Section III : Paroles remarquables de M Vincent touchant les retraites spirituelles
Ce fidèle serviteur de Dieu reconnaissant d’un côté les grands fruits que ces retraites pouvaient produire pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, et sachant bien d’ailleurs qu’elles étaient fort à charge à sa communauté, tant pour la dépense que pour la peine d’avoir continuellement affaire à tant de sortes de personnes de si différentes conditions et dispositions, il appréhendait beaucoup que les siens ne vinssent à se lasser de porter un fardeau si pesant. C’est pourquoi il recommandait souvent à sa Compagnie de soutenir cette charge avec constance et persévérance, et d’avoir toujours un grand soin de servir et aider ces âmes qui viennent chercher Dieu: « Craignons, Messieurs, leur disait-il, craignons que Dieu ne nous ôte cette moisson qu’il nous offre: car il transfère ses grâces à d’autres quand on n’en fait pas l’usage que l’on doit »
Un jour, recommandant aux prières des siens une personne qui était en retraite, il prit sujet d’exhorter et d’exciter toute sa communauté à l’affection de cette sainte œuvre: « Oh Messieurs, leur dit-il, que nous devons bien estimer la grâce que Dieu nous fait de nous amener tant de personnes pour les aider à faire leur salut ! Il y vient même beaucoup de gens de guerre, et ces jours passés il y en avait un qui me disait: Monsieur, je m’en dois aller bientôt aux occasions, et je désire auparavant me mettre en bon état: j’ai des remords de conscience, et dans le doute de ce qui me doit arriver, je viens me disposer à ce que Dieu voudra ordonner de moi. » Nous avons maintenant céans, par la grâce de Dieu, bon nombre de personnes en retraite. Oh Messieurs, quels grands biens cela ne peut-il pas produire, si nous y travaillons fidèlement ! Mais quel malheur si cette maison se relâche un jour de cette pratique ! Je vous le dis, Messieurs et mes frères; je crains que le temps ne vienne, auquel elle n’aura plus le zèle qui jusqu’à présent lui a fait recevoir tant de personnes à la retraite. Et alors qu’arriverait-il ? Il serait à craindre que Dieu n’ôtât à la Compagnie, non seulement la grâce de cet emploi, mais qu’il ne la privât même de tous les autres. On me disait avant-hier que le parlement avait dégradé ce jour-là un conseiller, et que, l’ayant fait venir en la grand’chambre, où toutes les autres étaient assemblées, vêtu de sa robe rouge, le président appela les huissiers, et leur commanda de lui ôter cette robe et son bonnet, comme indigne de ces marques d’honneur et incapable de la charge qu’il avait. La même chose nous arriverait, Messieurs, si nous abusions des grâces de Dieu en négligeant nos premières fonctions .Dieu nous les ôterait, comme indignes de la condition où il nous a mis et des œuvres auxquelles il nous a appliqués. Mon Dieu, quel sujet de douleur ! Or pour nous bien persuader quel grand mal ce nous serait si Dieu nous privait de l’honneur de lui rendre ce service, il faut considérer que plusieurs viennent céans faire leur retraite pour connaître la volonté de Dieu, dans le mouvement qu’ils ont eu de quitter le monde, et j’en recommande un à vos prières, qui a achevé sa retraite, et qui en sortant d’ici s’en va aux Capucins prendre l’habit. Il y a quelques communautés qui nous adressent plusieurs de ceux qui veulent entrer chez elles, et les envoient pour faire les exercices céans, afin de mieux éprouver leur vocation avant que de les recevoir; d’autres viennent de dix, de vingt et de cinquante lieues loin, exprès, non seulement pour se venir récolliger ici et faire une confession générale, mais pour se déterminer à un choix de vie dans le monde, et pour prendre les moyens de s’y sauver. Nous voyons aussi tant de curés et d’ecclésiastiques qui y viennent de tous côtes pour se redresser en leur profession, et s’avancer en la vie spirituelle. Ils viennent tous sans se mettre en peine d’apporter de l’argent, sachant qu’ils seront bien reçus sans cela; et à ce propos une personne me disait dernièrement que c’était une grande consolation pour ceux qui n’en ont pas, de savoir qu’il y a un lieu à Paris toujours prêt à les recevoir par charité, lorsqu’ils s’y présenteront avec un véritable dessein de se mettre bien avec Dieu.
« Cette maison, Messieurs, servait autrefois à la retraite des lépreux; ils y étaient reçus, et pas un ne guérissait: et maintenant elle sert à recevoir des pécheurs, qui sont des malades couverts de lèpre spirituelle, mais qui guérissent par la grâce de Dieu; disons plus, ce sont des morts qui ressuscitent: quel bonheur que la maison de Saint-Lazare soit un lieu de résurrection ! Ce saint, après être demeuré mort trois jours dans le tombeau, en sortit tout vivant; et Notre-Seigneur qui le ressuscita, fait encore la même grâce à plusieurs qui, ayant demeuré quelques jours céans, comme dans le sépulcre du Lazare, en sortent avec une nouvelle vie. Qui est-ce qui ne se réjouira d’une telle bénédiction, et qui n’entrera dans un sentiment d’amour et de reconnaissance envers la bonté de Dieu pour un si grand bien ? Quel sujet de honte si nous nous rendons indignes d’une telle grâce ! Quelle confusion, Messieurs, et quel regret n’aurons-nous pas un jour, si par notre faute nous en sommes dégradés, pour être en opprobre devant Dieu et devant les hommes ! Quel sujet d’affliction n’aura pas un pauvre frère de la Compagnie, qui voit maintenant tant de gens du monde venir de toutes parts se retirer un peu parmi nous pour changer de vie, et qui pour lors verra ce grand bien négligé ! Il verra qu’on ne recevra plus personne; enfin il ne verra plus ce qu’il a vu: car nous en pourrons venir là, Messieurs, non pas peut-être si tôt, mais à la longue. Quelle en sera la cause ? Si on dit à un pauvre Missionnaire relâché: Monsieur, vous plaît-il de conduire cet exercitant pendant sa retraite ? cette prière lui sera un gehenne, et s’il ne s’en excuse pas, il ne fera, comme on dit, que traîner le balai; il aura tant d’envie de se satisfaire, et tant de peine à retrancher une demi-heure ou environ après le dîner, et autant après le souper, de sa récréation ordinaire, que cette heure lui sera insupportable, quoique donnée au salut d’une âme, et la mieux employée de tout le jour. D’autres murmureront de cet emploi, sous prétexte qu’il est fort onéreux et de grande dépense: et ainsi les prêtres de la Mission,.qui autrefois auront donné la vie aux morts, n’auront plus que le nom et la figure de ce qu’ils ont été: ce ne seront plus que des cadavres, et non de vrais Missionnaires; ce seront des carcasses de saint Lazare, et non des Lazares ressuscités, et encore moins des hommes qui ressuscitent les morts. Cette Mission, qui est maintenant comme une piscine salutaire où tant de monde vient se laver, ne sera plus qu’une citerne corrompue par le relâchement et l’oisiveté de ceux qui l’habiteront. Prions Dieu, Messieurs et mes frères, que ce malheur n’arrive pas; prions la sainte Vierge qu’elle le détourne par son intercession, et par le désir qu’elle a de la conversion des pécheurs; prions le grand saint Lazare qu’il ait agréable d’être toujours le protecteur de cette maison, et qu’il lui obtienne la grâce de la persévérance dans le bien commencé. »
Recommandant une autre fois un exercitant aux prières de sa communauté, il ajouta ce qui suit: « Je la supplie, dit-il, de remercier Dieu pour l’attrait qu’il donne de faire ici retraite à tant de personnes, que c’est merveille; tant d’ecclésiastiques de la ville et des champs qui quittent tout pour cela, tant de personnes qui pressent chaque jour pour y être reçues, et qui le demandent avec instance longtemps auparavant. Grand sujet de louer Dieu ! Les uns me viennent dire: Monsieur, il y a tant de temps que je demande, cette grâce, tant de fois que je suis venu ici sans pouvoir l’obtenir; les autres: Monsieur, il faut que je m’en aille, je suis en charge, mon bénéfice me demande, et je suis sur mon départ; accordez-moi cette faveur; les autres: J’ai achevé mes études et je suis obligé de me retirer et de songer à ce que je dois devenir les autres: Monsieur, j’en ai grand besoin. Ah ! Monsieur, si vous le saviez, vous m’accorderiez bientôt cette consolation. Il y a même des vieillards qui viennent pour s’y préparer à la mort Grande faveur, grande grâce que Dieu a faite à cette maison d’y appeler tant d’âmes aux saints exercices, et de se servir de cette famille comme d’instrument pour leur conversion.
« A quoi devons-nous penser qu’à gagner une âme à Dieu, surtout quand elle vient à nous ? nous ne devrions avoir autre but et ne viser qu’a cela seul. Hélas ! les âmes ont tant coûté au Fils de Dieu ! et c’est à nous qu’il les envoie pour les remettre en sa grâce. O Sauveur ! prenons bien garde de ne nous rendre pas indignes de ce choix, et que Dieu ne vienne à retirer sa main de dessus nous. Je veux croire qu’il n’y en a que fort peu qui n’en profitent pas; et pour quelqu’un qui n’en fait pas bon usage, il ne faut pas priver de ce bien tant de bonnes âmes qui en tirent tant d’avantages et qui en recueillent de si grands fruits, mais des fruits merveilleux. Je vous en ai parlé autrefois, et je ne vous en rapporterai aujourd’hui qu’un exemple. Au dernier voyage que je fis, il y a cinq ans, en Bretagne, d’abord que j’y fus arrivé, un fort honnête homme me vint trouver pour me remercier de la grâce qu’il disait avoir reçue, d’avoir fait en cette maison une retraite spirituelle. Oh ! Monsieur, me dit-il, sans cela j’étais perdu; je vous dois après Dieu mon salut, c’est ce qui a mis ma conscience en repos et qui m’a fait prendre une manière de vivre que j’ai toujours gardée depuis ce temps-là, et que je garde encore par la grâce de Dieu, avec grande paix et satisfaction de mon esprit. Certes, Monsieur,ajouta-t-il je me tiens si fort obligé à votre charité, que j’en parle partout, et je dis dans toutes les compagnies où je me trouve que, sans la retraite que j’ai faite à Saint-Lazare, je serais damné. Combien donc dois-je estimer cette grâce que vous m’avez faite ! je vous prie de croire que je m’en souviendrai toute ma vie.
« Après cela, Messieurs, ne serions-nous pas bien malheureux si par notre fainéantise nous venions à obliger Dieu de nous soustraire cette grâce ? Tous ceux à la vérité qui font en ce lieu leur retraite n’en profitent pas tout à fait comme celui dont je viens de vous parler. Mais le royaume de Dieu sur la terre n’est-il pas rempli de bons et de mauvais ? N’est-ce pas un rets ou un filet qui prend toutes sortes de poissons ? Dans cette grande abondance de grâces que Dieu répand sur toutes les personnes du monde, combien s’en trouve-t-il qui en abusent ! et quoiqu’il prévoie cet abus qu’ils en feront, il ne laisse pas pourtant de les leur départir. Combien y en a-t-il qui négligent de se servir des fruits de la Passion et de la mort de Notre-Seigneur, et qui, comme dit le saint Apôtre, foulent aux pieds le sang qu’il a répandu pour leur salut ! O doux et miséricordieux Sauveur ! vous saviez bien que la plupart n’en tiendraient compte, et vous n’avez pourtant pas laissé de souffrir la mort pour leur salut, quoique vous prévissiez cette prodigieuse multitude d’infidèles qui s’en moqueraient, et ce grand nombre de chrétiens qui abuseraient des grâces que vous leur avez méritées.
Il n’y a point d’œuvre de piété que quelques-uns ne profanent, rien de si saint dont ils ne fassent mauvais usage; mais pour cela on ne doit pas désister de faire du bien, et nous ne serions pas excusables devant Dieu si nous venions à nous relâcher ou nous refroidir en ces exercices de charité, parce que tous ceux que nous y assistons n’en retirent pas tout le fruit que nous pourrions souhaiter. Mais quelle perte et quel malheur pour nous, si nous venions è nous dégoûter de cette faveur que Dieu nous a faite, de nous choisir entre tant d’autres communautés pour lui rendre ce service, et à priver sa divine Majesté de la gloire qu’il en retire Oui, je le dis, Messieurs et mes frères, malheur à celui qui par sa paresse ou par la crainte de perdre ses aises, ou par un désir déréglé de chercher son repos quand il faut travailler, fera ralentir la ferveur de cette sainte pratique Mais quoi qu’il arrive par la faute de quelques particuliers, il ne faut jamais se relâcher, il faut avoir toujours bon courage, et espérer que Dieu qui nous a donné cette grâce, nous la conservera, et même nous en donnera de plus grandes. Mettons donc toujours de plus en plus notre confiance en lui, ayons un cœur ferme contre l’inconstance, et bon courage contre les difficultés. Il n’y a que ce maudit esprit de paresse qui se laisse abattre à la moindre répugnance, qui appréhende trop les difficultés, et il évite autant la peine et le travail qu’il recherche ardemment ses propres satisfactions; c’est un effet de l’amour-propre, qui ruine et qui gâte tout: c’est pourquoi nous devons le mortifier et l’assujettir à l’amour de Dieu. Demandons-lui que par sa miséricorde il nous conserve ce qu’il nous a si libéralement donné. Oui, mes frères, c’est un grand don qu’il a fait à notre petite Compagnie, et par conséquent nous devons prier sa bonté qu’il ne permette pas que nous nous en rendions indignes par notre nonchalance. O Sauveur ! suscitez en nous cet esprit du grand saint Laurent, dont nous célébrons la fête, qui, au milieu des flammes, l’a fait triompher de la rage de tout l’enfer. Suscitez en nos cœurs ce feu divin, cette ferveur ardente, qui nous fasse semblablement triompher de tous les empêchements du diable et de notre nature corrompue qui s’opposent au bien. Fomentez en nous un zèle ardent de procurer votre gloire en tous nos emplois, afin que nous y persévérions constamment jusqu’à la mort, à l’exemple de ce grand saint. Nous vous en conjurons par son intercession.
Remercions Dieu, mille et mille fois, mes frères, disait-il en une autre occasion, de ce qu’il lui a plu choisir la maison de Saint-Lazare pour être un théâtre de ses miséricordes, où le Saint-Esprit y fait une descente continuelle sur les âmes. Oh ! qui pourrait voir des yeux du corps cette effusion, combien serait-il ravi ! Mais quel bonheur pour nous autres Missionnaires, que Saint-Lazare soit un trône des justifications de Dieu ! que la maison de Saint-Lazare soit un lieu où se prépare la couche du Roi des rois dans les âmes bien disposées de ceux qui viennent ici faire leur retraite ! Servons-les, Messieurs, non comme des simples hommes, mais comme des hommes envoyés de Dieu. N’ayons aucune acception des personnes; que le pauvre nous soit aussi cher que le riche, et même encore davantage, étant plus conforme à l’état de la vie que Jésus-Christ a menée sur la terre. J’en recommande un à vos prières, qui en a un besoin tout particulier: sans doute il est capable de faire beaucoup de bien, s’il se convertit entièrement à Dieu; et, au contraire, s’il ne se convertit pas comme il faut, il y a sujet de craindre qu’il ne fasse beaucoup de mal.
« Nous avons céans un capitaine ( leur dit-il une autre fois) qui veut être chartreux, et qui nous a été envoyé par ces bons pères pour éprouver sa vocation, selon leur coutume; je vous convie de le recommander à Notre-Seigneur, et en même temps de considérer combien grande est sa bonté, d’aller ainsi prendre un homme, lorsqu’il est engagé fort avant dans un état si contraire à celui auquel il aspire maintenant. Adorons cette miséricordieuse Providence, et reconnaissons que Dieu ne fait point acception des personnes, mais qu’il en prend de toutes sortes d’états par son infinie bonté, et qui bon lui semble.
« Nous en avons encore céans un autre qui fait profession des armes, et qui est pareillement capitaine: nous en louerons Dieu et le lui recommanderons aussi bien que l’autre. Vous vous souviendrez encore en vos prières d’un autre nouvellement converti de la religion prétendue réformée, mais très bien converti, il travaille et écrit présentement pour la défense de la vérité qu’il a embrassée, et pourra par ce moyen en gagner d’autres: nous en remercierons Dieu, et le supplierons qu’il lui augmente ses grâces de plus en plus.
« Nous avions un prêtre ces jours passés (dit-il encore en une autre occasion), lequel étant venu de fort loin pour faire céans sa retraite, me dit d’abord: Monsieur, je viens à vous, et si vous ne me recevez, je suis perdu; et lorsqu’il s’en alla, il paraissait tellement touché de l’esprit de Dieu que j’en fus extraordinairement étonné. Trois autres sont partis du fond de la Champagne, s’étant encouragés réciproquement pour venir faire leur retraite à Saint-Lazare. O Dieu, combien y en vient-il de loin et de près, à qui le Saint-Esprit donne ce mouvement ! Mais combien faut-il que la grâce soit forte, pour amener ainsi de toutes parts les hommes au crucifiement ! car la retraite spirituelle est pour crucifier sa chair, afin qu’on puisse dire avec le saint Apôtre: Je suis crucifié au monde, et le monde m’est crucifié. »
Voila quelques bluettes des saintes ardeurs dont le cœur de M. Vincent était embrasé pour procurer l’avancement du royaume de Dieu dans, les âmes, par le moyen des exercices de la retraite spirituelle, c’était ce même feu divin qu’il tâchait de communiquer et inspirer à ceux de sa Congrégation, pour allumer en leurs cœurs une charité et un zèle infatigable en faveur de tous ceux qui venaient se réfugier et abriter en cette maison, pour y chercher la guérison et la sanctification de leurs âmes.