La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Livre second, Chapitre XI Section II

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

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Author: Louis Abelly · Year of first publication: 1664.
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Section II : Assistance rendue a la Picardie et a la Champagne

Ce fut en l’année 1650 que, par un secret jugement de Dieu, le fléau de la guerre, qui affligeait de longues années la plus grande partie de l’Europe, commença à faire ressentir plus vivement ses atteintes à la France, laquelle ensuite en a toujours été agitée jusqu’à la conclusion de la paix générale, Or, entre toutes les provinces de ce royaume, la Picardie et la Champagne ont été le plus exposées à cet orage; elles en ont éprouvé plus longtemps la violence, particulièrement depuis que les ennemis de l’État ayant voulu assiéger la ville de Guise, les troupes du roi qui s’étaient avancées au secours les obligèrent de changer de dessein; car.la demeure assez longue des deux armées sur cette frontière y causa une extrême désolation; et lorsqu’elles se retirèrent des environs de Guise, elles y laissèrent un très grand nombre de soldats languissants de faim,et attaqués de diverses maladies lesquels voulant s’efforcer de marcher pour chercher quelque soulagement, tombaient de faiblesse sur les chemins, et mouraient misérablement, privés des sacrements et de toute consolation humaine.

Quelques passants ayant vu ce triste spectacle en portèrent la nouvelle à Paris, où tout le monde se réjouissait alors de la retraite des ennemis; mais très peu de personnes se mirent en peine de ces pauvres abandonnés, qui périssaient si misérablement sans aucun secours.

M. Vincent, qui était très sensible aux souffrances du prochain, fut grandement touché de savoir l’état pitoyable auquel ces pauvres gens étaient réduits.; et en ayant parlé avec Madame la présidente de Herse, qui était fort portée aux œuvres de charité, il fit partir aussitôt de Paris deux Missionnaires avec un cheval chargé de vivres, et environ cinq cents livres en argent pour aller sauver la vie à ces moribonds, et pour disposer à la mort ceux qui étaient en état de n’y pouvoir échapper. Ces Missionnaires étant arrivés sur les lieux trouvèrent un si grand nombre de ces pauvres gens couchés le long des haies et sur les grands chemins, languissants et mourants, qu’ayant bientôt épuisé les provisions qu’ils avaient portées, ils furent obligés de courir en grande hâte aux villes les plus prochaines pour acheter d’autres vivres; mais ils furent bien étonnés de voir dans les villes presque les mêmes besoins qu’ils avaient trouvés dans la campagne; ce qui  les obligea d’en écrire promptement à M. Vincent pour lui faire savoir que la désolation était générale dans tout le pays, et que les secours qu’ils avaient portés n’étaient rien en comparaison de ce qui était nécessaire pour y donner quelque remède; que les armées avaient moissonné tous les grains et dépouillé les peuples jusqu’à la chemise; que la plus grande partie des gens de la campagne avaient quitté leur demeure pour aller chercher leur vie dans les villes, et que, n’y trouvant personne qui les pût soulager, parce que les bourgeois même n’avaient pas du pain pour eux, ils y tombaient en défaillance et y mouraient de misère. M. Vincent ayant reçu ces lettres en donna avis aux Dames de la Charité de Paris, et il convint avec elles d’envoyer un plus grand nombre de Missionnaires et des aumônes plus abondantes; ce qui fut aussitôt exécuté.

Or, pour mieux connaître la grandeur des œuvres de miséricorde qui ont été exercées en cette occasion, il faut considérer quelle a été l’extrémité de la misère à laquelle ces deux pauvres provinces ont été réduites pendant l’espace de dix ans ou environ, durant lequel les armées, continuant à les ravager chaque année, tantôt d’un côté et tantôt d’un autre, ont porté la désolation partout. C’est ce que nous ne saurions mieux voir que par les extraits des lettres que les mêmes Missionnaires, qui furent employés à la distribution de ces aumônes, écrivirent de divers lieux à M. Vincent, lui rendant fidèlement compte des misères qu’ils y avaient vues de leurs yeux, afin que sa charité en procurât le remède. Voici ce qu’ils en écrivirent du côté de Guise, Laon et la Fère.

« C’est un sujet de grande compassion de voir une grande multitude de malades partout; il y en a plusieurs, et en très grand nombre. qui sont travaillés de dyssenteries et de fièvres; les autres sont couverts de gale, ou de pourpre, ou de tumeurs et apostumes; plusieurs sont enflés, les uns à la tête, les autres au ventre et d’autres par tout le corps. L’origine de tous ces maux vient de ce qu’ils n’ont mangé presque toute l’année que des racines d’herbes, de méchants fruits, et quelques-uns du pain de son, tel qu’à peine les chiens en voudraient. Nous n’entendons que des lamentations pitoyables: ils crient après nous pour avoir du pain, et, tout malades qu’ils sont, ils se traînent par les pluies et par les mauvais chemins, deux ou trois lieues loin, pour avoir un peu de potage: il y en a plusieurs qui meurent dans les villages sans confession et sans sacrements; il ne se trouve même personne qui leur donne la sépulture après leur mort. Ce qui est si véritable, qu’étant il n’y a que trois jours au village de Lesquielle, du côté de Landrecies, pour y visiter les malades, nous trouvâmes dans une maison une personne morte faute d’assistance, don le corps était à demi mangé des bêtes qui étaient entrées dans le logis. N’est-ce pas la une désolation étrange, de voir des chrétiens abandonnés de la sorte durant leur vie et après leur mort ?

« Nous venons, (disent-ils dans une autre lettre) de visiter trente-cinq villages du doyenné de Guise, où nous avons trouvé près de six cents personnes dont la misère est telle qu’ils se jettent sur les chiens et sur les chevaux après que les loups en ont fait leur curée. Et dans la seule ville de Guise, il y a plus de cinq cents malades retirés en des caves et des trous de cavernes plus propres pour loger les bêtes que les hommes.

« Il y a un très grand nombre de pauvres gens de la Thiérache qui depuis plusieurs semaines n’ont pas mangé de pain, pas même de celui qu’on fait avec du son d’orge, qui est le seul que les plus aisés puissent avoir, et ne se sont nourris que de lézards, de grenouilles et des herbes des champs.

« Dans plusieurs villes ruinées, les principaux habitants sont dans la honte et la nécessité; la pâleur de leur visage montre assez quel est leur besoin, et qu’il les faut assister secrètement, aussi bien que la pauvre noblesse des champs, qui, se voyant sans pain et réduite sur la paille, souffre encore la honte de n’oser mendier ce qui lui est nécessaire pour vivre. Et d’ailleurs à qui pourrait-elle le demander, puisque le malheur de la guerre a mis une égalité de misères partout ?

« Et ce qui est plus digne de larmes est que non seulement le pauvre peuple de ces frontières n’a ni pain, ni bois, ni linge, ni couverture; mais il est sans pasteur et sans secours spirituel, la plupart des curés sont morts ou malades. et les églises ruinées et pillées: en sorte qu’il y en a bien cent ou environ dans le seul diocèse de Laon, où l’on ne peut célébrer la sainte Messe, faute d’ornements. Nous y faisons notre possible, mais ce travail est infini; il faut aller et venir sans cesse, exposés au péril des coureurs, pour assister plus de treize cents malades que nous avons sur les bras dans ce canton-ci.

« Plusieurs monastères de filles sont dans une grande pauvreté, elles souffrent la faim et le froid, et seront contraintes ou de mourir dans leur clôture, ou de la rompre pour errer par le monde en cherchant de quoi vivre.

« Nous avons,(écrivent ceux qui étaient au diocèse de Soissons,) fait la visite des pauvres de ce lieu, et des autres villages de cette vallée, où l’affliction que nous y avons vue surpasse tout ce qu’on vous a mandé. Car, pour commencer par les églises, elles ont été profanées,le Saint Sacrement a été foulé aux pieds, les calices et les ciboires emportés, les fonts baptismaux rompus, les ornements pillés; en sorte qu’il y a plus de vingt-cinq églises en cette petite contrée, où l’on ne peut célébrer la sainte Messe.

« La plupart des habitants sont morts dans les bois, pendant que l’ennemi occupait leurs maisons; les autres sont revenus chez-eux pour y finir leur vie: car nous ne voyons partout que malades; nous en avons plus de douze cents, outre six cents languissants, tous répandus en plus de trente villages ruinés; ils sont couchés sur la terre, et dans les maisons à demi démolies et découvertes, sans aucune assistance: nous trouvons les vivants avec les morts, de petits enfants auprès de leurs mères mortes, etc.»

Ils écrivirent de Saint-Quentin ce qui suit: « Quel moyen de donner des secours suffisants à sept ou huit mille pauvres qui périssent de faim, à douze cents réfugiés, à trois cent cinquante malades, qui ne se peuvent nourrir qu’avec des potages et de la viande, à trois cents familles honteuses, tant de la ville que des champs qu’il  faut assister secrètement, pour retirer plusieurs filles du dernier naufrage, et pour éviter ce qui faillit arriver l’autre jour à un jeune homme, lequel, pressé de la nécessité, il se voulut tuer avec un couteau, et aurait commis ce crime, si l’on n’eût couru pour l’en empêcher; à cinquante prêtres qu’il faut nourrir préférablement à tous autres? L’on trouva un de ces prêtres de la ville l’autre jour mort dans son lit, et l’on a découvert que c’était pour n’avoir osé demander sa vie.

« La souffrance des pauvres ne se peut exprimer. Si la cruauté des soldats leur a fait chercher les bois, la faim les en a fait sortir: ils se sont réfugiés ici. Il y est venu près de quatre cents malades; et la ville, qui ne pouvait les assister, en a fait sortir la moitié: ils sont morts peu à peu, étendus sur les grands chemins; et ceux qui nous sont demeurés sont en telle nudité, qu’ils n’osent se lever de dessus leur paille pourrie pour nous venir trouver.

« La famine est telle, que nous voyons les hommes mangeant la terre, broutant l’herbe, arrachant l’écorce des arbres, déchirant les méchants haillons dont ils sont couverts pour les avaler; mais, ce que nous n’oserions dire si nous ne l’avions vu, et qui fait horreur, ils se mangent les bras et les mains, et meurent dans ce désespoir. Nous avons trois mille pauvres réfugiés, cinq cents malades, sans parler de la pauvre noblesse et des pauvres honteux de la ville, dont le nombre augmente chaque jour.»

Les Missionnaires qui furent envoyés du côté de Reims, Rethel, etc., écrivirent le la manière qui suit

« Il n’y a point de langue qui puisse dire. ni d’oreille qui ose entendre ce que nous avons vu dès le premier jour de nos visites: presque toutes les églises profanées, sans épargner ce qu’il y a de plus saint et de plus adorable; les ornements pillés; les prêtres ou tués, ou tourmentés, ou mis en fuite; toutes les maisons démolies; la moisson emportée; la terre sans labour et sans semence; la famine et la mortalité presque universelle; les corps sans sépulture, et exposés pour la plupart à servir de curée aux loups; les pauvres qui restent de ce débris sont réduits à ramasser par les champs quelques grains de blé ou d’avoine germés et à demi pourris, dont ils font du pain qui est comme de la boue, et si malsain, qu’ils en sont presque tous malades. Ils se retirent dans des trous ou des cabanes, où ils sont couchés à plate terre, sans linge ni habits, sinon quelques méchants lambeaux dont ils se couvrent; leurs visages sont noirs et défigurés; et avec cela leur patience est admirable. Il y a des cantons tout déserts, dont les habitants qui ont échappé à la mort sont allés au loin chercher leur vie; de sorte qu’il n’y reste plus sinon les malades, les orphelins et les pauvres femmes veuves chargées d’enfants, qui demeurent exposées à la rigueur de la famine, du froid, et de toutes sortes d’incommodités et de misères.»

Voilà l’état où se trouvèrent les peuples de ces deux grandes provinces, et particulièrement de quatre ou cinq diocèses les plus proches des frontières, pendant près de dix années, c’est-à-dire depuis l’année 1650 jusqu’après la publication de la paix générale, qui se fit en l’an 1660. Il est vrai que cette grande désolation n’a pas été égalé en tous les lieux, ni en même temps, si ce n’est les premières années; néanmoins, durant le reste du temps, elle s’est toujours rencontrée en divers endroits de la Picardie et de la Champagne.

Les lieux qui ont été plus particulièrement assistés par les soins charitables de M. Vincent et par les bienfaits des Dames de la Charité de Paris et des autres personnes vertueuses, sont les suivants: c’est à savoir, Guise, Laon, Noyon, Chauny, la Fère, Riblemont, Ham, Marle, Vervins, Rosoy, Plomion, Orson, Aubenton, Montcornet et autres lieux de la Thiérache; Arras, Amiens, Péronne, Saint-Quentin, le Catelet, et quelque cent trente villages des environs ; comme aussi Basoches, Brenne, Fismes, et environ trente villages de cette vallée; Reims, Rethel, Château-Porcien, Neuchâtel, Lude, Boul sur la rivière de Suippe, Somme-Puis, Saint-Etienne, Vandy, Saint-Souplet, Rocroy, Mézières, Charleville, Donchery, Sedan, Vaucouleurs, et un très grand nombre de pauvres bourgs et villages qui sont aux environs de ces lieux-là.

M. Vincent y envoya dès le commencement dix ou douze Missionnaires, qui allèrent de tous côtés pour sauver la vie à plusieurs milliers de personnes réduites à ]a dernière extrémité; et pour cet effet ils se partagèrent en divers lieux: les uns furent dans le diocèse de Noyon, les autres en celui de Laon, d’autres au diocèse de Reims, d’autres en celui de Soissons; et chacun se chargeait de pourvoir aux besoins de tout le canton où il devait s’appliquer. Ils établissaient en des lieux propres la distribution journalière des potages, et les autres distributions de pain, viande, confitures, remèdes, habits, linge, couvertures, chaussures, outils, semences, ornements d’église, argent, etc. Il y eut pareillement des Filles de la Charité qui furent envoyées en plusieurs endroits pour prendre un soin plus particulier des pauvres malades. Et comme toutes ces distributions et aumônes s’étendaient bien loin, la dépense durant les premières années allait à dix, douze, et jusqu’à seize mille livres par mois, parce qu’alors les vivres étaient si chers et les miséres si extrêmes, que sans ces grandes distributions de vivres et d’aumônes, ces pauvres peuples auraient presque tous péri.

Comme les assistances spirituelles n’étaient pas moins nécessaires pour les âmes, elles leur furent aussi rendues avec de très grands soins et des fatigues inconcevables par ces bons missionnaires, ou à leur défaut (comme ils ne pouvaient pas être en même temps en tous lieux) par d’autres prêtres, qu’ils entretenaient dans les paroisses destituées de pasteurs.

Outre tous ces Missionnaires qui furent partagés par ]es diocèses, M. Vincent en établit un fort intelligent pour être comme l’intendant de toute cette charitable entreprise, et pour avoir une vue générale sur tous les autres  Pour cet effet il allait et venait incessamment d’un côté et d’autre: premièrement, pour reconnaître la véritable nécessité des pauvres, et les lieux qui avaient un plus pressant besoin d’être assistés; et puis pour choisir des personnes de piété et charité dans les villes et villages où les Missionnaires ne pouvaient pas s’arrêter, afin de faire une fidèle distribution de la nourriture et des autres aumônes qu’il leur destinait. Il réglait la dépense partout; il l’augmentait ou retranchait, selon que le nombre des pauvres et des malades croissait ou diminuait en chaque lieu. Il rendait compte de toutes ces choses par lettres à M. Vincent, et celui-ci en informait les Dames de la Charité de Paris qui s’assemblaient toutes les semaines pour aviser avec lui et pour résoudre tout ce qu’il y avait à faire pour le bien de cette sainte œuvre.

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