SECTION VIII : Missions faites en Hibernie
Ce fut en l’année 1646 que Notre Saint-Père le Pape, Innocent X, fit savoir à M. Vincent qu’ayant eu avis du péril où se trouvait la religion dans l’Hibernie, à cause de l’ignorance des catholiques et des entreprises que- faisaient les hérétiques, il désirait qu’il y envoyât quelques prêtres de sa Congrégation pour y remédier le mieux qu’ils pourraient. Cet humble serviteur de Dieu se mit aussitôt en devoir d’y satisfaire par un pur motif d’obéissance a celui qu’il reconnaissait pour chef de l’Église et vicaire de Jésus-Christ sur la terre. Il choisit pour cet effet huit missionnaires de sa Congrégation, parmi lesquels s’en trouvaient cinq Hibernois, tous capables et formés aux exercices des missions. Néanmoins il jugea à propos de leur donner divers avis très salutaires avant leur départ. Et entre autres choses il leur dit: «Soyez unis ensemble, et Dieu vous bénira; mais que ce soit par la charité de Jésus-Christ, car toute autre union qui n’est point cimentée par le sang de ce divin Sauveur ne peut subsister. C’est donc en Jésus-Christ, par Jésus-Christ et pour Jésus-Christ que vous devez être unis les uns avec les autres. L’esprit de Jésus-Christ est un esprit d’union et de paix: comment pourriez-vous attirer les âmes à Jésus-Christ, si vous n’étiez unis entre vous et avec lui-même ? cela ne se pourrait pas; n’ayez donc qu’un même sentiment et une même volonté; autrement ce serait faire comme les chevaux qui, étant attelés à une même charrue, tireraient les uns d’un côté, les autres d’un autre, et ainsi ils gâteraient et briseraient tout. Dieu vous appelle pour travailler en sa vigne; allez-y comme n’ayant en lui qu’un même cœur et qu’une même intention; et par ce moyen vous en rapporterez du fruit.»
Il les exhorta aussi grandement à se comporter comme véritables enfants d’obéissance envers le souverain Pontife qui est le vicaire de Jésus-Christ, parce qu’ils allaient dans un pays où il s’en trouvait plusieurs dans le clergé qui manquaient en ce point, et qui ne donnaient pas bon exemple aux autres catholiques. Il leur dit ensuite de quelle manière ils devaient agir, soit pendant leur voyage, ou bien après qu’ils seraient arrivés sur les lieux, et leur donna quelques moyens très propres pour réussir dans cette importante mission; en sorte qu’ils ont depuis reconnu et avoué que les fruits qu’ils ont produits en cette province se doivent attribuer, après Dieu, aux sages conseils et aux avis salutaires que M. Vincent leur avait donnés.
Ayant donc reçu sa bénédiction, ils partirent de Paris la même année 1646, et tirèrent droit à Nantes, où ayant été obligés de faire quelque séjour en attendant l’occasion de leur embarquement, ils s’employèrent à servir et consoler les malades des hôpitaux, comme aussi à instruire les pauvres, et à d’autres semblables bonnes œuvres: le tout avec la permission et par les ordres des supérieurs ordinaires. Ils firent aussi quelques conférences spirituelles aux dames de la Charité des paroisses, pour leur faire bien connaître la manière de visiter et assister les malades dans l’esprit de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
De là étant descendus à Saint-Nazaire, qui est près de l’embouchure de la rivière de Loire, où se font les embarquements, et y ayant trouvé quantité d’autres passagers, ils leur firent une espèce de mission en attendant le départ d’un navire hollandais qui les devait mener. Il s’y trouva entre autres un gentilhomme anglais hérétique, qui se convertit a notre sainte religion; en quoi l’on reconnut une conduite particulière de la divine miséricorde qui le voulait sauver, car trois jours après il fut blessé a mort, et voyant qu’il n’en pouvait échapper il ne cessait de remercier Dieu de ce qu’il l’avait remis dans le chemin de son salut avant que de mourir: ce qu’il faisait avec de si grands sentiments de reconnaissance de cette grâce et de regret des péchés de sa vie passée, que cela tira les larmes des yeux de tous ceux qui l’entendaient parler, et leur causa une très grande édification.
Le diable, enragé de ce que cette proie lui était échappée, et prévoyant que ces missionnaires lui en raviraient bien d’autres, fit tous ses efforts pour traverser leur voyage: il leur suscita diverses persécutions et tempêtes, tant sur terre que sur mer. Néanmoins ils en échappèrent par une spéciale protection de Dieu, ayant été délivrés de plusieurs dangers de mort qui semblaient inévitables.
Etant arrivés en Hibernie, ils se séparèrent pour travailler: les uns allèrent dans le diocèse de Limerick, les autres dans celui de Cassel. Ils commencèrent par les catéchismes, puis ils ajoutèrent les exhortations simples, claires et pathétiques, car M. Vincent leur avait recommandé de s’attacher particulièrement à ces instructions familières, pour bien informer les peuples des vérités de la foi et des obligations du christianisme, et ensuite pour les porter à vivre selon ces connaissances, en renonçant au péché par la pénitence, et en embrassant la pratique des vertus propres à leur condition. Cette manière d’instruire et de prêcher attirait le peuple de tous côtés et était fort approuvée de MM. les prélats; même, M. le nonce d’Hibernie ayant appris le fruit qui se faisait dans ces missions, en congratula les missionnaires et les exhorta à continuer; il convia même les ecclésiastiques et les religieux du pays à travailler de même et a s’ajuster à cette façon d’instruire et de prêcher.
Il ne se peut dire combien grands furent les fruits des missions dont les exercices étaient presque inconnus en ces pays-là, et quelle était la dévotion des catholiques qui venaient de tous les lieux circonvoisins, même des plus éloignés, pour assister aux catéchismes et aux prédications, et pour faire leur confession générale; ils attendaient quelquefois des semaines entières pour pouvoir approcher du confesseur, a cause de la grande foule qui s’y présentait. Et qui plus est, c’est que les curés et autres ecclésiastiques des lieux où se faisaient les missions étaient ordinairement les premiers à faire leur confession générale; se rendant d’ailleurs fort soigneux d’apprendre la méthode de catéchiser et de prêcher, dont ils se servaient après pour maintenir et conserver le bien que les missions avaient produit dans leurs paroisses.
On en vit depuis les effets, pendant la sanglante persécution que Cromwel excita en ce pauvre royaume contre les catholiques. Car il n’y eut pas un des curés et pasteurs des lieux où la mission avait été faite qui abandonnât ses ouailles, mais tous demeurèrent constamment pour les assister et défendre jusqu’à ce qu’ils furent mis a mort ou bannis pour la confession de la foi catholique. Et en effet tous ont souffert l’un ou l’autre. L’on a su qu’un des plus fervents entre ces braves curés, étant allé un jour trouver un des prêtres de la Mission logé dans une cabane, au pied d’une montagne, pour lui faire sa confession annuelle, il arriva que la nuit suivante, comme il administrait les sacrements à quelque malade, il fut pris et massacré par des soldats hérétiques. Sa mort glorieuse couronna sa vie fort innocente, et accomplit le grand désir qu’il avait de souffrir pour Notre-Seigneur, ainsi qu’il avait témoigné un an auparavant, dans une retraite qu’il fit à Limerick chez les prêtres de la Mission.
Or, comme la persécution des hérétiques augmentait toujours, l’on fut à la fin contraint de cesser les missions de la campagne, et, par l’avis et les ordres de M. Vincent, quelques-uns des Missionnaires retournèrent en France. Avant que de sortir de l’Hibernie, étant allés prendre congé de M~’ l’archevêque de Cashel, le 16 du mois d’août 1658, il leur donna la lettre suivante qu’il adressait a M. Vincent. Cette lettre écrite en latin, a été traduite en français de la manière suivante: «Le départ de vos Missionnaires, lui dit-il, me donne occasion de vous témoigner mes humbles reconnaissances, accompagnées d’actions de grâces, de ce que, par votre grande charité, vous avez daigné secourir par vos prêtres missionnaires le petit troupeau que Dieu m’a commis; ce qui s’est fait, non seulement dans un temps très propre pour nos besoins, mais aussi dans une occurrence entièrement nécessaire. Aussi est-il véritable que parleurs travaux et emplois, les peuples ont été excités a la dévotion qui s’augmente tous les jours. Et quoique ces bons prêtres aient souffert beaucoup d’incommodités depuis leur arrivée en ce pays, ils n’ont pas laissé pour cela de s’appliquer continuellement aux travaux de leur mission, comme des ouvriers infatigables, qui, aidés de la grâce, ont glorieusement augmenté et étendu le culte et la gloire de Dieu. J’espère que ce même Dieu, qui est bon et tout-puissant, sera lui-même votre ample récompense et la leur; et de mon côté, je le prierai qu’il vous conserve longtemps, vous ayant choisi pour le bien et l’utilité de son Église.»
M. l’évêque de Limerick écrivit aussi en même temps à M. Vincent en ces termes: « Il est juste, Monsieur, que je vous rende des actions de grâces de tout mon cœur, du bienfait que j’ai reçu de vous par vos prêtres, et que je vous dise le très grand besoin que l’on a de les avoir en ce pays. Je puis vous assurer confidemment que leurs travaux y ont fait plus de fruits et qu’ils ont converti plus d’âmes que tous les autres ecclésiastiques. Et de plus, par leur exemple et leur bonne conduite, la plupart des nobles de l’un et l’autre sexe sont devenus des modèles de vertu et de dévotion; ce qui ne paraissait point parmi nous avant l’arrivée de vos Missionnaires en ces quartiers. Il est vrai que les troubles et les armées de ce royaume ont été un grand empêchement à leurs fonctions; et néanmoins la mémoire des choses qui regardent Dieu et le salut est tellement gravée par leur moyen dans les esprits des habitants des villes et des gens de la campagne, qu’ils bénissent Dieu également dans leurs adversités et dans leurs prospérités. J’espère me sauver moi-même par leur assistance. »
La violence de la persécution augmentant de plus en plus dans l’Hibernie, M. Vincent jugea qu’il n’y pouvait laisser que trois prêtres de sa Congrégation, et ces trois continuèrent de travailler pour le salut des peuples avec grand succès et bénédictions par le secours de la grâce de Dieu, nonobstant les difficultés et les périls qui s’y rencontraient. Ils éprouvaient manifestement qu’il suffisait d être deux ou trois assemblés au nom de Notre-Seigneur, pour ressentir le secours de sa divine présence; car, ayant entrepris un travail qui surpassait leurs forces, ils y réussirent néanmoins heureusement par une assistance spéciale de sa bonté. Ce fut la mission qu’ils firent dans la ville de Limerick, M. l’évêque l’ayant ainsi désiré, tant parce qu’on ne pouvait plus coopérer à la campagne dont les hérétiques s’étaient rendus maîtres, que parce que les pauvres villageois catholiques s’étaient réfugiés en ladite ville. Et ce qui encouragea ces ouvriers évangéliques fut que ce bon prélat voulut travailler lui-même aux fonctions de la mission. Il y avait près de vingt mille communiants dans Limerick, qui firent tous leur confession générale, et quelques-uns qui étaient engagés en des péchés énormes, donnèrent de grandes marques d’une véritable conversion. Toute la ville se mit dans un état de pénitence, pour attirer le secours et les grâces de la divine bonté. Les magistrats y contribuèrent beaucoup de leur côté: car, outre le bon exemple qu’ils donnèrent par leur assiduité aux exercices de la mission, ils employèrent leur autorité pour déraciner le vice et pour exterminer les scandales et désordres publics. Entre autres choses, ils établirent des lois et ordonnèrent des châtiments contre les jureurs et blasphémateurs, ce qui servit grandement afin que ce détestable péché fût entièrement banni de la ville et des lieux circonvoisins. Dieu voulut lui-même autoriser ce qu’ils avaient fait par deux accidents qui arrivèrent; l’un à Turles, ou un boucher blasphémant le saint nom de Dieu en plein marché, en fut repris par un prêtre de la Mission qui passait par ce lieu. La correction charitable qu’il lui en fit, eut un tel effet, que le coupable rentrant en soi-même dit à ce Missionnaire: « Je suis content d’être mis aux ceps pour mon crime, mais je vous prie de m’accompagner jusque-là.» Comme donc il y allait de son propre mouvement, quelqu’un de ses parents l’en voulut détourner, pour éviter, disait-il, la confusion qui en retomberait sur toute sa famille: à quoi le Missionnaire répondit qu’il fallait lui laisser faire une bonne action pour satisfaire a la justice de Dieu et pour réparer le scandale qu’il avait donné à plusieurs personnes. Sur quoi cet homme s’emporta de furie et prit des cailloux en ses mains, menaçant le Missionnaire de l’assommer s’il ne détournait son parent de faire cette satisfaction; mais Dieu à l’instant même frappa ce misérable d’un mal inconnu qui lui faisait sortir la langue toute noire hors de la bouche sans la pouvoir retirer, jusqu’à ce qu’on eût prié Dieu pour lui et qu’on eût appliqué de l’eau bénite sur sa langue, laquelle s’étant par ce moyen remise, il demanda pardon de sa faute. Il en fit pénitence, aussi bien que le boucher qui effectivement entra dans la prison et dans les ceps.
L’autre accident arriva à la Rakelle en la personne d’un gentilhomme. Celui-ci ayant juré et blasphème en pleine rue, un autre gentilhomme de ses amis qui était présent lui dit que c’était l’ordre de baiser la terre sans aucun délai, au lieu même où l’on avait fait le jurement. Et comme le blasphémateur se moquait de cet avertissement, l’autre, touché du ressentiment de l’offense commise contre Dieu, se mit à genoux au milieu de la rue et baisa le pavé, quoique plein de boue, pour le coupable, lequel s’en moqua derechef. Mais celui-ci s’en retournant chez lui, Dieu permit qu’il tombât de son cheval. La blessure qu’il reçut de cette chute lui fit ouvrir les yeux et reconnaître le péché qu’il avait commis; il en sentit un grand remords en sa conscience, ce qui le fil résoudre de faire, à l’un des prêtres de la Mission, une bonne confession générale de toute sa vie, après laquelle il se comporta si vertueusement et donna si bon exemple qu’il devint la cause de la conversion de plusieurs autres.
Pendant que l’on travaillait à cette mission de Limerick, M. l’évêque écrivit à M. Vincent la lettre suivante, par laquelle on pourra connaître les grandes bénédictions que Dieu versa sur cette mission. Elle a été traduite du latin en français en la manière qui suit:
«J’ai souvent écrit à Votre Révérence l’état de vos Missionnaires en ce royaume. Il est tel (à dire la vérité comme elle est devant Dieu) que jamais, de mémoire d’homme, nous n’avons ouï dire qu’il se soit fait un si grand progrès et avancement en la foi catholique que celui que nous remarquons avoir été fait ces dernières années par leur industrie, par leur piété et par leur assiduité; et surtout au commencement de la présente année que nous avons ouvert la mission en cette ville, où il n’y a pas moins de vingt mille communiants. Et cela avec tant de fruit et d’applaudissement de tous les habitants, que je ne doute point que, grâce à Dieu, la plupart n’aient été délivrés des griffes de Satan par le remède qu’on a apporté à tant de confessions invalides, d’ivrogneries, jurements, adultères et autres désordres qui ont été entièrement abolis; de telle sorte que toute la ville a changé de face, étant obligée de recourir à la pénitence par la peste, famine, guerre et dangers qui nous serrent de tous côtés, et que nous recevrons comme des signes manifestes de la colère de Dieu. Sa bonté néanmoins a voulu nous faire cette faveur, quoique serviteurs inutiles, de nous employer a cet ouvrage, qui, a la vérité, a été difficile en son commencement: quelques-uns même ont cru que nous n’en pourrions venir à bout; mais Dieu s’est servi des faibles pour confondre les forts de ce monde. Les premiers de cette ville se rendent si assidus aux prédications, aux catéchismes et à tous les autres exercices de la mission, qu’a peine l’église cathédrale est-elle assez grande. Nous ne saurions mieux apaiser la colère de Dieu qu’en extirpant les péchés, qui sont le fondement et la cause de tous les maux. Et certes c’est fait de nous, si Dieu ne nous tend la main. C’est à lui qu’il appartient de faire miséricorde et de pardonner. Mon père? j’avoue hautement que je suis redevable à vos enfants du salut de mon âme. Écrivez-leur quelques paroles de consolation. Je ne sache sous le ciel mission plus utile que celle d’Hibernie; car quand ils seraient cent, la mission serait toujours grande pour si peu d’ouvriers. Nos péchés sont très griefs: qui sait si Dieu ne nous veut pas arracher de ce royaume et donner le pain des anges aux chiens, à notre blâme et confusion, etc.»
Nous joindrons à la lettre de ce bon prélat une autre lettre que M. Vincent écrivit au mois d’avril de l’année 1650 au supérieur des Missionnaires qui étaient demeurés a Limerick, pour l’encourager dans les conjonctures difficiles où il se pourrait rencontrer:
«Nous avons été, lui dit-il, grandement édifié de votre lettre, y voyant deux excellents effets de la grâce de Dieu. Par l’un, vous vous êtes donne à Dieu pour tenir ferme dans le pays où vous êtes au milieu des dangers, aimant mieux vous exposer à la mort que de manquer d’assister le prochain; et par l’autre, vous vous appliquez à la conservation de vos confrères, les renvoyant en France pour les éloigner du péril. L’esprit du martyre vous a poussé au premier, et la prudence vous a fait faire le second; et tous les deux sont tirés sur l’exemple de Notre-Seigneur, qui, au moment où il allait souffrir les tourments de sa mort pour le salut des hommes, voulut en garantir ses disciples et les conserver, disant: Laissez aller ceux-ci, et ne les touchez pas. C’est ainsi que vous en avez usé, comme un véritable enfant de ce véritable Père, à qui je rends des grâces infinies d’avoir produit en vous des actes d’une charité souveraine, laquelle est le comble de toutes les vertus. Je le prie qu’il vous en remplisse, afin que, l’exerçant en tout et toujours, vous la versiez dans le sein de ceux qui en manquent. Puisque ces autres messieurs qui sont avec vous sont dans la même disposition de demeurer, quelque danger qu’il y ait de guerre et de contagion, nous estimons qu’il les faut laisser. Que savons-nous ce que Dieu en veut faire? Certainement, il ne leur donne pas en vain une résolution si sainte. Mon Dieu, que vos jugements sont inscrutables ! Voilà qu’au bout d’une mission des plus fructueuses et peut-être des plus nécessaires que nous ayons encore vues, vous arrêtez, comme il semble, le cours de vos miséricordes sur cette ville pénitente pour appesantir votre main sur elle, ajoutant au malheur de la guerre le fléau de la maladie. Mais c’est pour moissonner les âmes bien disposées et assembler le bon grain en vos greniers éternels. Nous adorons vos conduites, Seigneur, etc. »
C’était avec grande raison que M. Vincent parlait de la sorte, comme prévoyant l’avenir; car il parut dans la suite que, par les missions qui vinrent si a propos, Dieu voulait préparer ces peuples à deux grandes afflictions, qui devaient servir à éprouver leur patience et leur foi. La première fut une grande contagion qui survint dans le pays et qui fit un grand ravage dans la ville de Limerick, où près de huit mille personnes en moururent; le frère de Mr l’évêque fut de ce nombre, ayant voulu s’exposer avec les missionnaires pour aller visiter les malades, les consoler et pourvoir à leurs besoins. C’était une merveille que de voir ces pauvres gens supporter ce fléau, non seulement avec patience, mais encore avec paix et tranquillité d’esprit, disant qu’ils mourraient contents, parce qu’ils étaient déchargés des pesants fardeaux de leurs péchés. qu’ils avaient déposes au sacrement de pénitence par leurs confessions générales. Les autres disaient qu’ils ne plaignaient point leur mort, puisqu’il avait plu à Dieu leur envoyer les saints Pères (c’est ainsi qu’ils appelaient les prêtres de la Mission) pour purifier leurs âmes. Il y en avait d’autres qui, dans leurs maladies, ne demandaient autre chose, sinon de participer aux prières de leurs confesseurs, auxquels ils se reconnaissaient redevables de leur salut En un mot, les sains et les malades témoignaient hautement leur reconnaissance et leurs bonnes dispositions. Le bon prélat entendant et voyant cela ne pouvait contenir ses larmes, ni s’empêcher de dire et répéter souvent ces paroles: « Hélas ! quand bien même M. Vincent n’aurait jamais fait pour la gloire de Dieu que le bien qu’il a fait à ces pauvres gens, il se doit estimer bien heureux.»
Mais, par un surcroît d’épreuve et une seconde affliction, cette pauvre ville de Limerick fut assiégée, et enfin prise par les hérétiques. Ils y firent cruellement mourir plusieurs des habitants, à cause de la foi catholique qu’ils professaient, et nommément quatre des principaux de la ville, qui témoignèrent en cette occasion combien ils avaient profité tant des instructions et exhortations de la Mission que des retraites spirituelles qu’ils avaient faites ensuite dans la maison des Missionnaires, par le zèle invincible qu’ils firent paraître pour la défense de la religion catholique, et particulièrement le sieur Thomas Strich, lequel, au sortir de sa retraite, fut élu maire de la ville. En cette charge, il se déclara hautement contraire à tous les ennemis de l’Église. En recevant les clefs de la ville entre ses mains, il les remit en même temps, par l’avis de son confesseur, en celle de l’image de la très sainte Vierge, qu’il supplia de recevoir cette ville sous sa protection; il obligea en même temps tout le corps de la ville de marcher devant lui vers l’église, où cette action de piété se fit avec beaucoup de cérémonies; enfin, au retour, ce nouveau maire fit une harangue très chrétienne à toute l’assemblée pour l’encourager à une fidélité inviolable a Dieu, à l’Eglise et au roi, offrant de donner sa propre vie pour une cause si juste. Cette offre fut acceptée de Dieu; car les ennemis ayant pris la ville quelque temps après, il lui fit la grâce de souffrir le martyre avec trois autres des plus considérables, lesquels ayant été compagnons de sa retraite spirituelle le furent aussi de son martyre. Ils s’y présentèrent tous quatre, non seulement avec constance mais aussi avec joie s’étant revêtus de leurs plus beaux habits pour la faire paraître au dehors. Avant que d’être exécutés ils firent des harangues qui tirèrent les larmes des yeux de tous les assistants et même des hérétiques, déclarant au ciel et à la terre qu’ils mouraient pour la confession et la défense de la religion catholique: ce qui encouragea grandement tous les autres catholiques à conserver leur foi et a souffrir plutôt toutes sortes d’extrémités que de manquer à la fidélité qu’ils devaient à Dieu.
L’un des trois prêtres de la Congrégation de la Mission qui étaient demeurés en Hibernie finit aussi glorieusement sa vie parmi les travaux des missions. Les deux autres ayant tenu ferme dans Limerick pendant la peste et le siège sortirent de la ville après qu’elle fut prise, s’étant déguisés, et non sans grand danger de leur vie. Ils furent enfin obligés de repasser en France en l’année 1652, ayant demeuré en ce pays-là environ six ans, qu’ils employèrent avec leurs autres confrères à travailler sans relâche aux missions. Ils furent toujours entretenus aux dépens de la maison de S. Lazare, par la charité inépuisable de M. Vincent pour ces missions; il ne voulut se rendre importun à personne pour ce sujet, et ne reçut d’autre assistance qu’une aumône que Madame la Duchesse d’Aiguillon lui mit entre les mains pour fournir à quelque partie des frais du voyage des Missionnaires et à l’achat de quelques ornements qui étaient nécessaires.
Il est certain qu’il fut fait dans ces missions d’Hibernie plus de quatre-vingt mille confessions générales et d’autres biens presque sans nombre, dont néanmoins on ne peut parler plus en détail, l’humilité de M. Vincent ayant voulu qu’ils demeurassent cachés sous le voile du silence. Car le supérieur de ces missions étant de retour et ayant demandé a ce sage supérieur général s’il aurait agréable qu’il en fît une petite relation, il lui répondit: « qu’il suffisait que Dieu connût tout ce qui s’y était fait, et que l’humilité de NotreSeigneur demandait de la petite Compagnie de la Mission de se cacher en Dieu avec Jésus-Christ pour honorer sa vie cachée n. Il ajouta: «que le sang de ces martyrs ne serait pas en oubli devant Dieu, et que tôt ou tard il servirait à la production de nouveaux catholiques.»