
Et puis, appliquant cette doctrine à ceux de sa Congrégation: «Nous devons, leur disait-il, bien imprimer ces vérités dans nos âmes, pour conduire notre vie selon cet amour parfait, et pour en faire les œuvres, n’y ayant personne au monde plus obligé à cela que nous le sommes, ni aucune Compagnie qui doive être plus appliqué que la notre à l’exercice extérieur d’une vraie charité: car notre vocation est d’aller, non en une seule paroisse, ni en un seul diocèse, mais par toute la terre pour embraser les cœurs des hommes et pour y faire ce qu’a fait le Fils de Dieu, lequel a dit qu’il était venu apporter un feu sur la terre, afin d’enflammer les cœurs des hommes de son amour. Il est donc vrai que nous sommes envoyés non seulement pour aimer Dieu, mais aussi pour le faire aimer. Il ne nous suffit pas d’aimer Dieu, si notre prochain ne l’aime aussi; et nous ne saurions aimer notre prochain comme nous-mêmes, si nous ne lui procurons le bien que nous sommes obligés de nous vouloir à nous-mêmes, à savoir l’amour divin qui nous unit à celui qui est notre souverain bien. Nous devons aimer notre prochain comme l’image de Dieu et l’objet de son amour, et faire en sorte que réciproquement les hommes aiment leur très aimable Créateur, et qu’ils s’entr’aiment les uns les autres d’une charité mutuelle pour l’amour de Dieu, qui les a tant aimés que de livrer son propre Fils à la mort pour eux. «Mais regardons, je vous prie, Messieurs, ce divin Sauveur comme le parfait exemplaire de la charité que nous devons avoir pour notre prochain. O Jésus! dites-nous, s’il vous plaît, qui est-ce qui vous a fait descendre du ciel pour venir souffrir la malédiction de la terre ? Quel excès d’amour vous a porté à vous humilier jusqu’à nous et jusqu’au supplice infâme de la croix? Quel excès de charité vous a fait exposer à toutes nos misères, prendre la forme de pécheur, mener une vie souffrante et souffrir une mort honteuse? Où est-ce que l’on trouvera une charité si admirable et si excessive? Il n’y a que le Fils de Dieu qui en soit capable, et qui ait eu un tel amour pour ses créatures, que de quitter le trône de sa gloire pour venir prendre un corps sujet aux infirmités et misères de cette vie, et pour faire les étranges démarches qu’il a faites pour établir en nous et parmi nous, par son exemple et par sa parole, la charité de Dieu et du prochain. Oui, c’est cet amour qui l’a crucifié et qui a produit cet ouvrage merveilleux de notre Rédemption. O Messieurs, si nous avions une étincelle de ce feu sacré qui embrasait le cœur de Jésus-Christ, demeurerions-nous les bras croisés, et délaisserions-nous ceux que nous pouvons assister? Non certes, car la vraie charité ne saurait demeurer oisive, ni nous permettre de voir nos frères et nos amis dans le besoin sans leur manifester notre amour; et pour l’ordinaire les actions extérieures rendent témoignage de l’état intérieur. Ceux qui ont la vraie charité au dedans la font paraître au dehors; c’est le propre du feu d’éclairer et d’échauffer, et c’est aussi le propre de l’amour de se communiquer.»
Dans ce même sentiment, parlant une autre fois à ceux de sa Communauté, il disait que les Missionnaires seraient bien heureux, s’ils devenaient pauvres pour avoir exerce la charité envers les autres; mais ils ne devaient pas craindre de le devenir par cette voie, à moins que de se défier de la bonté de Notre-Seigneur et de la vérité de sa parole, que si néanmoins, disait-il, Dieu permettait qu’ils fussent réduits à la nécessité d’aller servir de vicaires dans les villages pour trouver de quoi vivre, ou bien même que quelques-uns d’entre eux fussent obligés d’aller mendier leur pain ou de coucher au coin d’une haie, tout déchirés et tout transis de froid, et qu’en cet état l’on vînt à demander à l’un d’eux: Pauvre prêtre de la Mission, qui t’a réduit à cette extrémité? quel bonheur, Messieurs, de pouvoir répondre, c’est la charité. O que ce pauvre prêtre serait estimé devant Dieu et devant les anges! ))
Et à ce propos, les Missionnaires qu’il avait envoyés à Alger pour l’assistance et consolation des pauvres esclaves, se trouvant un jour en danger d’être contraints de payer une somme considérable pour un de ces esclaves dont ils s’étaient rendus caution: M. Vincent, annonçant cette nouvelle aux siens, leur dit ces paroles dignes de remarque: «Ce qui se fait pour la charité, se fait pour Dieu; et ce nous est un grand bonheur, si nous sommes trouvés dignes d’employer ce que nous avons pour la charité, c’est-à-dire pour Dieu qui nous l’a donné; nous en remercierons et bénirons son infinie bonté. »
Or la charité de M. Vincent était si parfaite, et son cœur était tellement rempli de l’onction de cette divine vertu, que l’on peut dire en quelque façon qu’elle embaumait ceux qui avaient le bien de converser avec lui; en sorte que l’on pouvait connaître qu’il était du nombre de ceux dont parlait l’apôtre saint Paul quand il disait (Christi bonus odor sumus in omni loco) «Nous répandons en tous lieux la bonne odeur de Jésus-Christ.» Sur quoi parlant un jour aux siens: «Chaque chose, leur dit-il, produit comme une espèce et image de soi-même, ainsi qu’on voit dans une glace de miroir, qui représente les objets tels qu’ils sont, un visage laid y paraît laid, et un beau y paraît beau, de même, les bonnes ou les mauvaises qualités se répandent au dehors, et surtout la charité, qui est d’elle-même communicative, produit la charité; un cœur vraiment embrasé et animé de cette vertu fait ressentir son ardeur, et tout ce qui est dans un homme charitable respire et prêche la charité.»
De plus, la charité de ce grand serviteur de Dieu n’était pas resserrée, ni bornée, mais s’étendait universellement à toutes les créatures qui étaient capables d’en recevoir les effets; elle lui faisait embrasser par affection tous les hommes, et conserver, autant qu’il était en lui, une union sincère et cordiale avec tout le monde. C’était cette vertu qui le tenait constamment uni et soumis au souverain Pasteur de l’Église, qui est Notre Saint-Père le Pape, en la personne duquel il respectait et aimait Jésus-Christ, dont il tient la place sur la terre. Lorsque le Saint-Siège apostolique était vacant par le décès de quelque pape, il ne cessait de prier Dieu et de le faire prier incessamment par les siens, afin qu’il plût à sa bonté en donner un qui fût selon son cœur; et quand l’élection était canoniquement faite, il concevait un respect et une affection filiale envers celui qui était installé en cette sublime dignité; et laissant à part les autres considérations humaines, il ne regardait en la personne du souverain Pontife que ce qui était de l’institution divine, et des ordres de la Providence et de la volonté de Dieu.»
Cette même vertu lui inspirait des sentiments d’amour et de révérence envers tous les prélats de l’Église, comme nous verrons plus particulièrement en l’une des sections suivantes, et le portait à leur rendre toutes les complaisances et toutes les soumissions qu’il pouvait selon Dieu: il entrait dans leurs sentiments, il embrassait leurs intérêts et soutenait leur autorité; il souhaitait et procurait de tout son pouvoir que leur clergé et leurs peuples eussent pour leurs personnes sacrées toute la vénération et toute la confiance que les enfants doivent à leurs pères, et qu’ils déférassent humblement et promptement à leurs ordres.
Il était aussi très uni par la même vertu aux curés et aux autres pasteurs; il les honorait et servait selon les occasions, tous en général et chacun d’eux en particulier. Il avait encore union avec tous les Ordres et toutes les Communautés religieuses aussi bien qu’avec les séculières, et communiquait selon les occasions avec les supérieurs et principaux de chaque Communauté. Il avait pareillement une déférence merveilleuse pour toutes les personnes constituées en charge ou en dignité, soit ecclésiastique soit séculière; en sorte que si quelqu’un n’avait pas agréables ses services, comme un seigneur en sa terre, un curé en sa paroisse, ou un évêque en son diocèse, il n’avait jamais recours à d’autres plus puissants pour les faire fléchir à ce qu’il désirait faire, quoique ce fût chose juste et raisonnable; et il aimait mieux laisser un bien à faire que de le faire contre leur volonté.
Mais il a particulièrement fait profession ouverte d’une affection très sincère et d’une fidélité inviolable au service du roi, jusqu’à exposer tout ce qui dépendait de lui, et même sa vie, pour soutenir les intérêts de Sa Majesté. C’est le témoignage qu’en rendit un jour un seigneur de la cour en présence de plusieurs autres à la Reine-Mère pendant sa régence, disant «qu’il connaissait peu de personnes attachées comme M. Vincent, d’une fidélité sincère, constante et désintéressée, au service du roi et de l’État. Votre Majesté sait bien, dit-il, comment, pendant les troubles de Paris, il exposa sa maison au saccagement, et sa vie au péril de la perdre, pour conserver celle de votre chancelier, à qui il donna passage par Saint-Lazare pour aller trouver le roi à Pontoise; et comme il a encouru la disgrâce et la malveillance de plusieurs, pour s’être rendu ferme et fidèle à l’exécution des pieux desseins de Votre Majesté, particulièrement dans l’administration des biens ecclésiastiques. Ce que la reine reconnut et déclara être véritable.»
Enfin, M. Vincent était ami de tous les bons et avait partout des amis, dont il conservait et cultivait sincèrement l’amitié; non pour être jamais à charge à personne, mais pour maintenir et fomenter cette sainte union que le Fils de Dieu a tant recommandée aux siens, et pour faire du bien plutôt que pour en recevoir. Aussi peut-on dire avec vérité que jamais avaricieux n’a ménagé plus soigneusement les occasions de conserver ou accroître ses biens, ni ambitieux celles d’acquérir de nouveaux honneurs, que M. Vincent celles de faire du bien à son prochain, par un véritable et sincère esprit de charité. Sur quoi il ne sera pas hors de propos de produire le témoignage des religieuses de la Visitation du premier monastère de Paris, qui ont été ses filles spirituelles l’espace de 35 ans. Voici en quels termes elles en ont parle: « Ce grand serviteur de Dieu, tout ardent de son amour, voulait que chacun en brûlât, et que la charité fût pratiquée en toutes les sortes qu’elle le pouvait être. Il ne pouvait souffrir que dans les Communautés l’on ne se témoignât pas assez d’estime les uns aux autres, ou que l’on vînt à dire quelque chose qui fût au désavantage du prochain. Il disait qu’il craignait fort la désolation des Communautés, lorsque les personnes qui les composent ne se tiennent pas bien unies les unes aux autres; ce qui n’arrive jamais que par le manquement d’estime, de support et de charité. Qu’il fallait que les religieuses se regardassent les unes les autres comme les épouses de Jésus-Christ, les temples du Saint-Esprit et les images vivantes de Dieu, et que, dans cette vue, elles se portassent un amour et un respect réciproques les unes aux autres: et pour cela, ajoutent ces vertueuses servantes de Dieu, il nous exhortait particulièrement à deux choses: la première, d’avoir recours à la bonté de Dieu, qui est tout amour et charité, pour lui demander part aux lumières et aux ardeurs divines de son esprit. La seconde, de concevoir un grand désir de notre amendement, et de travailler en effet à nous amender des défauts et manquements que nous pourrions commettre contre la vertu de charité, faisant fidèlement sur ce sujet notre examen particulier, pour corriger et ôter de nos cœurs tout ce qui pourrait, en quelque manière que ce fût, altérer l’union que nous devions avoir avec Dieu, et entre nous-mêmes. n
Et une autre religieuse du même Ordre, dont la vertu a répandu une très bonne odeur dans le second monastère de Paris, a laissé en mourant ce témoignage de la charité qu’elle avait reconnue en M. Vincent: «L’on peut assurer, dit-elle, avec vérité, que ce saint homme a imité au plus près la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui n’a été employée qu’a bien faire à un chacun pendant qu’il a été sur la terre. Car, qui est-ce qui n’a point éprouvé la charité de M. Vincent dans ses nécessités, soit pour l’âme, soit pour le corps? Trouvera-t-on aucune personne affligée, laquelle, ayant eu recours à lui, s’en soit retirée jamais, sans trouver quelque soulagement en ses maux? Mais y a-t-il eu quelqu’un qui ait pu refuser de prendre confiance en lui, lorsqu’il a entrepris de lui parler et de le consoler? Et pour sa propre vie et les biens de sa Congrégation, à qui est-ce qu’on peut dire qu’ils sont, sinon à ceux qui en ont besoin ?»
Il y a encore une circonstance que nous ne devons pas omettre touchant la charité dont le cœur de M. Vincent était rempli: c’est qu’elle le portait non seulement à soulager les indigences et les misères tant du corps que de l’âme, mais aussi à épargner et sauver, autant qu’il pouvait, l’honneur et la réputation d’autrui: et c’est une chose remarquable qu’on ne l’a jamais entendu se plaindre de personne, quelques torts ou injures qu’il en eût reçus, et encore moins blâmer ou donner tort à aucun, quand il ne s’agissait que de ses seuls intérêts; au contraire, les absents avaient, partout où il se rencontrait, un avocat qui défendait toujours leur cause, et qui plaidait hautement en faveur de la charité; en sorte que disant toujours du bien de tous, autant qu’il le pouvait avec vérité, il ne disait et ne souffrait jamais qu’il fût dit en sa présence aucun mal de personne, et ne voulait pas même que l’on blâmât ses propres ennemis ou que l’on dît le moindre mal de ses propres ennemis.
Section I : Quelques exemples remarquables de la charité de M. Vincent
Pour commencer a faire voir dans le particulier ce que nous venons de dire en général touchant la charité de M. Vincent, nous rapporterons dans cette première section quelques exemples de cette même vertu, choisis entre un très grand nombre d’autres, dont la vie de ce grand serviteur de Dieu se trouve toute remplie.
Pendant les derniers troubles de ce Royaume, les habitants de la ville de Montmirail se trouvant en grande peine pour la crainte qu’ils avaient du mauvais traitement des soldats, et ne sachant que faire pour sauver leurs biens et pour mettre leurs personnes à couvert de leurs rapines et vexations, M. Vincent écrivit aux prêtres de sa Congrégation établis en ces quartiers-là, de faire ce qu’ils pourraient pour aider et soulager ces pauvres gens. Mais ces prêtres lui mandèrent qu’il y avait du danger pour eux-mêmes, et qu’en faisant cela ils courraient risque de se perdre. A quoi M. Vincent fit réponse: «qu’il fallait assister son prochain affligé, et que Dieu leur ayant donné les commodités qu’ils avaient, sa divine Majesté avait droit de les leur ôter quand il lui plairait; mais qu’ils soulageassent sans rien craindre cette pauvre ville, en tout ce qu’ils pourraient.» Ce qu’ils firent, aidant ces pauvres habitants à sauver leurs biens de la main des gens de guerre, et retirant chez eux la plupart de leurs meubles, s’abandonnant ainsi à la Providence de Dieu pour tout ce qui leur en pourrait arriver.
Les prêtres de la Congrégation de la Mission qui ont la direction d’un séminaire dans le ressort du parlement de Toulouse, s’étant trouvés engagés en un procès considérable touchant les affaires de ce séminaire, M. le Prince de Conty eut la bonté de s’entremettre pour le faire terminer; et il fut d’avis que ces prêtres le missent en arbitrage en la ville de Toulouse. Or, il arriva qu’un prélat qui prenait intérêt au bien de ce séminaire, et qui appuyait les prêtres de la Mission, n’approuva pas cet arbitrage, et leur ordonna de le rompre; ils ne manquèrent pas d’en donner avis aussitôt à M. Vincent, et lui envoyèrent la lettre que ce prélat leur avait écrite à cette occasion. Sur quoi un de ses prêtres lui ayant dit qu’il la fallait faire voir à M. le prince de Conty, qui était pour lors à Paris, afin qu’il connût que ce n’étaient pas les prêtres de la Mission qui voulaient rompre cet accommodement, M. Vincent lui répondit: «Non, Monsieur, cela retomberait sur ce bon prélat; il ne le faut pas faire, car ce serait donner sujet à M. le prince de se plaindre de lui; il vaut mieux que nous portions nous-mêmes ce reproche, et que toute la peine et confusion en tombe sur nous, plutôt que de faire aucune chose qui puisse préjudicier à notre prochain.»
Mais puisque le plus grand effet de la charité est d’exposer sa vie pour ceux que l’on aime, comme Notre-Seigneur nous le déclare dans l’Évangile, M. Vincent a bien fait voir qu’il possédait cette vertu au plus haut degré de sa perfection, ayant en plusieurs occasions exposé volontairement sa vie, pour assister et sauver son prochain.
Quelque temps après que les prêtres de la Mission furent introduits à Saint-Lazare, Dieu permit que la maladie contagieuse infectât cette maison, et que M. le sous-prieur en fût atteint: ce que M. Vincent ayant su, il alla aussitôt le visiter pour le consoler, encourager et lui offrir tout ce qui dépendait de son service; et il s’approcha si près de lui, qu’il ressentit l’odeur de son haleine, et de bon cœur il y fût toujours demeuré si on le lui eut permis. Et en ce même temps, un pauvre jeune garçon ayant été aussi frappé de cette maladie dans la maison de Saint-Lazare, et quelques-uns étant d’avis qu’on le fit porter à Saint-Louis, M. Vincent ne le voulut point permettre, mais le fit retenir et médicamenter à Saint-Lazare, et recommanda expressément à un des frères d’en prendre un soin particulier.
Passant un jour dans le faubourg Saint-Martin, il vit six ou sept soldats qui poursuivaient, les épées nues en leurs mains, un pauvre artisan pour le tuer; ils l’avaient même déjà blessé, et selon toutes les apparences, ce pauvre homme ne pouvait pas échapper à la mort: tout le monde s’enfuyait, voyant la furie de ces gens-là, de peur qu’en voulant délivrer l’innocent ils ne se missent eux-mêmes en danger: mais M. Vincent, ne craignant point d’exposer sa vie pour sauver celle de son prochain, et poussé de l’esprit de charité, s’en alla droit à ces soldats, se jetant au milieu de leurs épées, et faisant comme un bouclier de son corps pour parer les coups qu’ils voulaient porter sur ce pauvre artisan, ce qui lui donna moyen de se sauver; ces soldats, tout étonnés d’une telle charité, s’arrêtèrent, et s’étant enfin apaisés par ses remontrances, ils se désistèrent de leur mauvais dessein.
Voici un autre exemple de cette même vertu, d’autant plus remarquable qu’il est plus rare: il est venu aux oreilles de diverses personnes, non seulement de sa Congrégation, mais encore du dehors, et le supérieur des prêtres de la Mission établis à Marseille a témoigné l’avoir appris de plusieurs autres en cette ville-là, en la manière suivante.
M. Vincent, longtemps avant l’institution de sa Congrégation, fit une action de charité toute pareille à celle qui est rapportée de saint Paulin, qui se vendit lui-même pour racheter de l’esclavage le fils d’une pauvre veuve. Ayant un jour trouvé sur les galères un forçat, qui avait été contraint par ce malheur d’abandonner sa femme et ses enfants dans une grande pauvreté, il fut tellement touché de compassion du misérable état où ils étaient réduits, qu’il se résolut de chercher et d’employer tous les moyens qu’il pourrait pour les consoler et soulager; et comme il n’en voyait aucun, il fut intérieurement poussé, par un mouvement extraordinaire de charité, à se mettre lui-même à la place de ce pauvre homme, pour lui donner moyen, en le tirant de cette captivité, d’aller assister sa famille affligée: il fit donc en sorte, par les adresses que sa charité lui suggéra, de faire agréer cet échange à ceux de qui cette affaire dépendait, et s’étant mis volontairement dans cet état de captivité, il y fut attaché à la même chaîne de ce pauvre homme, dont il avait procuré la liberté; mais au bout de quelque temps, la vertu singulière de ce charitable libérateur ayant été reconnue dans cette rude épreuve, il en fut retiré. Plusieurs ont pensé depuis, non sans apparence de vérité, que l’enflure de ses pieds lui était venue du poids et de l’incommodité de cette chaîne que l’on attache aux pieds des forçats; et un prêtre de sa Congrégation ayant pris de là un jour occasion de lui demander si ce qu’on disait de lui était véritable, qu’il s’était mis autrefois en la place d’un forçat, il détourna ce discours en souriant, sans donner aucune réponse à sa demande.
Quoique cette action de charité soit fort admirable, nous pouvons dire néanmoins, par des témoignages encore plus assurés, que M. Vincent a fait quelque chose de plus avantageux à la gloire de Dieu, employant son temps, ses soins, ses biens et sa vie, comme il a fait, pour le service de tous les forçats, que d’avoir engagé sa liberté pour un seul; car, connaissant par sa propre expérience leurs misères et leurs besoins, il leur a procuré des secours corporels et spirituels, en santé et en maladie, pour le présent et pour l’avenir, plus grands et plus étendus incomparablement qu’il n’aurait pu faire s’il était toujours demeuré attache avec eux.
Mais on n’aura pas difficulté à croire qu’il ait été disposé d’engager sa liberté extérieure, et à se réduire à l’esclavage comme saint Paulin pour la délivrance de son prochain, si l’on considère qu’il a passé encore plus outre, et qu’a l’imitation du grand Pôtre saint Paul, il a bien voulu en quelque façon se rendre anathème pour ses frères. En voici un exemple très remarquable, arrivé du temps que M. Vincent était aumônier de la reine Marguerite. Nous en tirerons le récit en partie d’un discours qu’il fit un jour à sa Communauté, et en partie de ce que l’on en a appris après sa mort par le témoignage de personnes très dignes de foi:
«J’ai connu (dit M. Vincent) un célèbre docteur, lequel avait longtemps défendu la foi catholique contre les hérétiques, en la qualité de théologal qu’il avait tenue dans un diocèse. La défunte reine Marguerite l’ayant appelé auprès d’elle pour sa science et pour sa piété, il fut obligé de quitter ses emplois; et comme il ne prêchait, ni ne catéchisait plus, il se trouva assailli, dans le repos où il était, d’une rude tentation contre la foi: ce qui nous apprend, en passant, combien il est dangereux de se tenir dans l’oisiveté, soit du corps, soit de l’esprit: car comme une terre, quelque bonne qu’elle puisse être, si néanmoins elle est laissée quelque temps en friche, produit incontinent des chardons et des épines, aussi notre âme ne peut pas se tenir longtemps en repos et en oisiveté, qu’elle ne ressente quelques passions ou tentations qui la portent au mal. Ce docteur donc, se voyant en ce fâcheux état, s’adressa à moi pour me déclarer qu’il était agité de tentations bien violentes contre la foi, et qu’il avait des pensées horribles de blasphème contre Jésus-Christ, et même de désespoir, jusque-là qu’il se sentait poussé à se précipiter par une fenêtre. Il en fut réduit à une telle extrémité, qu’il fallut enfin l’exempter de réciter son bréviaire et de célébrer la sainte Messe, et même de faire aucune prière; d’autant que, lorsqu’il commençait seulement à réciter le Pater, il lui semblait voir mille spectres qui le troublaient grandement; et son imagination était si desséchée, et son esprit si épuisé à force de faire des actes de désaveu de ses tentations, qu’il ne pouvait plus en produire aucun. Etant donc dans ce pitoyable état, on lui conseilla cette pratique, qui était que toutes et quantes fois qu’il tournerait la main ou l’un de ses doigts vers la ville de Rome, ou bien vers quelque église, il voudrait dire par ce mouvement et par cette action qu’il croyait tout ce que l’Eglise romaine croyait. Qu’arriva-t-il après tout cela? Dieu eut enfin pitié de ce pauvre docteur, qui, étant tombé malade, fut en un instant délivré de toutes ses tentations; le bandeau d’obscurité lui fut ôté tout d’un coup de dessus les yeux de son esprit; il commença à voir toutes les vérités de la foi, mais avec tant de clarté, qu’il lui semblait les sentir et les toucher du doigt; et enfin il mourut, rendant à Dieu des remerciements amoureux de ce qu’il avait permis qu’il tombât en ces tentations pour l’en relever avec tant d’avantage, et lui donner des sentiments si grands et si admirables des mystères de notre religion.»
Voilà ce qui a été recueilli d’un discours que M. Vincent fit un jour aux siens sur le sujet de la foi, dans lequel il ne dit rien du moyen dont il se servit pour délivrer ce docteur de la violence de ses tentations; mais on a su après sa mort que cela s’était fait par ses prières, et par l’oblation qu’il fit à Dieu de lui-même pour la délivrance de ce pauvre affligé. Voici de quelle façon le tout s’est passé, selon le témoignage qu’en a donné par écrit une personne très digne de foi, laquelle n’avait aucune connaissance du discours de M. Vincent ci-dessus rapporté:
« M. Vincent, s’étant mis en devoir de consoler cet homme qui lui avait découvert ses peines d’esprit, lui conseilla de les désavouer, et de faire quelques bonnes œuvres pour obtenir la grâce d’en être délivré; ensuite de cela, il arriva que cet homme tomba malade, et qu’en sa maladie l’esprit malin redoubla ses efforts pour le perdre. M. Vincent donc, le voyant réduit en ce pitoyable état, craignit avec sujet qu’il ne succombât enfin à la violence de ces tentations d’infidélité et de blasphème, et qu’il ne mourût empoisonné de cette haine implacable que le diable porte au Fils de Dieu; il se mit en oraison pour prier sa divine bonté qu’il lui plût délivrer ce malade de ce danger, et s’offrit à Dieu en esprit de pénitence pour porter en lui-même, sinon les mêmes peines, au moins tels effets de sa justice qu’il aurait agréable de lui faire souffrir, imitant en ce point la charité de Jésus Christ, qui s’est chargé de nos infirmités pour nous en guérir, et qui a satisfait aux peines que nous avions méritées. Dieu voulut par un secret de sa Providence prendre au mot le charitable M. Vincent; et exauçant sa prière il délivra entièrement le malade de sa tentation, rendit le calme à son esprit, éclaira sa foi obscurcie et troublée, et lui donna des sentiments de religion et de reconnaissance envers Notre-Seigneur Jésus-Christ, autant remplis de tendresse et de dévotion qu’il en eût jamais eu: mais en même temps, ô conduite admirable de la divine Sagesse! Dieu permit que cette même tentation passât dans l’esprit de M. Vincent, qui s’en trouva dès lors vivement assailli. Il employa les prières et les mortifications pour s’en faire quitte; elles n’eurent d’autre effet que de lui faire souffrir ces fumées d’enfer avec patience et résignation, sans perdre pourtant l’espérance qu’enfin Dieu aurait pitié de lui. Cependant, comme il reconnut que Dieu le voulait éprouver en permettant au diable de l’attaquer avec tant de violence, il fit deux choses: la première fut qu’il écrivit sa profession de foi sur un papier, qu’il appliqua sur son cœur, comme un remède spécifique au mal qu’il sentait; et faisant un désaveu général de toutes les pensées contraires à la foi, il fit un pacte avec Notre-Seigneur que toutes les fois qu’il porterait la main sur son cœur et sur le papier, comme il faisait souvent, il entendait, par cette action et par ce mouvement de la main, renoncer à la tentation, quoiqu’il ne prononçât de bouche aucune parole, et il élevait en même temps son cœur à Dieu, et divertissait doucement son esprit de sa peine, confondant ainsi le diable sans lui parler ni le regarder.
« Le second remède qu’il employa fut de faire le contraire de ce que la tentation lui suggérait, tâchant d’agir par foi, et de rendre honneur et service à Jésus-Christ; ce qu’il fit particulièrement en la visite et consolation des pauvres malades de l’hôpital de la Charité du faubourg Saint-Germain, où il demeurait pour lors. Cet exercice charitable étant des plus méritoires du Christianisme, était aussi le plus propre pour témoigner à Notre-Seigneur avec quelle foi il croyait à ses paroles et à ses exemples, et avec quel amour il le voulait servir, puisque Jésus-Christ a dit qu’il tenait fait à sa propre personne le service qu’on rendrait au moindre des siens. Dieu fit par ce moyen la grâce à M. Vincent de tirer un tel profit de cette tentation, que non seulement il n’eut jamais l’occasion de se confesser d’aucune faute qu’il eût commise en cette matière-là, mais même ces remèdes dont il usa lui furent comme des sources d’innombrables biens qui ont ensuite découlé dans son âme.
« Enfin trois ou quatre ans s’étaient passés dans ce rude exercice; M. Vincent gémissait toujours devant Dieu sous le poids très fâcheux de ces tentations, et néanmoins tâchait de se fortifier de plus en plus contre le diable et de le confondre. Il s’avisa un jour de prendre une résolution ferme et inviolable pour honorer davantage Jésus-Christ, et pour l’imiter plus parfaitement qu’il n’avait encore fait, qui fut de s’adonner toute sa vie pour son amour au service des pauvres. Il n’eut pas plus tôt formé cette résolution dans son esprit que, par un effet merveilleux de la grâce, toutes ces suggestions du malin esprit se dissipèrent et s’évanouirent; son cœur, qui avait été depuis si longtemps dans l’oppression, se trouva remis dans une douce liberté; et son âme fut remplie d’une si abondante lumière, qu’il a avoué en diverses occasions qu’il lui semblait voir les vérités de la foi avec une lumière toute particulière.»
Voilà quelle fut la fin de cette tentation, et le fruit de cette résolution, de laquelle on peut dire que Dieu a tiré depuis, par sa grâce, toutes les grandes œuvres qu’il a opérées par son serviteur, pour l’assistance et pour le salut d’une infinité de pauvres, et pour le plus grand bien de son Eglise.
Outre la personne qui a rendu ce témoignage, il y en a plusieurs autres de mérite et de vertu, encore vivantes, qui ont assuré la même chose, comme l’ayant apprise de M. Vincent même; il leur avait déclaré en confiance ce qui s’était passé à son égard en cette occasion, pour les porter à se servir des mêmes remèdes, afin d’obtenir le soulagement et la guérison de pareilles peines d’esprit dont elles se trouvaient atteintes.