SECTION VII : De ce qui s’est passé de plus remarquable dans les missions de Barbarie
Quoique les missions faites par la conduite et par les ordres de M. Vincent dans la France, dans l’Italie et dans les autres provinces circonvoisines aient été accompagnées de très grandes bénédictions, comme nous avons vu dans les sections précédentes; il faut néanmoins avouer que celles des provinces plus éloignées lui ayant coûté plus cher ont aussi rapporté des fruits, sinon plus abondants, au moins plus précieux et plus exquis; et que ces terres étrangères et sauvages ont reçu une particulière fertilité depuis qu’elles ont été arrosées, non seulement des sueurs, mais en quelque façon du sang de ces missionnaires: plusieurs d’entre eux y ayant consumé leur vie dans l’excès des travaux auxquels ils se sont exposés pour le service de Jésus-Christ. C’était aussi un des plus ardents souhaits de ce digne père et instructeur des Missionnaires que d’aller prêcher Jésus-Christ aux infidèles et de s’exposer au martyre pour la confession de son saint nom, s’il eut pu le faire sans manquer aux autres obligations que la Providence divine lui avait imposées. Ah! misérable que je suis! (disait-il quelquefois dans l’ardeur de son zèle), je me suis rendu indigne, par mes péchés, d’aller rendre service à Dieu parmi les peuples qui ne le connaissent point. Et parlant sur ce sujet à ceux de sa Compagnie: Qu’heureuse, ô qu’heureuse, leur disait-il, est la condition d’un Missionnaire qui n’a point d’autres bornes de ses missions et de ses travaux pour Jésus-Christ que toute la terre habitable! Pourquoi donc nous restreindre à un point et nous prescrire des limites, puisque Dieu nous a donné une telle étendue pour exercer notre zèle ?
Il témoignait une vénération toute singulière envers saint François Xavier qui avait porté ses travaux jusqu’aux dernières extrémités des Indes, avec tant de courage et de bénédictions. Il honorait très particulièrement les ouvriers évangéliques de la Compagnie de ce grand saint et de tons les autres ordres religieux qui étaient employés dans les missions des provinces étrangères; et quand quelques-uns en étaient de retour, et qu’ils le venaient visiter à Saint-Lazare, il faisait assembler la communauté en leur présence pour leur entendre rapporter le succès de leurs saints travaux afin d’animer ses missionnaires à imiter leur zèle. Et, pour cela aussi, il faisait lire au réfectoire leurs relations imprimées et contribuait même en tout ce qu’il pouvait pour le bien et le progrès de leurs missions parmi les infidèles, comme nous verrons ci-après. Mais reconnaissant que, suivant la parole de Jésus-Christ dans l’Évangile, la moisson des âmes était très grande dans ces régions étrangères et barbares et que le nombre des ouvriers était encore bien petit, cela le porta à s’offrir à Jésus-Christ avec tous les siens pour aller travailler à l’instruction des pauvres et des âmes les plus délaissées, non seulement dans les provinces chrétiennes, mais encore parmi les nations infidèles et barbares. Il inspirait dans tous les sujets de sa Compagnie ce même zèle et cette même disposition; et quand quelques-uns s’offraient d’y aller, il se conjouissait avec eux de la grâce que Dieu leur faisait de leur donner ce courage. Néanmoins, il n’a jamais voulu s’avancer d’envoyer aucun des siens en ces missions étrangères sans ordre, pour se tenir toujours à sa grande maxime, qui était de ne s’ingérer jamais par soi-même, et de ne point prévenir mais de suivre simplement la conduite de la divine Providence.
Ayant donc maintenant à parler des missions faites par l’ordre de M. Vincent dans les provinces plus éloignées, et parmi les infidèles, hérétiques et autres ennemis de notre religion, nous commencerons en cette section par celles qui ont été faites en Barbarie, ou nous verrons combien les Missionnaires ont travaillé et souffert pour servir Jésus-Christ en la personne des pauvres esclaves chrétiens. Et dans les sections suivantes nous rapporterons quelque chose de ce qui s’est passé de plus mémorable dans les autres missions étrangères.
§ I. — Commencement des missions de Tunis et d’Alger en Barbarie.
L’état d’esclavage dans lequel Dieu permit que M. Vincent tombât en l’année 1605, comme il a été dit dans le premier livre, lui ayant fait connaître par sa propre expérience les grands maux que les esclaves souffrent en leur corps et les dangers encore plus grands où ils sont de perdre leurs âmes, lui en avait toujours laissé dans le cœur un très grand sentiment de compassion. Et voyant en eux une image bien expresse de la misère humaine qui a convié le Fils de Dieu à descendre du ciel pour consoler et affranchir les hommes esclaves du péché et de Satan, il y reconnaissait aussi une belle occasion d’imiter cet adorable Sauveur en visitant, consolant, assistant ces pauvres captifs abandonnés: il en concevait alors de grands désirs, et son cœur était continuellement pressé par la charité dont il était rempli. mais suivant sa maxime ordinaire, il attendait les ordres de la providence de Dieu pour s’appliquer à cette sainte œuvre, priant Dieu qu’il lui fît connaître sa volonté et qu’il lui donnât la grâce et les moyens d’exécuter ce qui lui serait en cela le plus agréable. Ce ne fut pas en vain: car, environ l’an 1642, Dieu donna mouvement au feu Roi Louis XIII, de très glorieuse mémoire, de faire assister ces pauvres esclaves. Sa Majesté jeta les yeux sur M. Vincent, comme le jugeant très capable pour s’acquitter dignement de cette charité, et lui ordonna d’envoyer quelques-uns de ses prêtres en Barbarie pour l’assistance corporelle et spirituelle de ces pauvres captifs. Pour cet effet, on lui mit entre les mains neuf ou dix mille livres. Dieu sait de quel cœur ce charitable prêtre reçut cette commission, lui qui demandait incessamment à Dieu qu’il lui plût de remédier et pourvoir aux besoins de ces pauvres affligés.
Il se mit donc des lors à penser aux moyens d’exécuter cette sainte entreprise, qui n’était pas sans grande difficulté, parce que les Turcs ne souffrent pas volontiers des prêtres chrétiens parmi eux, s’ils ne sont esclaves. Il se souvint que par les traités faits entre la France et le Grand-Seigneur pour la liberté du commerce, il est permis au roi très chrétien d’envoyer et de tenir des hommes sous titre de consuls dans les villes maritimes sujettes au Grand-Seigneur, afin d’y protéger les marchands et les esclaves chrétiens contre les vexations de cette nation barbare, et que ces consuls peuvent avoir chacun un prêtre pour chapelain en leurs maisons dans ces villes. Sous ce prétexte, qui était bien juste et raisonnable, ayant disposé M. Martin, pour lors consul à Tunis, de recevoir en sa maison un prêtre de la Mission qui ne lui serait point a charge, il envoya en cette ville-là, en l’année 1645, M. Julien Guérin, prêtre de sa Congrégation, avec un frère nommé François Francillon. Ce bon prêtre, après y avoir travaillé deux ans avec un très grand zèle, et voyant qu’il ne pouvait suffire à la moisson très grande qu’il y avait à faire, se résolut d’aller voir le dey, qui est comme le roi de ce pays-là, et de lui demander permission de faire venir encore un prêtre avec lui pour l’assister. Dieu toucha le cœur de ce Dey; en sorte que, l’ayant écouté favorablement, il lui répondit que si un ne lui suffisait, il lui permettait d’en faire venir deux et trois; il lui dit qu’il le protégerait en toutes occurrences, que s’il avait besoin de quelque chose il la lui allât demander, et qu’il la lui octroierait; qu’il savait bien qu’il ne faisait mal à personne, mais plutôt qu’il faisait du bien à tout le monde.
Ayant donc écrit et demande ce prêtre à M. Vincent, celui-ci envoya M. Jean Le Vacher qui arriva fort à propos en cette ville de Tunis au Commencement de l’année 1648, à cause de la peste qui faisait mourir pour lors un grand nombre de Turcs et d’esclaves. Ils travaillèrent tous deux avec grande charité en cette occasion pressante. et au mois de mai de la même année M L e Vacher en fut lui-même frappé et réduit aux extrémités; mais il plut à Dieu de le délivrer de ce péril de mort, pour donner la vie par son moyen à quantité d’âmes qu’il a depuis assistées et qu’il assiste encore en ce pays-là.
M. Guérin, écrivant sur ce sujet à M. Vincent et lui mandant la nouvelle de cette maladie: «Il m’est impossible, lui dit-il, de vous exprimer combien grands ont été les gémissements et les pleurs des pauvres esclaves, de tous les marchands et de M. le consul, et combien de consolation nous recevons de leur part. Les Turcs même nous viennent visiter dans notre affliction, et les plus grands de la ville de Tunis m’ont envoyé offrir de leur part secours et service. Enfin, Monsieur, je vois évidemment qu’il fait bon servir fidèlement Dieu, puisque dans la tribulation il suscite ses ennemis même pour secourir et assister ses pauvres serviteurs. Nous sommes affligés de la guerre, de la peste et de la famine, même excessivement, et avec cela nous sommes sans argent; mais pour ce qui regarde notre courage, il est très bon. Dieu merci, nous ne craignons non plus la peste que s’il n’y en avait point. La joie que nous avons, notre frère et moi, de la santé de notre bon M. Le Vacher, nous a rendus forts comme les lions de nos montagnes.»
Or bientôt après que M. Le Vacher fut relevé de maladie et qu’il se fut mis au travail, M. Guérin, cet homme de Dieu, dont le zèle méprisait ainsi les dangers de la mort qui l’environnaient, et qui le faisaient s’oublier soi-même pour s’employer au soulagement et au salut des pestiférés, fut enfin attaque de cet air corrompu. Il ne fut point surpris de cet accident qu’il avait bien prévu, et s’étant disposé a la mort, non seulement avec patience, mais avec une entière conformité au bon plaisir de Dieu, il la regarda et la reçut, comme la fin de ses travaux, et le commencement de la vie et de la gloire qu’il espérait de la miséricorde de Dieu. Il ne se peut dire combien grands furent les regrets des chrétiens, pour lesquels il avait donné sa vie, et quelle fut la douleur de M. Vincent qui perdait en ce charitable missionnaire un de ses plus chers et plus dignes enfants. M. le consul mourut aussi quelque temps après, et le dey ordonna à M. Le Vacher d’exercer le consulat, jusqu’à ce que le roi de France en eût envoyé un autre à la place du défunt.
En même temps que M. Vincent pourvoyait ainsi aux nécessités spirituelles et même aux corporelles, comme nous dirons ci-après, de cinq ou six mille esclaves qui étaient à Tunis, il travaillait aussi a subvenir aux besoins de ceux d’Alger, qui étaient encore beaucoup plus grands et plus pressants; tant parce que le nombre des esclaves est plus grand, s’y trouvant d’ordinaire plus de vingt mille chrétiens à la chaîne, qu’à cause qu’ils y sont très mal traités par leurs patrons plus inhumains que ceux de Tunis. Mais les prêtres ne sauraient agir efficacement ni même résider longtemps en cette terre infidèle, si les consuls n’ont une grande union et intelligence avec eux, ce qui ne se peut faire si ces consuls ont plus à coeur leurs intérêts et leurs commodités particulières que le salut et le soulagement des pauvres captifs, qui est l’unique fin que se proposait M. Vincent. Cela l’obligea de faire en sorte, (étant aidé par Madame la duchesse d’Aiguillon qui dédommagea le propriétaire du consulat d’Alger,) que l’exercice de cet office fût donné par le roi, en l’année 1646, au sieur Jean Barreau, natif de Paris, qui était très zélé pour le service de Dieu et des pauvres esclaves, sans aucune autre prétention que de coopérer aux charitables desseins de M. Vincent, comme il a bien fait voir pendant plusieurs années. Voici l’avis que M. Vincent lui donna à son départ :
«L’âme de votre entreprise est l’intention de la pure gloire de Dieu, l’état continuel d’humiliation intérieure, n’en pouvant pas beaucoup faire d extérieures, et la soumission du jugement et de la volonté au prêtre de la Mission qui vous sera donne pour conseil, ne faisant rien sans lui communiquer, si vous n’êtes obligé d’agir et de répondre sur-le-champ. Jésus-Christ était le souverain Seigneur, et de la sainte Vierge, et de saint Joseph; et néanmoins pendant qu’il a demeuré avec eux, il ne faisait rien que de leur avis. C’est ce mystère que je vous exhorte d’honorer d’une manière particulière, afin qu’il plaise à Dieu de vous conduire et assister dans cet emploi, auquel sa Providence vous a destiné.»
M. Vincent envoya en même temps en cette même ville d’Alger M. Nouéli, ensuite M. Le Sage, et puis M. Dieppe, trois bons prêtres, et trois véritables Missionnaires, qui tous trois y ont heureusement achevé leur course. Ils consumèrent leur vie pour la charité, s’étant courageusement exposés de nuit et de jour durant la contagion qui fut fort grande à Alger dans les années 1647 et 1648, pour assister les pauvres esclaves chrétiens qui en étaient atteints et qui sans eux seraient morts dans un entier abandon comme des bêtes. Ces bons prêtres firent paraître à ce, approches de la mort, de quel esprit ils avaient été animés pendant leur vie et quels avaient été leurs sentiments pour la charité du prochain. M. Dieppe mourut tenant a la main le crucifix, sur lequel il avait les yeux attachés, et répétant avec ferveur ces paroles, pendant une demi-heure qu’il fut à l’agonie: Majorem charitatem nemo habet, quam ut animam suam ponat quis pro amicis suis. A ces trois succéda M. Philippe Le Vacher, frère de M. Le Vacher qui est à Tunis, à l’imitation auquel il a rendu de longs services à Dieu et aux pauvres esclaves, en cette ville infidèle et barbare dont les habitants comme des démons, ne font autre profession que de tourmenter les chrétiens.
Et d’autant que M. Le Vacher de Tunis avait été obligé, comme il a été dit, de se charger de l’office de consul, et que l’exercice de cet office l’empêchait quelquefois de vaquer aux emplois de la mission, ce qui était néanmoins le principal sujet de sa demeure en ces lieux-là, M . Vincent, qui en ressentait beaucoup de peine, fit en sorte qu’en l’année 1648 le sieur Huguier fut pourvu de cette charge, et partit en diligence pour l’aller exercer. Il s’était retiré des affaires de pratique dans le maniement desquelles il avait jusqu’alors été employé, et ayant quitté sa charge de procureur au Châtelet de Paris, il s’était donné entièrement à M. Vincent et mis sous sa conduite, pour être par lui appliqué a tout ce qu’il jugerait convenable pour le service et pour la gloire de Dieu. Mais étant arrive à Tunis il n’agréa pas aux Turcs qui ne le voulurent point recevoir pour consul. Il y demeura néanmoins quelque temps avec M. Le Vacher, pour le soulager dans l’exercice de cette charge. Depuis, étant revenu en France, et ayant reçu, par l’avis de M. Vincent, les ordres sacrés, il fut envoyé à Alger, non seulement comme prêtre de la Congrégation de la Mission, mais encore en qualité de missionnaire apostolique. Il y travailla avec grande bénédiction au salut des pauvres esclaves jusqu’au mois d’avril de l’année 1663, en laquelle il acheva heureusement sa course, étant mort de la peste en de très saintes dispositions au service des pauvres esclaves chrétiens atteints du même mal.
M. Vincent ne pouvait souffrir que M. Le Vacher de Tunis fût empêché par cette charge de consul qu’il portait malgré lui, de vaquer aux fonctions propres de son caractère, ni même qu’il portât plus longtemps le titre d’une charge séculière, quoique fort importante pour le dessein qu’il avait d’assister les esclaves; il fit donc en sorte qu’en l’année 1653 le sieur Martin Husson, natif de Paris, avocat en Parlement, reçut commission du roi pour aller exercer la charge de consul a Tunis. C’était un personnage grandement recommandable pour sa vertu, et duquel M. Vincent parlant dans une lettre qu’il écrivit en ce temps-là : «Il est, dit-il, sage, désintéresse, pieux, prudent et capable autant qu’aucun autre que je connaisse de son âge. Il y va purement pour le service de Dieu et des esclaves, nonobstant les larmes et les persuasions contraires d’un père et d’une mère qui le chérissent tendrement, et qui enfin lui ont pourtant donné leur bénédiction. Il vivra en commun avec M. Le Vacher, de même que s’il était de notre Congrégation, bien qu’il n’en soit pas. »
Il partit au mois de juillet de ladite année 1653; et ayant été reçu en l’exercice de cette charge, il s’y est très dignement employé pendant plusieurs années, avec grande bénédiction .
§ II.—Principaux emplois des Missionnaires en Barbarie.
Monsieur Vincent employa donc ainsi ses premiers soins pour procurer qu’il y eut en ces deux villes de Tunis et d’Alger des Consuls tels qu’il les pouvait souhaiter pour coopérer, dans un esprit d’union avec les prêtres de sa Congrégation, à toutes les œuvres de charité et de miséricorde spirituelles et corporelles envers les chrétiens qui se rencontraient en ces lieux-là, tant esclaves qu’autres. Il était question ensuite d’en venir à l’exécution, et de travailler chacun de son côté pour cette fin.
Or, pour mieux comprendre les grands biens que M. Vincent prétendait faire par ces missions de Barbarie, il faut savoir que non seulement les Français qui se trouvent en ces villes-là, libres ou esclaves, sont sous la bannière et protection du roi de France, mais encore les Italiens, Espagnols, Portugais, Maltais, Grecs, Flamands, Allemands, Suédois, et généralement toutes les nations de la chrétienté; toutes (les seuls Anglais exceptés) ont recours au consul de France, pour en être protégées et secourues dans le besoin contre les insultes de ces barbares. Les vaisseaux qui y vont trafiquer et les personnes qui en sortent prennent passeport de lui; et quand leurs corsaires ont pris sur mer et veulent retenir les vaisseaux ou les marchandises de ces nations-là, le consul de France les réclame et remontre au dey ou au bacha et a la douane l’injustice de ces captures; il se plaint du mauvais traitement qu’on fait à ces nations, il négocie le rachat de leurs esclaves, et les tire, quand il peut, des fers pour les renvoyer chez eux. Il termine les différends qui arrivent entre les marchands de ces nations, et aussi entre les esclaves.
Il veille à ce qu’aucun marchand chrétien n’apporte aux Turcs des marchandises de contrebande qui leur puissent servir pour faire la guerre aux chrétiens, comme des voiles, des cordages, du fer, du plomb, des armes et autres semblables choses, défendues par les canons de l’Eglise et par les ordonnances du Roi.
Les prêtres de la Mission n’ont pas moins d’occupation pour les affaires spirituelles que les consuls pour les temporelles. Ils sont missionnaires apostoliques établis par l’autorité du Souverain Pontife qui leur a donné tous les pouvoirs et toutes les facultés convenables à cet emploi. De plus, ils sont grands vicaires de l’archevêché de Carthage, dont ces villes dépendent, et en cette qualité ils ont juridiction sur tous les prêtres et religieux esclaves qui s’y trouvent quelquefois en assez grand nombre. Enfin, par cette même qualité, ils sont les pasteurs de tous les chrétiens tant marchands qu’esclaves, qui, pour l’ordinaire, sont au nombre de vingt-cinq ou trente mille en ces deux royaumes-là, où il en entre toujours autant et plus qu’il n’en sort.
Ces prêtres missionnaires donc s’emploient premièrement à soutenir la religion catholique, et à en maintenir les exercices publics et particuliers dans les mêmes lieux ou elle est opprimée et persécutée; et comme Jésus-Christ conversant avec les perfides juifs leur disait qu’il honorait son Père pendant qu’ils le déshonoraient, de même les enfants de M. Vincent s’efforcent d’honorer ce même Sauveur et de procurer qu’il soit honoré et servi au milieu d’une terre infidèle, et dans les lieux mêmes où il est déshonoré par les plus cruels ennemis de son sacré nom. Outre cela, ils s’emploient à confirmer et fortifier les fidèles en la foi; ils soutiennent les faibles et empêchent qu’ils ne viennent à la perdre; ils en ramènent plusieurs qui s’en sont dévoyés; ils administrent les sacrements aux sains et aux malades, tant dans la ville que par les champs; ils consolent les pauvres esclaves dans leurs peines et afflictions; ils prêchent, ils instruisent, ils travaillent, ils endurent, et enfin ils se consument pour cette pauvre Eglise souffrante, ainsi que Notre-Seigneur a fait pour toute l’Église universelle.
Voila les principaux emplois des prêtres et des consuls envoyés en Barbarie, auxquels ils s’appliquent continuellement, et en quoi ils s’entr’aident mutuellement avec grande union et correspondance, pour en faire réussir le salut des âmes et la plus grande gloire de Dieu, qui est la fin unique et commune des uns et des autres. M. Vincent leur recommandait surtout de conserver entre eux une parfaite union et correspondance, et de s’aider les uns les autres par leurs bons avis et par tous les autres moyens dont ils pourraient s’aviser. Voici ce qu’il leur en disait dans une lettre qu’il leur écrivit sur ce sujet :
«J’ai appris la liaison et l’intime charité qui est entre vous; j’en ai plusieurs fois béni Dieu, et je l’en bénirai autant de fois que la pensée m’en viendra, tant mon âme est touchée de reconnaissance d’un si grand bien, qui réjouit le cœur de Dieu même; d’autant que de cette union il fera réussir une infinité de bons effets pour l’avancement de sa gloire et pour le salut d’un grand nombre d’âmes. Au nom de Dieu, Messieurs, faites de votre côté tout ce qui se pourra pour la rendre et plus ferme et plus cordiale jusque dans l’éternité; vous souvenant de la maxime des Romains, que par l’union et le conseil on vient à bout de tout. Oui, l’union entre vous fera réussir l’œuvre de Dieu, et rien ne la pourra détruire que la désunion. Cette œuvre est l’exercice de charité le plus relevé qui soit sur la terre, quoique le moins recherché. O Dieu ! Messieurs, que n’avons-nous un peu plus de vues sur l’excellence des emplois apostoliques pour estimer infiniment notre bonheur et pour correspondre aux devoirs de cette condition; il ne faudrait que dix ou douze missionnaires ainsi éclairés pour faire des fruits incroyables dans l’Église. J’ai vu l’assaut que la chair et le sang vous ont livré; il fallait bien que cela arrivât; l’esprit malin n’avait garde de vous laisser sans combat: béni soit Dieu de ce que vous êtes demeurés fermes à vous raidir contre ces attaques. Le ciel et la terre regardent avec plaisir le partage heureux qui vous est échu d’honorer par votre emploi cette charité incompréhensible par laquelle Notre-Seigneur est descendu sur la terre pour nous secourir et assister dans notre esclavage. Je pense qu’il n’y a aucun ange ni aucun saint dans le ciel qui ne vous envie ce bonheur, autant que l’éclat de leur gloire le peut permettre. Et quoique je sois le plus abominable de tous les pécheurs, je vous avoue néanmoins que, s’il m’était permis, je vous l’envierais moi-même. Humiliez-vous beaucoup et vous préparez à souffrir des Turcs, des Juifs et des faux frères: ils vous pourront faire de la peine, mais je vous prie de ne vous en pas étonner; car ils ne vous feront point d’autre mal que celui que Notre-Seigneur voudra qu’il vous soit fait, et celui qui vous viendra de sa part ne sera que pour vous faire mériter quelques spéciales faveurs dont il a dessein de vous honorer. Vous savez que la grâce de notre rédemption se doit attribuer aux mérites de sa passion, et que plus les affaires de Dieu sont traversées, plus heureusement aussi réussissent-elles, pourvu que notre résignation et notre confiance ne viennent point à défaillir. Rarement fait-on aucun bien sans peine; le diable est trop subtil et le monde trop corrompu pour ne pas s’efforcer d’étouffer une telle bonne œuvre en son berceau. Mais, courage, Monsieur, c’est Dieu même qui vous a établi au lieu et en l’emploi où vous êtes; ayant sa gloire pour votre but, que pouvez-vous craindre ou plutôt que ne devez-vous pas espérer ? »
§ III.— Persécution soufferte par le consul d’Alger.
C’était avec grande raison que M. Vincent préparait ainsi les siens aux souffrances et les exhortait a la constance, prévoyant bien que, demeurant parmi ces barbares et travaillant pour le service de Jésus-Christ, ils ne manqueraient pas de persécuteurs ni d’occasions d’éprouver les effets de leur rage et de leur cruauté. En effet, ils ont été plusieurs fois menacés du feu, de la corde et d’autres supplices, et en ont même ressenti les atteintes. Nous en rapporterons seulement ici un exemple, qui fera voir que la vie de ceux qui font profession de servir Jésus-Christ parmi ces infidèles est continuellement exposée à toutes sortes de vexations et de mauvais traitements, et qu’il faut avoir une très ardente charité pour une telle entreprise.
M. Barreau, Consul d’Alger, a diverses fois éprouvé en sa personne les cruautés de ces barbares, ayant été tyrannisé et persécuté par ces infidèles pour le contraindre de leur donner de l’argent. Car c’est une maxime parmi eux, quand ils ont souffert quelque perte, de s’en prendre à quelque autre, et toujours au plus innocent, particulièrement entre les chrétiens; ils leur imposent des faussetés et produisent des faux témoins, et leur font diverses violences et injustices sans aucune apparence de raison; c’est ce qu’ils appellent des avanies, et lorqu’on pense recourir à la justice ou a la protection des plus puissants, il la faut acheter par des présents excessifs et leur donner presque autant que les auteurs de ces avanies leur demandent. Or, comme ce sont gens de milice qui ne travaillent point et qui ne font aucun trafic, ils ne subsistent que du bien qu’ils ravissent de la sorte, et ils en prennent partout où ils en peuvent trouver, non tant par nécessité (la plupart s’étant enrichis des prises faites sur les chrétiens) que par une avarice infatigable, qui fait qu’ils ne sont jamais contents de ce qu’ils ont et qu’ils désirent toujours ce qu’ils n’ont pas.
Ledit consul ayant été emprisonné en l’année 1647 sans aucune cause, sinon pour être obligé de donner l’argent qu’on lui demandait; et, peu de temps après, M. Noueli, prêtre de la Congrégation de la Mission, étant tombé malade de peste, il fut obligé d’avancer le rachat de sa liberté pour aller assister ce bon prêtre en sa maladie, lequel étant enfin mort, et lui, en danger de retourner en prison, il en donna avis à M. Vincent qui lui écrivit sur ces deux fâcheux accidents en ces termes:
«Je reçus hier au soir la triste quoique heureuse nouvelle de la mort de feu M. Noueli, laquelle m’a fait épancher bien des larmes à diverses reprises, mais des larmes de reconnaissance envers la bonté de Dieu sur la Compagnie, de lui avoir donné un prêtre qui aimait si parfaitement Notre-Seigneur et qui a fait une si heureuse fin. Oh ! que vous êtes heureux de ce que le bon Dieu vous a choisi pour une si sainte œuvre, à l’exclusion de tant d’autres gens inutiles au monde ! Vous voila donc quasi prisonnier pour la charité, ou, pour mieux dire, pour Jésus-Christ. Quel bonheur de souffrir pour ce grand monarque, et que de couronnes vous attendent en persévérant jusqu’à la fin ! »
En l’année 1650, le même M. Barreau fut derechef emprisonné. Sur quoi M. Vincent lui écrivit la lettre suivante, par laquelle ainsi que par plusieurs autres semblables qu’il lui adressa on peut reconnaître combien il regardait purement Notre-Seigneur en toutes choses, et combien grand il estimait le bonheur de lui ressembler en travaillant et souffrant comme lui pour la gloire de Dieu et pour le service des pauvres:
«C’est avec grande douleur, lui dit-il, que j’ai appris l’état auquel vous êtes à présent réduit, qui est un sujet d’affliction à toute la Compagnie, et à vous d’un grand mérite devant Dieu, puisque vous souffrez innocent. Aussi ai-je senti une consolation qui surpasse toute consolation, de la douceur d’esprit avec laquelle vous avez reçu ce coup et du saint usage que vous faites de votre prison. J’en rends grâces à Dieu, mais d’un sentiment de reconnaissance incomparable. Notre-Seigneur étant descendu du ciel en terre pour la rédemption des hommes fut pris en emprisonné pour eux. Quel bonheur pour vous, Monsieur, d’être traité quasi de même ! Vous êtes parti d’ici comme d’un lieu de joie et de repos pour aller assister et consoler les pauvres esclaves d’Alger, et voilà que vous y êtes fait semblable à eux, bien que d’une autre sorte. Or, plus nos actions ont de rapport a celles que Jésus-Christ a faites en cette vie, et nos souffrances aux siennes, plus sont-elles agréables a Dieu. Et comme votre emprisonnement honore le ciel, aussi vous honore-t-il de sa patience en laquelle je le prie qu’il vous confirme.
«Je vous assure que votre lettre m’a si fort touché que je me suis résolu d’en édifier cette communauté. Je lui ai déjà fait part de l’oppression que vous souffrez et du doux acquiescement de votre cœur, afin de l’exciter à demander à Dieu la délivrance de votre corps, et à remercier sa divine bonté de la liberté de votre esprit. Continuez, Monsieur, à vous conserver dans la sainte soumission au bon plaisir de Dieu; car ainsi s’accomplira en vous la promesse de Notre-Seigneur, qu’un seul de vos cheveux ne sera perdu, et qu’en votre patience vous posséderez votre âme. Confiez-vous grandement en lui, et souvenez-vous de ce qu’il a enduré pour vous en sa vie et en sa mort. Le serviteur, disait-il, n’est pas plus grand que son maître: s’il m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi. Bienheureux sont ceux qui sont persécutés pour la justice, car le royaume des cieux est à eux. Réjouissez-vous donc, Monsieur, en celui qui veut être glorifié en vous et qui sera votre force en proportion que vous lui serez fidèle; c’est de quoi je le prie très instamment. Et pour vous, je vous conjure par l’affection que vous avez pour notre Compagnie, de demander à Dieu pour nous tous la grâce de bien porter nos croix, petites et grandes, afin que nous soyons dignes enfants de la croix de son Fils qui nous a sur elle engendrés en son amour, et pour laquelle nous espérons de le posséder parfaitement dans l’éternité des siècles. Amen.»
Voici une autre lettre de ce charitable père des Missionnaires, du 15 janvier 1651, par laquelle il prédit à ce bon consul sa prochaine délivrance:
«Votre dernière lettre, lui dit-il, qui est du mois d’octobre, nous a donné de grands sentiments de tendresse et de consolation, voyant que votre patience ne se lasse et ne s’étonne point, mais que vous acquiescez humblement à la peine présente et à tout ce qu’il plaira à Dieu en ordonner pour l’avenir. Nous l’avons déjà remercié d’une si grande grâce, et nous continuerons de lui demander instamment votre délivrance. Le roi a été absent de Paris pendant six ou sept mois, et à son retour nous avons fait nos efforts pour vous procurer ce bien. Enfin, il a été résolu qu’il en sera écrit à Constantinople, et que le roi fera plainte à la Porte de votre emprisonnement et demandera que les articles de paix et d’alliance accordés par Henri IV avec le Grand-Seigneur en l’année 1604 soient exécutés; et ce faisant, que les Turcs aient a cesser leurs courses sur les Français et à rendre les esclaves qu’ils ont; autrement que sa Majesté se fera justice. Nous tiendrons la main à cette expédition, Dieu aidant; ce sera à sa providence à faire le reste, et j’espère que tout ira bien, si nous nous abandonnons à elle avec confiance et soumission, comme vous faites par sa grâce. Et peut-être qu’elle nous sera si propice, que de vous tirer de prison et d’embarras par quelque plus courte voie que celle de Constantinople; car, ou le bacha qui est votre partie s’adoucira, ou il arrivera quelque changement ou rencontre d’affaires qui produira ce bon effet. »
Il semblait que Dieu donnait à M. Vincent quelque pressentiment de ce qui devait arriver, et qu’il le prédisait par ces dernières paroles; car en effet elles s’accomplirent peu de temps après. Le bacha nommé Mourath, ayant appris qu’un autre bacha nommé Mahamet devait venir à Alger pour tenir sa place, il aima mieux prendre du consul ce qu’il en pourrait tirer et le mettre en liberté, que d’attendre le venue de son successeur qui s’en serait prévalu; de sorte qu’il le fit sortir au bout de sept mois, moyennant trois cent cinquante piastres, qui étaient beaucoup moins qu’il n’en prétendait.
La lettre que M. Vincent lui écrivait après sa délivrance fait encore voir quels étaient ses sentiments sur le sujet des souffrances et des persécutions.
«Dieu seul, lui dit-il, qui voit le fond de nos cœurs, vous peut faire sentir la joie du mien par la tant désirée nouvelle de votre liberté, dont nous lui avons rendu des remerciements aussi tendres que pour aucun bien que nous ayons depuis longtemps reçu de sa bonté. J’en ai fait part a que du bon usage que vous avez fait de votre captivité; à quoi je ne pense jamais, que la douceur d’esprit que vous avez fait paraître ne se représente à moi pour me faire trouver la soumission à Dieu et la patience dans les souffrances toujours plus belles et plus aimables. Je ne puis assez vous dire, Monsieur, que bienheureux êtes-vous d’avoir ainsi souffert pour Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vous a appelé en Alger. Vous en connaîtrez mieux l’importance et le fruit d’ici à quinze ou vingt ans, que vous ne faites à cette heure, et plus encore lorsque Dieu vous appellera pour vous couronner dans le ciel. Vous avez sujet d’estimer le temps de votre prison pour saintement employé. Pour moi, je le regarde comme une marque infaillible que Dieu vous veut conduire à lui, puisqu’il vous a fait suivre les traces de son unique Fils. Qu’il en soit a jamais béni, et vous plus avancé en l’école de la solide vertu qui se pratique excellemment dans les souffrances, et qui tient dans la crainte les bons serviteurs de Dieu pendant qu’ils ne souffrent rien. Je supplie sa divine bonté que la bonace dont vous jouissez à présent vous comble de paix, puisque l’orage n’a pu vous troubler, et qu’elle dure autant qu’il est convenable pour accomplir parfaitement les desseins que Dieu a sur vous. Tant s’en faut que vous ayez fait contre mon intention de donner les mille livres que vous avez empruntées, que j’estime que ce n’est rien au prix de votre liberté, laquelle nous est plus chère que toute autre chose. »
Mais la plus fâcheuse et la plus cruelle de toutes les persécutions souffertes par M. Barreau fut celle qui lui arriva en l’an 1657, à l’occasion d’un marchand de Marseille qui fit banqueroute à Alger. Les créanciers ayant été faire leurs plaintes au bacha, il voulut, contre toute raison et justice, obliger le consul au pavement des sommes dues par ce marchand. Le consul refusant de le faire, et lui représentant même, outre qu’il ne le devait point et qu’il n’était point sa caution, qu’il n’avait pas le moyen d’y satisfaire, cet inhumain et barbare, violant le droit des gens, voulut l’y contraindre par les tourments et par les géhennes. Pour cet effet l’ayant fait coucher par terre, il lui fit donner en sa présence, selon la cruelle pratique du pays, un si grand nombre de coups de bâton sur la plante des pieds que la violence de la douleur qu’il en ressentit le fit tomber en syncope. Ce que voyant ce bacha et craignant qu’il ne mourût dans cette torture, il fit cesser les bourreaux. Néanmoins son avarice furieuse et barbare n’étant point satisfaite, il employa plusieurs autres tourments, et lui fit même enfoncer le long des doigts, entre la chair et les ongles, des alênes pointues; en sorte que le bon consul, accablé de douleurs et presque à demi mort, crut qu’il devait s’engager pour toutes les exactions qu’on lui demandait, plutôt que de priver les pauvres esclaves chrétiens du secours qu’il pouvait leur rendre en conservant sa vie
Voici en quels termes M. Vincent lui écrivit sur cette dernière affliction: « Le saint nom de Dieu soit à jamais béni, de ce qu’il vous a trouvé digne de souffrir, et de souffrir pour la justice, puisque grâce a Dieu vous n’avez pas donné sujet a ce mauvais traitement. C’est signe que Notre Seigneur vous veut donner grande part aux mérites infinis de sa Passion, puisqu’il vous en applique les douleurs et la confusion pour les fautes d’autrui. Je ne doute pas, Monsieur, que dans cet accident, comme envoyé de sa main paternelle, vous n’ayez regardé son honneur et son bon plaisir, plutôt que la mauvaise volonté des hommes qui ne savent ce qu’ils font; et ainsi j’espère que cette affliction vous tournera à sanctification. Il n’en est encore arrivé a la Compagnie aucune de laquelle j’aie été touché si vivement: j’espère que celle-ci vous attirera de nouvelles grâces pour le salut du prochain.»
Ce bon consul, ayant été ainsi violenté chez le bacha de s’engager a lui pour la somme de douze mille livres, qui était celle qu’il lui demandait, fut reporté en sa maison, car il ne pouvait se soutenir, étant tout meurtri de coups et affaibli de douleurs. Mais à grand peine commençait-il un peu à respirer des tourments qu’on lui avait fait endurer, étant couché sur son lit, que ce tyran à qui il tardait qu’il ne reçut cet argent envoya quatre de ses satellites pour lui faire commandement de le payer à l’heure même; à faute de quoi ils avaient ordre de l’enlever de son lit et de le traîner derechef chez le bacha pour le faire mourir. Ce pauvre persécuté n’avait en son pouvoir pour tout argent que la somme de cent écus, qui était bien éloignée de celle qu’on voulait exiger de lui; de sorte que ne sachant où en prendre, ni comment faire, il se résolut de s’abandonner à tout ce qu’il plairait à Dieu qu’il lui arrivât de la part de ces barbares, et de souffrir la mort si telle était sa volonté. Mais les pauvres esclaves chrétiens, ayant su la violence qu’on lui faisait et l’extrême danger où il était d’être mis à mort? en furent tellement touchés qu’ils accoururent tous pour le secourir selon leur petit pouvoir; ils lui portèrent, qui vingt, qui trente, qui cent, et qui deux cents écus, pour lui aider à payer cette injuste rançon et lui sauver la vie. Ils avaient ramassé ces petites sommes pour s’aider à racheter leur propre liberté quand l’occasion s’en présenterait; et néanmoins, par reconnaissance et par charité, ils les donnèrent de bon cœur pour délivrer et secourir celui qui ne s’était exposé au danger où il était que pour les assister et procurer leur délivrance. Il semblait, à voir l’affection de ces pauvres esclaves en cette rencontre, que Dieu faisait revivre en eux l’esprit des premiers chrétiens qui apportaient avec une telle dévotion leurs biens aux pieds des Apôtres pour nourrir et assister les pauvres. Tant y a qu’ils firent la somme entière, de laquelle le consul leur demeura redevable: Ce que M. Vincent ayant su, et reconnaissant combien il importait que cet argent fût rendu de ces pauvres esclaves qui l’avaient si franchement offert dans une occasion si pressante, il procura par les aumônes et libéralités des personnes charitables, que cette somme ayant été recueillie, fût envoyée à Alger et remise entre les mains de ces bons esclaves. Ainsi ils se sont eux-mêmes depuis rachetés: Dieu ayant béni la charité qui les avait portés à préférer le soulagement et l’assistance du consul à leur propre liberté. Et ils ont heureusement repassé en France au mois de juin de l’année 1661, avec le même M . Barreau qui est retourne a Paris, parce que le roi avait envoyé un autre consul à Alger, à la sollicitation du Supérieur général de la Congrégation de la Mission, successeur de M. Vincent; de sorte que M. Barreau ramena avec soi soixante et dix esclaves que M. Le Vacher et lui avaient rachetés par le secours des aumônes et charités qui avaient été faites pour ce sujet.
§. IV. — Autres vexations souffertes par les Missionnaires en la ville de Tunis.
Quoique les Missionnaires qui étaient à Tunis n’aient pas été traités avec tant d’inhumanité que ceux qui étaient à Alger, ils n’ont pas laissé néanmoins d’avoir part au calice de Jésus-Christ et de porter quelque petite portion de sa croix en diverses rencontres. Ce fut en l’année 1655, que sur un faux rapport fait au dey, il envoya quérir M. Le Vacher, et lui dit qu’il avait été averti que par ses artifices il détournait les chrétiens d’embrasser la loi de Mahomet et de se faire turcs, lorsqu’il en avait connaissance; et pour cela qu’il lui ordonnait de sortir de la ville, avec défense d’y plus retourner. Ce bon prêtre, obéissant à ce commandement, s’en alla à Biserte. Il semblait que la providence de Dieu l’y conduisait: car en y arrivant, il trouva deux barques chargées d’esclaves chrétiens, lesquels il disposa au sacrement de la pénitence; et pour cet effet il obtint du commandant qu’ils fussent déchaînés pour quelque peu de temps. Sur quoi M. Vincent racontant dès lors cette nouvelle a sa communauté, fit cette réflexion: «Qui est-ce qui sait, Messieurs, si ce n’a pas été le dessein de Dieu, que cette petite disgrâce soit arrivée à M. Le Vacher, pour lui donner moyen d’aider ces pauvres esclaves chrétiens à se mettre en bon état? » Il dit ensuite que M. Husson, qui était le Consul, ayant remontré au dey que ce bon prêtre ne s’employait qu’a assister les pauvres esclaves chrétiens et qu’il ne se mêlait point de la religion turques que, le supplia d’avoir agréable de le rappeler; ce qu’il lui accorda. Il donna ordre au gouverneur de Biserte de le renvoyer à Tunis dans un mois, voyant bien qu’on le pourrait taxer de légèreté, d’avoir exilé un homme pour chose semblable, s’il l’eût fait venir plutôt.
Mais ni ce bon prêtre missionnaire, ni le consul n’en furent quittes pour cela, car peu de temps après il s’éleva une autre bourrasque contre l’un et l’autre. Voici comme M. Vincent lui-même en fit dès lors le récit à sa communauté.
«Je vous ai ci-devant fait savoir, dit-il, comme le roi de Tunis avait désiré que le consul lui fît venir de la cotonine de France (c’est une certaine toile fort grosse, dont on fait des voiles de navires) de quoi il s’excusa, parce que non seulement les lois de ce royaume ne le permettent pas mais qu’il est défendu par bulles expresses du Saint-Siège apostolique, sous peine d’excommunication, de porter aux Turcs aucune chose qui leur serve à faire la guerre aux chrétiens. Le dey, se voyant ainsi éconduit, s’adressa à un marchand de Marseille qui trafique en Barbarie; celui-ci s’engagea de lui en faire avoir, nonobstant les remontrances que lui fit le consul pour l’en détourner, lui représentant l’injure qu’il ferait à Dieu et aux Chrétiens, le tort qu’il se ferait à lui-même, et le châtiment qu’il en pourrait recevoir si le roi de France était averti de ce mauvais trafic. Et comme ce marchand ne se désista point pour cela de son dessein, le consul en dressa son procès-verbal et l’envoya ici ; le roi a donc fait donner ordre à ses officiers des ports de Provence et de Languedoc de veiller soigneusement qu’on n’y charge aucune marchandise de contrebande pour la Barbarie: ce qui sera venu sans doute à la connaissance du dey, et l’aura encore davantage indigné contre le consul français et contre les missionnaires. « En effet, peu de temps après il leur fit une avanie, c’est-à-dire une querelle d’Allemand, et ayant envoyé quérir M. Le Vacher, il lui dit: Je veux que tu me payes deux cent soixante-quinze piastres que me doit le chevalier de la Ferrière, car tu es d’une religion qui rend le bien et les maux communs, et pour cette raison je m’en veux prendre à toi. A quoi M. Le Vacher répondit que les chrétiens n’étaient pas obligés de payer les dettes les uns des autres, et qu’il ne devait et ne pouvait payer celles d’un chevalier de Malte et d’un capitaine de navire, comme est le sieur de la Ferrière; qu’à peine avait-il moyen de vivre, qu’il était un Marabout des chrétiens (c’est-à-dire un prêtre, selon leur façon de parler) venu exprès à Tunis pour l’assistance des pauvres esclaves. « Dis ce que tu voudras, répliqua le « dey, je veux être payé.» Et sur cela, usant de quelques violences, il le contraignit de lui payer cette somme. Mais ce n’est la qu’un commencement: car si Dieu ne change l’humeur de ce dey, ils sont à la veille de souffrir d’autres oppressions bien plus grandes. Enfin ils peuvent dire maintenant qu’ils commencent d’être plus véritablement chrétiens, puisqu’ils commencent de souffrir en servant Jésus-Christ, ainsi que saint Ignace martyr le disait, quand on le menait au martyre. Et nous, mes frères, nous serons disciples de Jésus-Christ, quand il nous fera la grâce d’endurer quelque persécution ou quelque mal pour son nom. Les mondains se réjouiront, dit l’Évangile de ce jour: oui, les gens du monde chercheront leurs plaisirs et éviteront tout ce qui contredit à la nature. Et Dieu veuille que moi misérable, je ne fasse pas de même et que je ne sois du nombre de ceux qui cherchent les douceurs et les consolations en servant Jésus-Christ, au lieu d’aimer les tribulations et les croix: car si cela est, je ne suis pas vraiment chrétien; mais pour le devenir, Dieu me réserve l’occasion de souffrir et me l’enverra quand il lui plaira. C’est la disposition en laquelle nous devons nous mettre tous, si nous voulons être véritables serviteurs de Jésus-Christ. »
Enfin quelque temps après, le dey ayant toujours retenu en son cœur le ressentiment du refus que M. Husson le consul lui avait fait de la cotonine de France qu’il avait demandée, prit un nouveau prétexte, en l’année 1657, de lui faire une avanie au sujet de ce que treize cents turcs avaient été pris sur mer par les vaisseaux du grand-duc de Florence et menés à Livourne. Le dey en ayant reçu la nouvelle manda ledit sieur Husson et voulut qu’il s’obligeât de faire revenir ces turcs; à quoi lui ayant répondu que cela n’était pas en son pouvoir, ces turcs étant entre les mains d’un prince auquel il n’appartenait point, le dey ne voulut écouter aucune raison, et tout transporté de colère le chassa de la ville de Tunis. Or, quoique selon toutes les apparences il dût aussi faire le même traitement aux Missionnaires, il plut néanmoins à Dieu de lui toucher le cœur, en sorte qu’il leur permit d’y demeurer et d’y continuer leurs exercices de charité et de religion; et même il obligea derechef M. Le Vacher d’exercer le consulat, à cause des biens qu’il faisait aux pauvres esclaves.
§.V — Récit fait par M. Vincent à sa communauté du martyre d’un jeune chrétien brûlé en la ville d’Alger pour la foi de Jésus-Christ.
Toutes les actions de vertu et de piété qui sont pratiquées par les esclaves chrétiens peuvent avec juste raison être considérées comme les fruits des missions qui se font parmi eux, par les soins et par le zèle de M. Vincent. Car cc sont pour l’ordinaire des effets des instructions, prédications et autres offices de charité qu’ils reçoivent de ses Missionnaires; et la parole de Dieu qui leur est annoncée par ce ministère est comme une semence céleste reçue dans leurs cœurs, que la grâce y fait germer, et dont elle fait enfin éclore des fruits dignes de la vie éternelle.
Or, entre toutes les actions vertueuses de ces pauvres esclaves, en voici une qui surpasse le commun et que l’on peut appeler héroïque, dont M. Vincent fit lui-même un jour le récit à sa communauté de Saint-Lazare, en peu de paroles, mais tout énergiques et animées de ce zèle qui brûlait dans son cœur: «Je ne puis, leur dit-il, que je ne vous expose les sentiments que Dieu me donne de ce garçon, dont je vous ai parlé, qu’on a fait mourir en la ville d’Alger. Il se nommait Pierre Bourgoin, natif de l’île de Majorque, âgé seulement de vingt et un ou vingt-deux ans. Le maître duquel il était esclave avait dessein de le vendre pour l’envoyer aux galères de Constantinople dont il ne serait jamais sorti. Dans cette crainte il alla trouver le bacha, pour le prier d’avoir pitié de lui et de ne permettre pas qu’il fût envoyé à ces galères. Le bacha lui promit de le faire pourvu qu’il prît le turban; pour lui faire faire cette apostasie, il employa toutes les persécutions dont il put s’aviser, et enfin ajoutant les menaces aux promesses, il l’intimida de telle sorte qu’il en fit un renégat. « Ce pauvre enfant néanmoins conservait toujours dans son cœur les sentiments d’estime et d’amour qu’il avait pour sa religion, il ne fit cette faute que par l’appréhension de tomber dans ce cruel esclavage, et par le désir de faciliter le recouvrement de sa liberté. Il déclara même à quelques esclaves chrétiens qui lui reprochaient son crime, que s’il était turc à l’extérieur, il était chrétien dans l’âme. Peu a peu faisant réflexion sur le grand péché qu’il avait commis de renoncer extérieurement à sa religion, il en fut touché d’un véritable repentir; en voyant qu’il ne pouvait expier sa lâcheté que par sa mort, il s’y résolut, plutôt que de vivre plus longtemps dans cet état d’infidélité. Ayant découvert à quelques-uns ce dessein, pour en venir à l’exécution il commença à parler ouvertement à l’avantage de la religion chrétienne et au mépris du mahometisme, et il disait sur ce sujet tout ce qu’une vive foi lui pouvait suggérer, en présence même de quelques turcs et surtout des chrétiens. Il craignait toutefois la cruauté de ces barbares, et envisageant la rigueur des peines qu’ils lui feraient souffrir il en tremblait de frayeur; «Mais pourtant, disait-il, j’espère que Notre-Seigneur m’assistera: il est mort pour moi, il est juste que je meure pour lui.» Enfin pressé du remords de sa conscience et du désir de réparer l’injure qu’il avait faite à Jésus-Christ, il s’en alla dans sa généreuse résolution trouver le bacha, et étant en sa présence: « Tu m’as séduit, lui dit-il en me faisant renoncer à ma religion qui est la bonne et la véritable, et me faisant passer à la tienne qui est fausse. Or, je te déclare que je suis chrétien; et pour te montrer que j’abjure de bon cœur ta créance et la religion des turcs, je rejette et déteste le turban que tu m’as donné.» Et en disant ces paroles, il jeta ce turban par terre et le foula aux pieds. Puis il ajouta: « Je sais que tu me feras mourir, mais il ne m’importe, car je suis prêt de souffrir toutes sortes de tourments pour Jésus-Christ mon Sauveur.» En effet le bacha, irrité de cette hardiesse, le condamna aussitôt à être brûlé tout vif; ensuite de quoi, on le dépouilla, lui laissant seulement un caleçon, on lui mit une chaîne au cou, et on le chargea d’un gros poteau pour y être attaché et brûlé. Sortant en cet état de la maison du bacha pour être conduit au lieu du supplice, comme il se vit environné de turcs, de renégats et même de chrétiens, il dit hautement ces belles paroles: Vive Jésus-Christ, et triomphe pour jamais la foi catholique, apostolique et romaine. Il n’y en a point d’autre en laquelle on se puisse sauver. Et cela dit, il s’en alla souffrir le feu, et recevoir la mort pour Jésus-Christ.
« Or le plus grand sentiment que j’aie d’une si belle action, c’est que ce brave jeune homme avait dit à ses compagnons: Quoique J’appréhende la mort, je sens néanmoins quelque chose là-dedans (portant la main sur son front) qui me dit que Dieu me fera la grâce de souffrir le supplice qu’on me prépare. Notre-Seigneur lui-même à appréhendé la mort, et néanmoins il a enduré volontairement de plus grandes douleurs que celles qu’on me fera souffrir; j’espère en sa force et en sa bonté. Il fut donc attaché à un poteau, et, autour de lui, fut allumé le feu qui lui fit rendre bientôt entre les mains de Dieu son âme pure comme l’or qui a passé par le creuset. M. Le Vacher qui l’avait toujours suivi se trouva présent à son martyre; quoiqu’un peu éloigné il lui leva l’excommunication qu’il avait encourue et lui donna l’absolution sur le signal dont il était convenu avec lui, pendant qu’il souffrait avec tant de constance.
« Voila, Messieurs, comme est fait un chrétien, et voilà le courage que nous devons avoir pour souffrir et pour mourir quand il faudra pour Jésus-Christ. Demandons-lui cette grâce, et prions ce saint garçon de la demander pour nous, lui qui a été un si digne écolier d un si courageux maître qu’en trois heures de temps il s’est rendu son vrai disciple et son parfait imitateur en mourant pour lui.
«Courage, Messieurs et mes frères, espérons que Notre-Seigneur nous fortifiera dans les croix qui nous arriveront, pour grandes qu’elles soient, s’il voit que nous ayons de l’amour pour elles et de la confiance en lui. Disons à la maladie quand elle se présentera et à la persécution si elle nous arrive, aux peines extérieures et intérieures, aux tentations et à la mort même qu’il nous enverra: Soyez les bienvenues, faveurs célestes, grâces de Dieu, saints exercices, qui venez d’une main paternelle et tout amoureuse pour mon bien; le vous reçois d’un cœur plein de respect, de soumission et de confiance envers celui qui vous envoie; je m’abandonne à vous pour me donner à lui. Entrons donc dans ces sentiments? Messieurs et mes frères, et surtout, confions-nous grandement, ainsi qu’a fait ce nouveau martyr, en l’assistance de Notre-Seigneur à qui nous recommanderons, s’il vous plaît, ces bons missionnaires d’Alger et de Tunis.»
Ce discours de M. Vincent fait bien voir de quel esprit il était animé, et combien grande était l’affection qu’il avait d’inspirer aux siens ce même esprit qui n’est autre que celui du martyre, et de les fortifier contre les attaques du monde et de l’enfer, et même contre les propres sentiments de leur nature: et cela pour qu’ils se rendent dignes, en renonçant à eux-mêmes et en portant leurs croix, de marcher à la suite de Jésus-Christ.
Après que le feu fut éteint, le même M. Le Vacher alla en plein jour, une heure après le supplice, quoique non pas sans grand péril, enlever le saint corps tout brûlé et rôti pour lui donner la sépulture. Il a mis par écrit l’histoire de son martyre et l’a fait représenter dans un tableau qu’il apporta à M. Vincent en l’année 1657, lorsqu’il vint à Paris avec les ossements de ce brave chrétien brûlé pour la foi, comme un des plus excellents fruits que la grâce de Jésus-Christ recommence de produire dans ces terres barbares et infidèles.
§.VI.—Divers avis que M. Vincent a donnés aux Missionnaires de Barbarie, touchant leur conduite et leur manière d’agir parmi les infidèles.
Quoique la haine mortelle et invétérée que les mahométans portent à la religion chrétienne soit telle qu’ils estiment que c’est assez à un turc de tuer un chrétien pour aller en paradis, Notre-Seigneur toutefois n’a point permis que depuis dix-huit ans ou environ qu’il y a des prêtres de la Congrégation de la Mission qui vivent parmi eux à Alger et à Tunis, ils en aient fait mourir aucun, encore qu’ils aient souvent transgressé la loi qui défend, sous peine du feu, de parler contre la religion de Mahomet ou de prêter la main à ceux qui en font profession, pour les en faire sortir; ne s’étant pas souciés de cette injuste défense, quand il a été question de servir Jésus-Christ et de procurer le salut des âmes qu’il a rachetées par son sang. Il est vrai qu’ils se sont comportés, par la grâce de Dieu, avec tant de modestie, de prudence et de charité en ce pays-là, selon ce qui leur a été souvent recommandé par M. Vincent, que non seulement les turcs les ont épargnés, mais même plusieurs d’entre eux ont témoigné faire état de leur vertu. A ce sujet le roi de Tunis rencontrant un jour un Missionnaire qu’il voyait souvent aller et venir par ville et par les champs avec un zèle infatigable, pour secourir et assister les pauvres esclaves chrétiens, se tournant vers ceux de sa suite et leur montrant ce prêtre: Voilà, leur dit-il, un véritable pape. Une autre fois que ce même Missionnaire lui demandait permission de sortir de la ville pour aller en quelque lieu de la campagne visiter et assister quelques pauvres chrétiens, il lui dit avec un cœur ouvert: Va librement en tels lieux que tu trouveras bon. Et une autre fois il lui donna un de ses officiers pour l’accompagner en des lieux écartés ou il ne pouvait aller sans péril.
Aussi M. Vincent leur recommandait-il toujours d’agir avec grande modération et discrétion, et de ne se point exposer témérairement aux périls, de peur que pour un bien apparent ils ne se missent hors d’état d’en faire un très grand nombre de véritables. Voici en quels termes il écrivit un jour sur ce sujet à l’un de ses Missionnaires de Barbarie dont le zèle était fort ardent, et qui avait pour cela plus de besoin de bride que d’éperon l. Cette lettre contient plusieurs avis fort importants, et c’est pourquoi elle a servi de règle pour tous les autres.
«Je loue Dieu, dit-il, de la bonne manière dont vous avez usé pour vous faire reconnaître missionnaire apostolique et grand-vicaire de Carthage; si vous avez procédé sagement en cela, vous le devez faire incomparablement davantage dans l’exercice. Vous ne devez nullement vous raidir contre les abus, quand vous voyez qu’il en proviendrait un plus grand mal; tirez ce que vous pourrez de bon des prêtres et des religieux esclaves, des marchands et des captifs, par les voies douces, et ne vous servez des sévères que dans l’extrémité; de peur que le mal qu’ils souffrent déjà par l’état de leur captivité, joint avec la rigueur que vous voudriez exercer en vertu de votre pouvoir, ne les porte au désespoir. Vous n’êtes pas responsable de leur salut comme vous pensez: vous n’avez été envoyé en Alger que pour consoler les âmes affligées, les encourager à souffrir et les aider à persévérer en notre sainte religion. C’est là votre principale et non pas la charge de grand-vicaire, laquelle vous n’avez acceptée qu’en tant qu’elle sert de moyen pour parvenir aux fins susdites; car il est impossible de l’exercer en rigueur de justice sans augmenter les peines de ces pauvres gens, ni presque sans leur donner sujet de perdre patience, et de vous perdre vous-même. Surtout il ne faut pas entreprendre d’abolir sitôt les choses qui sont en usage parmi eux, bien que mauvaises.
Quelqu’un me rapportait l’autre jour un beau passage de saint Augustin qui dit qu’on se garde bien d’attaquer d’abord un vice qui règne en un lieu, parce que non seulement on n’en viendra pas à bout, mais au contraire l’on choquera les esprits en qui cette coutume est comme invétérée; en sorte qu’on ne serait plus capable de faire en eux d’autres biens, que néanmoins on eût faits, les prenant d’un autre biais. Je vous prie donc de condescendre autant que vous pourrez a l’infirmité humaine; vous gagnerez plutôt les ecclésiastiques esclaves, en leur compatissant, que par le rebut et la correction: ils ne manquent pas de lumière, mais de force, laquelle s’insinue par l’onction extérieure des paroles et du bon exemple. Je ne dis pas qu’il faille autoriser ni permettre leurs désordres, mais je dis que les remèdes en doivent être doux et bénins en l’état où ils sont, et appliqués avec grande précaution, à cause du lieu et du préjudice qu’ils vous peuvent causer, si vous les mécontentez, et non seulement a vous. mais aussi au consul et a l’œuvre de Dieu; car ils pourront donner aux Turcs des impressions pour lesquelles ils ne voudront jamais plus vous souffrir de delà.
« Vous avez un autre écueil a éviter parmi les Turcs et les renégats. Au nom de Notre-Seigneur n’ayez aucune communication avec ces gens-là; ne vous exposez point aux dangers qui en peuvent arriver, parce qu’en vous exposant, comme j’ai dit, vous exposeriez tout, et feriez grand tort aux pauvres chrétiens esclaves, en tant qu’ils ne seraient plus assistés, et vous fermeriez la porte pour l’avenir à la liberté présente que nous avons de rendre quelque service à Dieu en Alger et ailleurs. Voyez le mal que vous feriez pour un petit bien apparent. Il est plus facile et plus important d’empêcher que plusieurs esclaves ne se pervertissent, que de convertir un seul renégat. Un médecin qui préserve du mal mérite plus que celui qui le guérit; vous n’êtes point chargé des âmes des Turcs ni des renégats, et votre mission ne s’étend point sur eux mais sur les pauvres chrétiens captifs. Que si pour quelque raison considérable vous êtes obligé de traiter avec ceux du pays, ne le faites point, s’il vous plaît, que de concert avec le consul, aux avis duquel je vous prie de déférer le plus que vous pourrez.
«Nous avons grand sujet de remercier Dieu du zèle qu’il vous donne pour le salut des pauvres esclaves; mais ce zèle-là n’est pas bon, s’il n’est discret. Il semble que vous entreprenez trop du commencement, comme de vouloir faire mission dans les bagnes, de vous y vouloir retirer, et d’introduire parmi ces pauvres gens de nouvelles pratiques de dévotion. C’est pourquoi je vous prie de suivre l’usage de nos prêtres défunts qui vous ont devancé. On gâte souvent les bonnes œuvres pour aller trop vite, pour ce que l’on agit selon ses inclinations qui emportent l’esprit et la raison, et font penser que le bien que l’on voit à faire est faisable et de saison; ce qui n’est pas, et on le reconnaît dans la suite par le mauvais succès. Le bien que Dieu veut, se fait quasi de lui-même, sans qu’on y pense: c’est comme cela que notre Congrégation a pris naissance; que les exercices des missions et des ordinands ont commencé; que la compagnie des Filles de la Charité a été faite; que celle des dames pour l’assistance des pauvres de l’hôtel-Dieu de Paris et des malades des paroisses s’est établie; que l’on a pris soin des enfants trouvés; et qu’enfin toutes les œuvres dont nous nous trouvons a présent chargés ont été mises au jour, et rien de tout cela n’a été entrepris avec dessein de notre part. Mais Dieu qui voulait être servi en telles occasions, les â lui-même suscitées insensiblement, et s’il s’est servi de nous, nous ne savions pourtant où cela allait: c’est pourquoi nous le laissons faire, bien loin de nous empresser dans le progrès, non plus que dans le commencement de ces œuvres. Mon Dieu, Monsieur, que je souhaite que vous modériez votre ardeur, et pesiez mûrement les choses au poids du sanctuaire, devant que de les résoudre: soyez plutôt pâtissant qu’agissant; et ainsi Dieu fera par vous seul ce que tous les hommes ensemble ne sauraient faire sans lui. »
§.VII.—Les diverses peines et travaux des pauvres esclaves chrétiens en Barbarie, et les assistances et services qui leur sont rendus par les missionnaires.
Pour mieux connaître encore les offices de charité que les missionnaires de M. Vincent rendent aux esclaves chrétiens en Barbarie, il est nécessaire de faire voir l’inhumanité avec laquelle ceux-ci sont traités par les Turcs, les travaux excessifs qu’ils leur font souffrir, et même les violences qu’ils exercent sur eux pour les contraindre d’abjurer la foi de Jésus-Christ et d’embrasser le mahométisme.
Les corsaires de Tunis et d’Alger enlèvent de tous côtés, dans les terres des chrétiens et sur la mer, un grand nombre de personnes de tout âge, sexe et condition, les mènent en ces villes et autres lieux circonvoisins, où ils les exposent en vente en plein marché, comme l’on fait ici des bêtes; et comme ils font tous les ans plusieurs courses où ils en prennent quantité, de la vient qu’en Barbarie les Turcs ont un grand nombre d’esclaves, lesquels ils logent en de certains lieux qu’ils appellent bagnes. A Tunis et à Biserte ils les tiennent attachés avec des chaînes de fer, et les gardent soigneusement de nuit et de jour; mais à Alger ils le font seulement pendant la nuit. Représentez-vous de grandes écuries, ou il y a deux cents, trois cents ou quatre cents chevaux en chacune: voilà une image de ces lieux, avec cette différence néanmoins, que les chevaux sont bien nourris et bien pansés, et que les chrétiens sont dans l’ordure, dans la misère, et dans le dernier abandon, particulièrement à cause de leur religion que les Turcs ont en horreur; et outre cela, que selon la fantaisie et la mauvaise humeur de leur patron et de celui qui les garde, ils sont battus à outrance, et quelquefois jusqu’à mourir ou en demeurer estropiés le reste de leur vie.
Ces pauvres esclaves ainsi détenus ne sortent de ces lieux que pour aller travailler à labourer la terre ou à d’autres ouvrages fort pénibles, ou bien pour aller ramer sur les galères, ou encore pour servir sur les autres vaisseaux qui vont en voyage, et le plus souvent en guerre contre les chrétiens. Là ils souffrent des fatigues, des coups, des mépris et des peines insupportables. Pour l’ordinaire ils rament et travaillent tout nus, n’ayant simplement qu’un caleçon, exposés aux cuisantes ardeurs du soleil en été et à la rigueur du froid en hiver; et quand ils en reviennent tout épuisés de forces et comme à demi-morts, on les remet comme des bêtes dans ces étables, plutôt pour y languir que pour y trouver aucun repos.
Voici ce que M. Guérin, prêtre de la Mission, en écrivit un jour à M. Vincent: « Nous attendons une grande quantité de malades au retour des galères. Si ces pauvres gens souffrent de grandes misères dans leurs courses sur la mer, ceux qui sont demeures ici n’en endurent pas de moindres: on les fait travailler à scier le marbre tous les jours, exposés aux ardeurs du soleil, qui sont telles que je ne les puis mieux comparer qu’à une fournaise ardente. C’est une chose étonnante de voir le travail et la chaleur excessive qu’ils endurent, qui serait capable de faire mourir des chevaux, et néanmoins que ces pauvres chrétiens ne laissent pas de subsister ne perdant que la peau qu’ils donnent en proie à ces ardeurs dévorantes: on leur voit tirer la langue comme feraient les pauvres chiens à cause du chaud insupportable dans lequel il leur faut respirer. Le jour d’hier un pauvre esclave fort âgé, se trouvant accablé de mal et n’en pouvant presque plus, demanda congé de se retirer; mais il n’eut autre réponse sinon qu’encore qu’il dût crever sur la pierre, il fallait qu’il travaillât. Je vous laisse à penser combien ces cruautés me touchent sensiblement le cœur et me donnent de l’affliction. Et cependant ces pauvres esclaves souffrent leurs maux avec une patience inconcevable, et bénissent Dieu parmi toutes les cruautés qu’on exerce sur eux; et je vous puis dire avec vérité que nos Français emportent le dessus en bonnet et en vertu sur toutes les autres nations. Nous en avons deux malades a l’extrémité, et qui, selon toutes les apparences, n’en peuvent échapper; nous leur avons administré tous les sacrements. La semaine dernière il en mourut deux autres en vrais chrétiens; et l’on peut dire d’eux que: pretiosa in conspectu Domini mors sanctorum ejus. La compassion que je porte à ces pauvres affligés qui travaillent à scier le marbre me contraint de leur distribuer une partie des petits rafraîchissements que je leur donnerais s’ils étaient malades, etc. Il y a d’autres esclaves qui ne sont pas si maltraités, dont les uns sont sédentaires dans les maisons de leurs patrons et servent à tout de nuit et de jour, comme à cuire le pain, à faire la lessive, à apprêter le boire et le manger et autres petits offices d’un ménage. Il y en a d’autres que leurs patrons emploient à leurs affaires du dehors. Il y en a encore d’autres qui ont la liberté de travailler pour eux en donnant par mois à leurs patrons une certaine somme qu’ils tachent de gagner et d’épargner sur leur petite dépense.»
Outre ces esclaves des villes, il y en a un grand nombre employés aux terres et aux maisons de la campagne. Plusieurs y passent toute leur vie sans jamais venir à la ville, et là, ils sont employés à labourer la terre, à couper du bois, à faire du charbon, à tirer des pierres des carrières, et à de semblables ouvrages fort pénibles dans lesquels on ne leur donne aucun relâche; et après avoir travaillé le jour, on les enferme la nuit. Il a fallu nécessairement avancer toutes ces distinctions pour faire mieux connaître quels sont les emplois des Missionnaires en Barbarie.
Or, dans les villes d’Alger, de Tunis et de Biserte, il y a environ vingt-cinq bagnes, en chacun desquels on a dressé comme une petite chapelle, où ces pauvres chrétiens captifs, parmi leurs afflictions et leurs peines, ont le bonheur d’entendre la sainte messe et de participer aux sacrements. Et en cela (comme dit un prêtre de la Mission dans une sienne lettre) « on doit reconnaître une conduite toute particulière de la Providence et de la bonté de Dieu, lequel pour donner aux membres affligés de son Fils Jésus-Christ le moyen de se conserver et maintenir en la vérité de la foi, par le libre exercice de toutes les fonctions du Christianisme, a changé leurs prisons en des églises où ce divin Sauveur s’enferme lui-même avec eux sous les espèces du très adorable sacrement de l’Eucharistie, toutes les fois qu’on y célèbre la sainte messe; se rendant ainsi, par un excès de son amour, en quelque façon esclave avec les esclaves, pour faire reconnaître la vérité de sa parole par laquelle il a promis d’être avec un chacun de ses fidèles en la tribulation: cum ipso sum in tribulatione , etc.
Parmi ce grand nombre d’esclaves, il se trouve toujours quelques prêtres ou religieux. Les Missionnaires s’entremettent vers leurs patrons, pour obtenir d’eux qu’ils ne les mettent point ni au travail, ni à la chaîne, moyennant quelque argent qu’ils leur payent par mois. En qualité de grands-vicaires de Carthage, ils les établissent comme les chapelains de tous ces bagnes; ils veillent sur leurs déportements, ils les corrigent, les changent et les déposent, ainsi qu’ils le jugent convenable: et c’est là un des grands biens que M. Vincent a procurés en ces lieux-là, parce que, avant que ce bon ordre y eût été établi, ils vivaient dans une étrange confusion. Tous les pauvres esclaves contribuent selon leur petit pouvoir, qui plus, qui moins, à entretenir ces chapelains et à fournir aux dépenses nécessaires pour le luminaire et pour la décoration de leurs chapelles. Ce qu’ils font néanmoins par une libre volonté et par pure dévotion, car on n’y contraint personne, et même la plupart sont dans une totale impuissance de rien donner, n’ayant pour toute subsistance qu’un peu de pain noir qu’on leur distribue chaque jour.
Outre ces chapelles des bagnes il y en a d’autres dans les maisons des consuls, qui sont comme les paroisses des marchands chrétiens, tant de ceux qui vont trafiquer en ces villes que des autres qui y résident. Elles sont entretenues, ornées et desservies par le consul et par les Missionnaires. Celle d’Alger est sous le titre de saint Cyprien évêque de Carthage, et celle de Tunis sous le titre de saint Louis, roi de France, duquel la mort a comme sanctifié le terroir de cette ville infidèle. On y célèbre tous les ans leur fête avec toute la solennité possible, comme aussi toutes les autres fêtes principales de l’année, avec une édification singulière de tous les chrétiens qui se trouvent en ce pays-là.
Mais qui pourrait dire quelle était la consolation que recevait M. Vincent quand il lisait dans les lettres qui lui étaient écrites par ses prêtres qui demeuraient à Tunis et à Alger, que le service divin s’y faisait avec autant de solennité que dans les paroisses de Paris; que les grand’messes et les offices divins y étaient célébrés les fêtes et les dimanches; qu’on y avait déjà fait des fondations en assez bon nombre; qu’on y avait établi diverses confréries, et cela en chacune de ces églises et chapelles, tant pour procurer la délivrance des âmes du purgatoire et l’assistance des pauvres esclaves dans leurs maladies que pour honorer quelques saints les jours de leur fête, et particulièrement la très sainte Mère de Dieu, par les confréries du Rosaire et du Scapulaire, avec prédication et procession aux jours à ce destinés; que dans les églises des Missionnaires il y avait des tabernacles où le Saint-Sacrement était gardé jour et nuit avec des lampes toujours allumées; que lorsqu’on le portait aux malades dans les bagnes, c’était avec les torches et cierges en main et les autres marques extérieures du respect qui se doit rendre à un si grand sacrement; et que tous les ans le jour de la Fête-Dieu et durant toute l’octave, le Saint-Sacrement était exposé et même porté en procession dans ces chapelles et églises, les assistants ayant chacun un cierge à la main.
C’est le commun sentiment des saints, que nos misères élèvent un trône à la miséricorde de Dieu. L’on peut dire aussi avec vérité que les misères de ces pauvres captifs élèvent non seulement un trône, mais comme un trophée à la charité et à la sainteté du Fils de Dieu dans ces terres barbares, et qu’ils auraient quelque raison de lui dire avec le Psalmiste Triomphez, Seigneur, au milieu de vos ennemis. Certes, il ne serait pas adoré dans ces villes infidèles comme il est maintenant, si sa Providence n’avait permis qu’il y eût des chrétiens esclaves, et si l’oppression qu’ils y souffrent n’y avait attiré des prêtres de la Congrégation de la Mission.
M. Guérin ajoutait encore dans une de ses lettres à M. Vincent une autre chose digne de remarque: « Vous seriez ravi, lui dit-il, d’entendre tous les jours des fêtes et dimanches, chanter en nos églises et chapelles l’Exaudiat et les autres prières pour le roi de France, pour qui les étrangers même témoignent du respect et de l’affection; comme aussi de voir avec quelle dévotion ces pauvres captifs offrent leurs oraisons pour tous leurs bienfaiteurs, qu’ils reconnaissent pour la plupart être en France ou venir de France: et ce n’est pas un petit sujet de consolation de voir ici presque toutes sortes de nations dans les fers et les chaînes prier Dieu pour les Français. »
Mais outre tous les offices de charité que les Missionnaires rendent en ce pays-là aux esclaves chrétiens, par les prédications, instructions, administration des sacrements, célébration des divins offices et autres semblables occasions journalières, il y en a un qui n’est pas moins important pour leur salut, auquel ils sont fort souvent occupés. C’est de les consoler dans leurs souffrances, et d’adoucir autant qu’ils peuvent le ressentiment des inhumanités que ces barbares exercent sur eux, et qui les portent quelquefois a deux doigts du désespoir; en telle sorte qu’il s’en est trouvé autrefois plusieurs, lesquels ne voyant point de fin ni d’allégement à leurs peines, ont mieux aimé se procurer la mort que de mener une si malheureuse vie. Il y en a eu qui se sont coupé la gorge de leurs propres mains; d’autres qui se sont pendus et étranglés; d’autres qui, s’étant coupé les veines, ont rendu l’âme avec le sang; d’autres, par un emportement de fureur, ont voulu tuer leurs patrons, lesquels ensuite les ont fait brûler; et d’autres enfin qui ont renié la foi de Jésus-Christ et se sont engagés dans un état de damnation éternelle, pour s’exempter de ces peines temporelles. Or, c’est un des emplois plus ordinaires des prêtres de la Mission qui sont en Barbarie, de consoler ces pauvres affligés, en toutes les manières qu’ils peuvent, les encourager à faire un bon usage de leurs souffrances et même leur procurer tout le soulagement possible, les visiter et servir dans leurs maladies qui sont assez fréquentes, et prendre un soin particulier de faire ressentir les plus grands effets de leur charité à ceux qui se croient les plus abandonnés.
§.VIII. — Continuation du même sujet.
Cette grande charité avec laquelle les Missionnaires s’emploient à rendre toutes sortes d’assistances et de services à ces pauvres esclaves, ayant d’abord paru fort nouvelle aux Turcs, leur a acquis quelque sorte d’estime et de vénération de la part de plusieurs de ces infidèles: tant la vertu a de force de se faire admirer et aimer, même de ses plus grands ennemis. Cela fait qu’ils ont une assez grande liberté d’aller dans les maisons où demeurent ces pauvres esclaves et dans les lieux même les plus retires où ils travaillent, pour les consoler et assister. Néanmoins, comme ils y trouvaient au commencement beaucoup de difficultés, un de ces bons prêtres de la Mission se servit d’une invention que sa charité lui suggera: c’était que lorsqu’il y avait des esclaves malades dans les lieux de difficile accès, il envoyait premièrement un apothicaire chrétien pour visiter les malades, et cet apothicaire faisait entendre au patron qu’il ne pouvait donner des remèdes à son esclave que le médecin ne l’eût visité, et qu’à cet effet il lui en amènerait un. Par ce moyen ce bon prêtre, prenant la qualité de médecin, avait libre entrée dans les lieux où étaient ces pauvres malades; il leur parlait, les confessait et leur administrait les sacrements, quelque fois même en présence de leurs patrons, sans toutefois qu’ils s’en pussent apercevoir, leur faisant entendre que c’étaient des remèdes: ce qui était bien véritable.
La manière dont ils se servent pour porter le Très Saint Sacrement aux pauvres malades, est telle: Ayant renfermé la sainte Hostie dans une petite boîte d’argent doré, ils la mettent dans une bourse de quelque étoffe de soie qu’ils pendent à leur cou, et ayant accommodé une petite étole sur leur soutane, ils couvrent et cachent le tout de leurs casaques en sorte que rien ne paraît. Un chrétien marche devant, tenant sous son manteau ou sous son capot une chandelle allumée dans une petite lanterne, de l’eau bénite dans une petite burette, un surplis plie, un rituel, une bourse dans laquelle il y a un petit corporal et un purificatoire. Ils ne saluent personne dans les rues où ils passent, et c’est le signal par lequel les chrétiens connaissent ce qu’ils portent, afin qu’ils aient à les suivre s’ils en ont la dévotion et la liberté. Il est vrai qu’en la ville d’Alger on n’a pas jugé à propos que les esclaves suivent le Saint Sacrement, pour éviter plusieurs inconvénients qui en pourraient arriver. Un seul prêtre dans un bagne d’Alger a communié pour une fois jusqu’à soixante malades, les ayant auparavant confessés; et la même chose s’est faite en plusieurs autres rencontres.
Il y a encore un autre soin que les Missionnaires prennent à l’égard de ces pauvres esclaves: c’est de maintenir entre eux la paix et l’union, qui est la vraie marque et le propre caractère des chrétiens; en quoi néanmoins il faut avouer à notre confusion que les Turcs semblent nous donner exemple et nous faire la leçon. Voici ce que M. Guérin en écrivit un jour à M. Vincent: «Je ne puis m’empêcher, lui dit-il, de vous faire savoir ce qu’un Turc me dit ces jours passés, pour la confusion des mauvais chrétiens. Je m’efforçais de réconcilier deux chrétiens qui se voulaient mal l’un a l’autre; et comme il voyait que j’avais de la peine à les accorder, il me dit devant eux en sa langue: « Mon Père, entre nous autres Turcs, il ne nous « est pas permis de demeurer trois jours mal avec notre prochain, encore bien qu’il eût tué quelqu’un de nos plus « proches parents. » En effet, j’ai plusieurs fois remarqué cette pratique parmi eux, les voyant s’embrasser incontinent après qu’ils s’étaient battus. Je ne sais pas si l’intérieur répondait à l’extérieur, mais il n’y a point de doute que ces infidèles condamneront au jour du jugement ceux des chrétiens qui ne veulent point se réconcilier ni intérieurement, ni extérieurement; et qui, retenant leur haine au dedans de leurs cœurs contre leur prochain, la témoignent encore au dehors avec scandale, et même se glorifient de la vengeance qu’ils ont prise ou qu’ils désirent prendre de leurs ennemis. Et cependant ces gens que nous estimons des barbares tiennent à grande honte de retenir dans leurs cœurs aucune haine et de ne vouloir pas se réconcilier avec ceux qui leur ont fait du mal. »
Outre ce qui a été dit, il arrive encore quelquefois des occasions extraordinaires où il semble que Dieu veuille répandre plus abondamment ses miséricordes et ses grâces sur les pauvres chrétiens esclaves, comme au temps de quelque jubilé ou quand on établit les prières de quarante heures; car alors les prêtres de la Mission ne s’épargnent pas pour rendre tous les services convenables à ces captifs. Ils passent quelquefois les nuits entières dans les bagnes pour les confesser, n’ayant point d’autre temps pour le faire parce que leurs patrons ne veulent pas qu’ils soient divertis de leur travail pendant le jour. Et il est arrivé qu’un de ces prêtres en une telle occasion passa six ou sept nuits de suite sans dormir: ce que le consul d’Alger manda à M. Vincent, afin qu’il lui plût ordonner à ce prêtre de modérer ses veilles de peur qu’il ne vînt à succomber. C’est aussi dans ces bonnes occasions que les prêtres de la Mission portent les esclaves a faire des confessions générales; ce que la plupart d’entre eux font avec de grands sentiments de pénitence. C’est aussi en ce temps de grâce qu’on a souvent vu les pécheurs les plus endurcis ouvrir les yeux pour reconnaître leur misérable état et se convertir parfaitement à Dieu, après avoir passé des dix, vingt, et quelquefois trente années et plus sans se confesser. C’est encore en ce temps de miséricorde et de pardon que plusieurs renégats français, italiens et espagnols, ont conçu la volonté de renoncer à leur apostasie et de retourner à l’Église, et qu’en effet ils ont tâché pour cela de s’échapper, et que plusieurs même ont repassé en leur pays, quoique non sans grand danger de leur vie.
Enfin c’est, après Dieu, par les instructions et exhortations des prêtres de la Congrégation de la Mission que plusieurs de ces esclaves chrétiens, depuis leurs confessions générales, ont non seulement mené une vie vraiment chrétienne, mais aussi ont pratiqué les plus excellentes vertus et ont gardé une fidélité inviolable a Jésus-Christ parmi les plus rigoureuses persécutions qui leur ont été faites, ayant souffert avec une merveilleuse constance les plus cruels tourments et la mort même plutôt que de consentir à offenser Dieu par aucun péché. En voici deux exemples dignes de remarque, dont l’un fut mandé a M. Vincent par M. Guérin, au mois d août 1646, en ces termes.
« Je crois être obligé de vous faire savoir que le jour de sainte Anne un second Joseph fut sacrifié en cette ville de Tunis pour la conservation de sa chasteté, après avoir résisté plus d’un an aux violentes sollicitations de son impudique patronne, et reçu plus de cinq cents coups pour les faux rapports que faisait cette louve. Enfin il a remporté la victoire en mourant glorieusement pour n’avoir pas voulu offenser son Dieu. Il fut attaché trois jours à une grosse chaîne. J’allai le visiter, afin de le consoler et de l’exhorter à souffrir plutôt tous les tourments du monde que de contrevenir à la fidélité qu’il devait à Dieu. Il se confessa et communia, et après il me dit: « Monsieur, « qu’on me fasse souffrir tant qu’on voudra, je veux mourir chrétien, et quand on le vint prendre pour le conduire au supplice, il se confessa encore une fois, et Dieu voulut, pour sa consolation, qu’il nous fût permis de l’assister à la mort: ce qui n’avait jamais été accordé parmi ces inhumains. La dernière parole qu’il dit, en levant ses yeux au ciel, fut celle-ci: O mon Dieu ! je meurs innocent. Il mourut très courageusement, n’ayant jamais fait paraître aucuns signes d’impatience parmi les cruels tourments qu’on lui fit souffrir; après quoi nous lui fîmes des obsèques très honorables. Sa méchante et impudique patronne ne porta pas loin la peine due à sa perfidie; car le patron étant de retour en sa maison la fit promptement étrangler, pour achever de décharger sa colère. Ce saint jeune homme était Portugais de nation, âgé de vingt-deux ans. J’invoque son secours; et, comme il nous aimait sur la terre j’espère qu’il ne nous aimera pas moins dans le ciel. o
L’autre exemple est arrivé en la ville d’Alger, ou un jeune esclave étant sollicité et presque violenté par son malheureux patron de se livrer à lui pour commettre un péché abominable, il lui résista courageusement. Mais il arriva qu’en se défendant de ses violences, il le blessa au visage. Ce méchant homme, poussé de rage et de fureur, alla faussement se plaindre au juge que son esclave l’avait voulu tuer; de sorte qu’au lieu que lui-même méritait d’être brûlé pour sa brutalité exécrable, on fit mourir par le feu ce valeureux chrétien, qui supporta constamment ce cruel martyre.
§.IX.—Assistances rendues aux pauvres esclaves de Biserte et de plusieurs autres lieux.
Les prêtres de la Congrégation de la Mission ayant été envoyés par M. Vincent, leur supérieur général, pour servir et assister tous les esclaves détenus en Barbarie, ne bornèrent pas leurs charités aux seules villes d’Alger et de Tunis, quoiqu’elles leur eussent fourni une matière très abondante; mais ils les étendirent en tous les lieux où ils purent découvrir que ces pauvres captifs gémissaient dans les fers et avaient besoin de leur secours. C’est ce qui obligea M. Jean Le Vacher, qui faisait sa résidence ordinaire en la ville de Tunis, d’aller souvent faire des courses jusqu’à Biserte, qui est un port de mer distant de Tunis d’environ dix ou douze lieues, ou il y a cinq bagnes d’esclaves, pour leur donner quelque consolation et leur rendre quelque service utile à leur salut. Voici en quels termes il en écrivit à M. Vincent:
«L’esclavage est si fertile en maux, que la fin des uns est le commencement des autres. Parmi les esclaves de ce lieu, outre ceux des bagnes, j’en ai trouvé quarante enfermés dans une étable si petite et si étroite qu’à peine s’y pouvaient-ils remuer. Ils n’y recevaient l’air que par un soupirail fermé d’une grille de fer qui est sur le haut de la voûte. Tous sont enchaînés deux à deux et perpétuellement enfermés, et néanmoins ils travaillent à moudre du blé dans un petit moulin à bras, avec obligation d’en moudre chaque jour une certaine quantité réglée qui surpasse leurs forces. Certes ces pauvres gens sont vraiment nourris du pain de douleur, et ils peuvent bien dire qu’ils le mangent à la sueur de leurs corps dans ce lieu étouffé et avec un travail si excessif.
Quelque peu de temps après que j’y fus entré pour les visiter, comme je les embrassais dans ce pitoyable état, j’entendis des cris confus de femmes et d’enfants, entremêlés de gémissements et de pleurs; et, levant les yeux vers le soupirail, j’appris que c’étaient cinq pauvres jeunes femmes chrétiennes esclaves, dont trois avaient chacune un petit enfant, et toutes étaient dans une extrême nécessité. Or, comme elles avaient ouï le bruit de notre commune salutation, elles étaient accourues au soupirail pour savoir ce que c’était; et ayant aperçu que j’étais prêtre, la douleur pressante qui leur serrait le cœur les avait fait éclater en cris et fondre en larmes, pour me demander quelque part de la consolation que je tâchais de rendre aux hommes que j’étais venu visiter en cette prison.
« Je vous avoue qu’en ce moment je me trouvai presque abattu de douleur, voyant d’un côté ces pauvres esclaves qui ne se soutenaient qu’à peine, a cause du poids de leurs chaînes, et de l’autre les lamentations de ces pauvres femmes et les cris de ces petits innocents. La plus jeune d’entre elles est extraordinairement persécutée de son patron, qui lui veut faire renier la foi de Jésus-Christ pour l’épouser. Hélas! qu’une partie de tant de millions qu’on emploie parmi les chrétiens en vaines superfluités et délices serait ici bien mieux employée pour soulager ces pauvres âmes au milieu de tant d’amertumes qui les suffoquent J’ai taché, avec le secours de la grâce de Dieu, d’assister les hommes et les femmes selon mon petit pouvoir. Mais nous sommes en un pays où il faut acheter a beaux deniers comptants la permission de bien faire aux misérables; car pour obtenir licence de leur parler, il m’a fallu donner de bon argent a leurs patrons, aussi bien que pour faire déchaîner les esclaves de quelques galères qui étaient prêtes à faire voyage et me les faire amener dans les bagnes, non pas toutes les chiourmes à la fois, mais les unes après les autres, pour les confesser, leur dire la sainte messe et les communier: ce qui a été fait avec fruit et bénédiction, par la miséricorde de Dieu.»
Et dans une autre lettre écrite par le même: «Deux galères, dit-il, partirent hier pour aller en course, sur lesquelles il y a plus de cinq cents esclaves chrétiens, qui tous, par la grâce de Dieu, se sont mis en bon état. Oh! combien cette journée leur fut douloureuse, et combien de bastonnades furent déchargées sur leurs pauvres corps par les infâmes renégats qui font la charge de comités ! le sais bien que les forçats des galères de France ne sont pas mieux traités; mais il y a cette différence, que ces forçats de France y sont condamnés pour leurs crimes et que les esclaves de Barbarie ne sont dans toutes leurs peines et souffrances que parce qu’ils sont bons chrétiens et fidèles à Dieu. Le jour que ces pauvres gens communièrent et qu’ils furent ensuite ramenés sur les galères, je leur fis un petit festin, leur faisant distribuer deux bœufs et cinq cents et tant de pains; et de plus je fis donner à chaque galère un quintal de biscuit blanc, pour être départi à ceux d’entre eux qui tomberaient malades durant le voyage.
«De là, j’allai visiter les esclaves de Sydy-Regeppe; je les trouvai sans chaînes; en quoi je reconnus que leur patron m’avait tenu parole, parce que la dernière fois que je le vis, il m’avait promis de les décharger de ces fers insupportables. Je trouvai parmi eux six jeunes garçons âgés de seize à dix-huit ans. Depuis quatre ou cinq ans, ils étaient esclaves et n’avaient pu obtenir la permission de sortir du logis; ils avaient par conséquent toujours été dans l’impossibilité de se confesser et communier, comme les autres avaient fait. Je les disposai à l’un et a l’autre, et les ayant ouïs en confession, je les avertis de préparer leurs pauvres étables le plus décemment qu’ils pourraient, et que J’irais le lendemain matin leur porter le Très Saint Sacrement en la manière que je le porte aux malades. Et en effet, après avoir célébré la sainte messe dans le bagne de l’Annonciade, je m’en allai trouver ces pauvres esclaves avec ce divin dépôt, suivi de tous les chrétiens que je rencontrai dans les rues de Biserte. O Dieu ! avec quelle dévotion et tendresse ces pauvres jeunes enfants reçurent-ils cette sainte visite ! Les larmes que la joie et la consolation tirèrent de leurs yeux forcèrent l’assistance de pleurer aussi, non tant de leurs misères, que du sentiment qu’ils avaient de leur bonheur. J’en confessai et communiai un septième, qui, depuis le soir précédent, était tombe malade; ensuite, lui ayant donne l’extrême-onction, il mourut bientôt après; et il me fallut employer le reste du temps au service et à l’assistance des malades des bagnes. »
Voilà comment le Roi de gloire Jésus-Christ daigne, non seulement par ses ministres mais aussi par lui-même, avec une charité inexplicable, visiter, consoler et vivifier les âmes qu’il a rachetées de son sang, jusque dans les cachots où ils sont gisants comme dans les ombres de la mort. Et ce n’est pas une petite faveur à son fidèle serviteur Vincent de Paul, qu’il ait voulu particulièrement se servir de lui comme d’un instrument de miséricorde et de grâce, pour procurer un si grand bien à tous ces pauvres esclaves qui le doivent considérer comme celui auquel, après Dieu, ils sont redevables de toutes les consolations, assistances et moyens de salut qui leur sont donnés par les missionnaires de sa Congrégation.
M. Guérin, prêtre de la Mission, qui travaillait en ces mêmes quartiers-là, rendant compte à M. Vincent d’un voyage qu’il avait fait en la même ville de Biserte, par une lettre qu’il lui écrivit en l’année 1647: «On me donna avis, lui dit-il, le jour de Pâques, qu’une galère d’Alger était arrivée à Biserte. Aussitôt je partis pour aller visiter les pauvres chrétiens qui étaient enchaînés: j’en trouvai environ trois cents, et le Capitaine me permit de leur faire une petite mission de dix jours. J’avais pris avec moi un prêtre qui m’aida à catéchiser et à confesser ces pauvres gens qui firent tous leur devoir, à la réserve de quelques grecs schismatiques. O grand Dieu ! quelle consolation de voir la dévotion de ces pauvres captifs, dont la plupart n’avaient pu se confesser depuis longtemps: il y en avait qui né s’étaient point approchés de ce sacrement depuis huit et dix ans, et d’autres même depuis vingt ans! Je les faisais tous les jours déchaîner et sortir de la galère pour venir en terre recevoir la sainte communion dans une maison particulière où je célébrais la sainte messe; et après que la mission fut achevée, je les régalai et leur donnai pour cinquante-trois écus de vivres.»
« J’étais logé dans la maison d un Turc qui me nourrit pendant le temps que dura la mission. Néanmoins il ne voulut jamais prendre aucun argent de moi, disant qu’il fallait faire la charité à ceux qui la faisaient aux autres: ce qui est une action bien digne de remarque en la personne d’un infidèle. Ce qui vous étonnera encore davantage, c’est que presque tous les Turcs de ce lieu-là furent tellement touchés et édifiés de cette mission, que plusieurs d’entre eux me venaient baiser le visage et les mains, et je ne doute point que votre cher cœur ne se fût pâmé de joie en voyant cela. Que si le fruit de cette petite mission de Biserte me fut doux, le chemin pour y aller me fut bien rude et épineux; car n’ayant pas voulu prendre de janissaires pour m’escorter, je fus rencontré par des Arabes qui me chargèrent de coups. Un d’entre eux m’ayant pris à la gorge me serra si fort que je croyais qu’il m’allait étrangler; je me tenais pour mort: mais comme je ne suis qu’un misérable pécheur, Notre-Seigneur ne me jugea pas digne de mourir pour son service.
Outre ces esclaves qui sont dans les villes d’Alger, de Tunis et de Biserte, il y en a plusieurs qui sont détenus à la campagne, où ils travaillent. Parmi ceux-là il y en a qui viennent de temps en temps dans les villes, où ils se confessent et communient; mais il y en a d’autres qui n’y viennent jamais ou fort rarement; et pour ceux-là, les prêtres de la Mission les vont trouver quand ils peuvent, en ces lieux presque déserts et sauvages ou ils sont employés à divers travaux fort pénibles. Les missionnaires de Tunis particulièrement sont allés plusieurs fois parcourir les maceries de la campagne (c’est ainsi qu’ils appellent les métairies et habitations des champs) ou il y a des esclaves, comme à la Perrière du Pain-Chaud, à la Cantara, la Courombaille, la Gaudiene ou les Sept-Ruisseaux, la Tabourne, la Morlochia, la Hamphya, la Mamedia, etc., qui sont éloignées les unes de trois, les autres de six, huit, dix ou douze lieues de Tunis, et quelques unes entre des montagnes fort hautes et stériles, plus habitées par les lions que par les hommes.
Au premier voyage que M. Jean Le Vacher y fit, il y trouva quantité d’esclaves chrétiens qui ne s’étaient point confessés depuis douze, quinze et dix-huit années, entre lesquels quelques-uns avaient presque perdu tous les sentiments du christianisme, pour avoir été depuis un si long temps sans faire ni même voir aucun exercice de notre religion. Voici ce qu’il en écrivit à M. Vincent:
«Moyennant quelque argent que j’ai donné aux patrons ou gardiens de ces pauvres esclaves, je les ai assemblés en chaque lieu; et là, je les ai instruits, consolés et confirmés en la foi, par la grâce de Dieu. Ayant accommodé les lieux le plus décemment que j’ai pu, j’y ai célébré la sainte messe, où ils ont tous communié. Nous sommes demeurés les uns et les autres pleins de la consolation qu’il a plu à Dieu départir à ces pauvres esclaves au milieu des misères de leur captivité. Elles sont fâcheuses et pesantes au-delà de ce que des personnes libres peuvent se représenter; et, par conséquent les joies et consolations qu’ils ont goûtées parmi leurs peines ne peuvent être que des fruits de la grâce de Dieu. Je les ai tous embrassés; pour les remettre un peu de leurs fatigues, je les ai régalés autant que notre pauvreté l a pu permettre, et outre cela j’ai donné à chacun des plus pauvres un quart de piastre.»
Quelle joie pour le cœur tout paternel de M. Vincent, au récit de ces nouvelles, voyant ses enfants spirituels animés de l’esprit du bon pasteur, aller en ces lieux écartés et sauvages chercher ces pauvres brebis égarées et les rapporter en quelque façon entre leurs bras et sur leurs épaules, à Jésus-Christ leur véritable pasteur ! Mais quelle consolation ne ressentait-il pas quand il apprenait que ses Missionnaires avaient relevé quelques-uns de ces pauvres esclaves d’une déplorable chute dans l’apostasie où le désespoir les avait précipités; qu’étant accourus à eux et leur ayant avec douceur et charité remontré leur faute, ces pauvres gens, touchés d’un grand regret d’avoir été infidèles à Dieu, s’étaient jetés aux pieds des prêtres, les larmes aux yeux et le sanglot au cœur; et que se soumettant à leurs bons et salutaires avis, ils avaient fait une pénitence proportionnée à l’énormité de leurs péchés. Il ne se peut dire quelle était la consolation et la joie que ressentait ce bon père des Missionnaires, recevant ces agréables nouvelles; son cœur était dans les sentiments des saints anges qui reçoivent dans le ciel un nouveau surcroît d’allégresse lorsqu’ils voient un pécheur qui fait pénitence de son péché et qui se convertit à Dieu.
§. X. —Conversions de quelques hérétiques et renégats faites par les prêtres de la Congrégation de la Mission envoyés par M. Vincent en Barbarie.
C’est un trait admirable de la sagesse et de la bonté de Dieu de s’être servi de la captivité de quelques hérétiques qui étaient tombés entre les mains des Turcs, pour les délivrer de l’esclavage dans lequel le diable les retenait par une attache volontaire à leur erreur; d’avoir employé les fers et les ceps de leur corps pour rompre les chaînes qui captivaient leurs âmes; et dans la perte de la franchise de leur personne, de leur avoir fait recouvrer la liberté des enfants de Dieu. Cela est arrivé diverses fois dans les missions de Barbarie, où il s’est trouvé plusieurs esclaves infectés des hérésies de Calvin et de Luther. Touches du sentiment de l’état misérable où ils se voyaient réduits et éclairés par les instructions des missionnaires, ils ont enfin, par le secours de la grâce, reconnu la vérité; et ayant fait abjuration de leurs erreurs, ils ont été heureusement réunis au bercail de Jésus-Christ.
On ne sait pas précisément combien il s’est fait de conversions d’hérétiques dans ces missions de Barbarie; mais il est certain que le nombre en est fort considérable. Il se trouve, par quelques lettres écrites a M. Vincent, qu’un seul prêtre de la Mission a converti en ces lieux-là dix-huit hérétiques; et il y a sujet de croire que les autres n’en ont pas moins fait, et qu’ils en ont peut-être fait encore davantage.
Mais entre toutes ces conversions, celle d’un jeune Anglais est digne dune remarque particulière: c’était un enfant âgé seulement d’onze ans, lequel ayant été pris par les corsaires sur les côtes d’Angleterre avait été par eux amené et vendu en Barbarie. Voici ce que M. Guérin en écrivit de Tunis à M. Vincent au mois de juin de l’année 1646:
«Deux Anglais, dit-il se sont convertis à notre sainte foi; ils servent d’exemple à tous les autres catholiques. Il y en a un troisième qui n’a qu’onze ans, l’un des plus beaux enfants qu’on puisse voir et un des plus fervents qu’on puisse souhaiter: d’ailleurs grandement dévot à la sainte Vierge, qu’il invoque continuellement, afin qu’elle lui obtienne la grâce de mourir plutôt que de renier ou offenser Jésus-Christ. Car c’est le dessein de son patron, qui ne le garde que pour lui faire renier la foi chrétienne, et qui emploie toutes sortes de moyens pour cela. Si on pouvait nous envoyer deux cents piastres nous le retirerions de ce danger, et il y aurait sujet d’espérer qu’un jour, avec la grâce de Dieu, ce serait un second Bèdel, tant il a d’esprit et de vertu, car on ne voit rien en lui qui tienne de l’enfant. Il fit profession de la foi catholique le jeudi de la semaine sainte du carême dernier et communia le même jour, ce qu’il réitère souvent. Il a déjà été battu deux fois de coups de bâton pour être contraint de renier Jésus-Christ. A la dernière fois il dit à son patron pendant qu’il le frappait: «Coupe-moi le cou si tu veux, car je suis chrétien et je ne serai jamais autre.» Il m’a plusieurs fois protesté qu’il est résolu de se laisser assommer de coups et de mourir plutôt que de renoncer à Jésus-Christ. Toute sa vie est admirable en un fige si jeune et si tendre; je puis dire en vérité que c’est un petit temple où repose le Saint-Esprit. »
Outre les conversions des hérétiques, il s’en est fait aussi de plusieurs renégats que les prêtres de la Mission, avec le secours de la grâce, ont heureusement ramenés au bercail de l’Eglise. L’un de ces prêtres en écrivit à M. Vincent en ces termes:
«Nous avons en ce pays une grande moisson, qui s’est encore accrue à l’occasion de la peste; car, outre les Turcs convertis à notre foi, et que nous tenons cachés, il y en a beaucoup d’autres qui ont ouvert les yeux a l’heure de la mort, pour reconnaître et embrasser la vérité de notre sainte religion. Nous avons eu particulièrement trois renégats, qui, après la réception des sacrements, sont allés au ciel. Il y en eut un ces jours passés, qui, après avoir reçu l’absolution de son apostasie, était a l’heure de la mort environné de Turcs. Ceux-ci le pressaient de proférer quelques blasphèmes, comme ils ont accoutumé de faire en une telle occasion; mais il n’y voulut jamais consentir, et tenant toujours les yeux vers le ciel et un crucifix sur sa poitrine, il mourut dans les sentiments d’une véritable pénitence.»
« Sa femme, qui avait aussi bien que lui renie la foi chrétienne et qui était religieuse professe, a reçu pareillement l’absolution de sa double apostasie, y ayant apporté de son côté toutes les bonnes dispositions que nous avons pu désirer. Elle demeure à présent retirée dans sa maison sans en sortir, et nous lui avons ordonné deux heures d’oraison mentale chaque jour, et quelques pénitences corporelles, outre celles de sa règle; mais elle en fait beaucoup plus par son propre mouvement, étant si fortement touchée du regret de ses fautes, qu’elle irait s’exposer au martyre pour les expier, si elle n’était point chargée de deux petits enfants que nous avons baptisés, et qu’elle élève dans la piété comme doit faire une mère vraiment chrétienne.
« Il est mort encore un autre renégat près du lieu de notre demeure, lequel a fini sa vie dans les sentiments d’un vrai chrétien pénitent. J’attends de jour à autre quelques Turcs pour les baptiser: ils sont fort bien instruits et grandement fervents en notre religion, n’étant souvent venu me trouver la nuit et en secret. Il y en a un entre autres qui est de condition assez considérable en ce pays. »
Pour ce qui est de ces Turcs et renégats qui se convertissaient à notre sainte religion, les prêtres de la Mission se comportaient à leur égard avec grande prudence, de peur que si on les eût découverts cela n’eût empêché le progrès des biens qu’ils tâchaient de faire parmi ces infidèles. C’est pour ce sujet qu’ils n’en parlaient que sobrement dans les lettres qu’ils écrivaient en France, et souvent sous des termes couverts, de peur que ces lettres venant à être interceptées, on ne connût ce que Dieu faisait par leur ministère pour le salut de ces pauvres dévoyés.
C’était en ce sens que parlait un de ces prêtres, lorsque écrivant à M. Vincent et lui voulant faire savoir la conversion de deux renégats, il lui disait: a Notre-Seigneur nous a fait la grâce de retrouver deux de nos pierres précieuses qui s’étaient perdues: elles sont de grand prix, et l’éclat en est tout céleste; j’en ai reçu un très grand contentement. »
§. XI. Exemple remarquable de la constance de deux jeunes esclaves, l’un Français et l’autre Anglais.
Voici une histoire un peu tragique, qui sera néanmoins de grande édification, et par laquelle on pourra de plus en plus connaître les grands fruits que les prêtres de la Congrégation de la Mission, animés de l’esprit et du zèle de M. Vincent, ont produits dans ces terres infidèles. Nous l’apprenons d’une lettre écrite par M. Le Vacher en l’année 1648. En voici la substance.
Il y avait en la ville de Tunis deux jeunes enfants âgés de quinze ans ou environ, l’un Français et l’autre Anglais; tous deux enlevés de leur pays par les corsaires de Barbarie, et ensuite vendus comme esclaves à deux différents maîtres qui demeuraient en ladite ville assez près l’un de l’autre. La commodité du voisinage, l’égalité de l’âge, la ressemblance de fortune et de condition, firent qu’ils contractèrent ensemble une étroite amitié, en sorte qu’ils se chérissaient comme des frères.
L’Anglais qui était luthérien fut gagné à Dieu par le Français qui était bon catholique. Ayant été instruit par M. Le Vacher, il abjura son hérésie et embrassa de tout son cœur la religion catholique. Il fut tellement confirmé en cette foi par les entretiens de son cher compagnon que quelques marchands anglais hérétiques étant venus à Tunis pour racheter des esclaves de leur pays et de leur religion et l’ayant voulu mettre de ce nombre, il leur déclara hautement qu’il était catholique, par la grâce de Dieu, et qu’il aimait mieux demeurer toute sa vie esclave, en professant la religion catholique, que de renoncer au bonheur de cette profession pour recouvrer sa liberté. Ainsi il refusa courageusement la faveur qu’ils lui présentaient et qui est si ardemment désirée et recherchée de tous ceux qui se trouvent en esclavage parmi ces barbares, estimant un plus grand bonheur d’être affligé et maltraité pour demeurer fidèle à Jésus-Christ, que de jouir de toutes les douceurs de la vie en s’exposant au danger de manquer à cette fidélité. Voila un effet admirable de la grâce de Jésus-Christ en ces deux jeunes enfants. Ayant reçu en des cœurs bien disposés la semence de la parole de Dieu que ce bon prêtre de la Mission y avait répandue de fois à autre, quand il avait trouvé occasion de leur parler, ils rapportaient des fruits qui à grand’peine se trouveraient en d’autres qui auraient passé toute leur vie dans les exercices de la vertu.
Etant donc ainsi demeurés tous les deux dans l’esclavage, ils continuaient de se voir souvent. Leurs entretiens les plus ordinaires étaient de s’encourager l’un l’autre a conserver toujours inviolable en leurs cœurs la foi de Jésus-Christ et de la professer extérieurement avec constance, sans craindre tous les tourments qu’on pourrait employer pour les contraindre d’y renoncer. Or, il semblait que Dieu les préparait de la sorte pour les prévenir et les fortifier contre les assauts qu’on devait livrer à leur courage; car leurs patrons, poussés par l’esprit malin, redoublèrent les mauvais traitements qu’ils leur faisaient pour les forcer de renier Jésus-Christ; ce qui alla jusqu’à un tel excès d’inhumanité que, plusieurs fois, après les avoir assommés de coups, ils les laissaient comme morts étendus sur la terre. Le Français étant un jour en cet état fut visité par son compagnon; car, demeurant l’un près de l’autre, ils se cachaient souvent pour s’entretenir, se consoler et s’encourager mutuellement, se rapportant ce qu’ils avaient souffert pour Jésus-Christ. Le petit Anglais donc, ayant rencontré son ami couché par terre, l’appela par son nom pour savoir s’il était vif ou mort; et l’autre pour réponse lui dit: a Je suis chrétien pour la vie. » Ce furent les premières paroles qu’il prononça aussitôt que les forces lui furent revenues; et alors ce bon Anglais se mit à baiser les pieds tout meurtris et sanglants de son cher compagnon. Comme il était en cette action, quelques Turcs étant survenus et, tout étonnés, lui ayant demandé pourquoi il faisait de la sorte, il leur répondit constamment: « J’honore les membres qui viennent de souffrir pour Jésus-Christ, mon Sauveur et mon Dieu; » de quoi ces infidèles étant irrités, ils le chassèrent et mirent dehors avec injures: ce qui ne fut pas une petite affliction pour le Français qui était beaucoup consolé de sa présence. Et quelque temps après, le Français étant guéri de ses plaies entra un jour dans le logis du patron du petit Anglais pour le visiter à son ordinaire: il le trouva dans le même état où il avait lui-même été, étendu de son long sur une natte de jonc, à demi mort des coups qu’il avait reçus. Quoiqu’il le vît environné de quelques Turcs et de son patron même qui venait d’exercer sur lui sa rage, se sentant néanmoins vivement touché d’un si triste spectacle et fortifie d’une grâce particulière, il entra courageusement dans la chambre, et, s’approchant de son cher ami, lui demanda en présence de ces infidèles ce qu’il aimait davantage, ou Jésus-Christ ou Mahomet. Le pauvre petit Anglais parmi ses douleurs répondit hautement que c’était Jésus-Christ, qu’il était chrétien et qu’il voulait mourir chrétien; les Turcs l’ayant entendu se mirent en grande colère contre le Français. L’un d’eux qui portait deux couteaux à ses côtés le menaça de lui en couper les oreilles; et comme il s’avançait vers lui pour cet effet, ce petit champion de Jésus-Christ ne lui en donna pas le temps: car dès qu’il le vit s’approcher, il se jeta sur ses couteaux et lui en prit un. Aussitôt il se coupa lui-même une oreille pour montrer à ces barbares qu’il ne craignait point leurs menaces. La tenant a la main toute sanglante, il eut la hardiesse de leur demander s’ils voulaient encore l’autre: et, si on ne lui eût ôté le couteau des mains, il l’aurait en effet coupée pour témoigner l’estime qu’il faisait de sa religion et sa résolution de souffrir la mort plutôt que d’y renoncer.
Le courage de ces deux jeunes chrétiens étonna tellement ces infidèles qu’ils perdirent toute espérance de leur pouvoir faire abandonner la foi de Jésus-Christ. C’est pourquoi ils ne leur en parlèrent plus; et Dieu, après avoir ainsi éprouvé leur fidélité et leur constance, les lira à lui l’année suivante par une maladie contagieuse qui acheva de purifier leurs âmes et de les rendre dignes de la couronne qu’il leur avait préparée dans le ciel.
§. XII.—Divers autres offices de charité exercés par les prêtres de la Congrégation de la Mission, envoyés en Barbarie par M. Vincent, pour y assister les pauvres esclaves chrétiens,
Il serait ennuyeux au lecteur si on rapportait ici en détail tous les offices de charité que les prêtres de la Mission, animés de l’esprit de leur père et par ses ordres, ont exercés en Barbarie envers ces pauvres esclaves chrétiens, pour leur procurer tous les biens qu’ils pouvaient et au corps et en l’âme. Nous en remarquerons seulement en ce dernier paragraphe quelques-uns qui n’ont point été touchés dans les précédents.
L’un des plus considérables a été que les Missionnaires de Barbarie ont empêché par leurs soins, sollicitations et entremises, que plusieurs chrétiens qu’on voulait faire esclaves ne le devinssent et que d’autres qui l’étaient contre l’usage de ces terres infidèles, où parmi toutes les violences et inhumanités on garde quelque forme de justice, ont été délivres. Voici ce que M. Vincent écrivit sur ce sujet à M. Jean Le Vacher, à Tunis, au mois de janvier 1653, en réponse aux lettres qu’il avait reçues de sa part: «Je rends grâces à Notre-Seigneur, dit-il, de ce que par votre entremise, plusieurs Français pris sur mer et menés à Tunis n’ont pas été faits esclaves, et que d’autres qui l’étaient ont été mis en liberté. C’est un grand service que vous rendez à Dieu en ces personnes: plaise à sa bonté vous donner grâce pour agir fortement et efficacement près de ceux qui ont puissance et autorité pour cela.»
Il est vrai que quelquefois la violence et l’injustice l’emportaient sur tous les efforts de leur charité, ce qui leur touchait vivement le cœur; principalement quand ils ne pouvaient, ni par argent ni autrement, retirer des mains de ces barbares de pauvres créatures qu’ils voyaient en grand danger. «Il fut amené dernièrement en cette ville de Tunis, (dit M. Le Vacher, dans une lettre qu’il écrivit à M. Vincent sur ce sujet) une fille valentinienne âgée de vingt-cinq ans, que les corsaires turcs avaient enlevée près de sa ville et qui était fort bien faite. Elle fut vendue à la place publique. Je fis offrir pour la racheter jusqu’à trois cent trente écus que les marchands me prêtèrent; mais un vilain Maure enchérissant toujours davantage l’emporta parce que l’argent me manqua: il avait déjà deux femmes, et voilà la troisième. La pauvre créature a été trois jours sans cesser de pleurer, et on ne lui a fait perdre la foi qu’après lui avoir ravi l’honneur. Il y a même quelques religieuses que ces corsaires ont prises en leur couvent qui n’était pas bien éloigné de la mer; elles ont couru le même risque. Hélas ! si quelques personnes charitables donnaient quelque chose pour de semblables occasions, elles en seraient sans doute abondamment récompensées.»
Il y a encore un autre office de charité qui ne peut être assez estime: c’est que ce zèle qui brûlait dans le cœur de M. Vincent et des prêtres de sa Congrégation a empêché grand nombre de pauvres chrétiens esclaves de renier leur foi; particulièrement lors qu’on les y voulait contraindre par la violence et qu’ils étaient sur le point de succomber. En voici quelques exemples entre plusieurs autres:
M. Guérin, écrivant de Tunis a M. Vincent, en l’année 1646: « Nous avons, lui dit-il, retiré une des pauvres femmes françaises qui étaient entre les mains d’un renégat français. Tous les marchands y ont contribué de leur part; il m’en a coûté pour la mienne 70 écus. Les deux femmes sont en grande détresse; je travaille pour sauver celle qui est en plus grand danger. Il y en a d’autres qui sont jeunes et belles, en très grand péril si elles ne sont secourues; une d’entre elles serait déjà perdue si je n’avais avec grand’peine obtenu terme de trois mois pour son rachat et si je ne l’avais mise en lieu où son patron ne la peut violenter. Il n’y a pas longtemps que pour en contraindre une de renier Jésus-Christ, ces cruels lui donnèrent plus de cinq cents coups de bâton; et non content de cela, comme elle était a demi-morte par terre, deux d’entre eux la foulèrent de leurs pieds sur les épaules avec une telle violence qu’ils lui crevèrent les mamelles; elle finit ainsi glorieusement sa vie en la confession de Jésus-Christ. Le même, dans une autre lettre du mois de juin 1647: Nous avons tant fait, dit-il, que de l’argent que vous m’avez envoyé, nous avons racheté cette pauvre femme française qui a souffert si longtemps la tyrannie d’un barbare patron: c’est un vrai miracle de l’avoir tirée des mains de ce tigre qui ne la voulait donner pour or ni pour argent. Il s’avisa un matin de m’envoyer quérir, et comme je fus chez lui, nous accordâmes à trois cents écus que je lui baillai à l’heure même. Je fis faire la carte de franchise de cette femme, et je la menai en lieu de sûreté. Deux heures après, ce misérable s’en repentit et il pensa enrager de regret; c’est véritablement un coup de la main de Dieu. Nous avons pareillement racheté un garçon des Sables-d’Olonne, qui était sur le point de renier sa foi. Je pense vous avoir écrit comment deux ou trois fois nous l’avons empêché de le faire. Il coûte cent cinquante écus; j’en ai donné trente-six pour ma part, nous avons mendié le reste où nous avons pu. J’ai aussi retiré cette jeune femme sicilienne qui était esclave a Biserte, et dont le mari s’était fait turc. Elle a enduré trois ans entiers des tourments inexprimables, plutôt que d’imiter l’apostasie de son mari. Je vous écrivis vers le temps de la fête dernière de Noël, le pitoyable état ou je l’avais trouvée, toute couverte de plaies: elle a coûté deux cent cinquante écus qui ont été donnés par aumône. J’y ai contribué pour une partie.
«Nous avons ici, dit le même dans une autre lettre, un petit garçon de Marseille, âgé de treize ans, lequel, depuis qu’il a été pris et vendu par les corsaires, a reçu plus de mille coups de bâton pour la foi de Jésus-Christ qu’on voulait lui faire renier par force. On lui a pour ce même sujet déchiré la chair d’un bras, comme on ferait une carbonnade pour la mettre dessus le gril. Après quoi il fut condamné à quatre cents coups de bâton, c’est-à-dire à mourir ou à se faire turc. J’allai promptement trouver son patron; je me jetai trois ou quatre fois a genoux devant lui les mains jointes, pour le lui demander. Il me le donna pour deux cents piastres; et n’en ayant point, j’empruntai cent écus à intérêt, et un marchand donna le reste.»
«Une barque française, dit M. Jean Le Vacher en l’une de ses lettres écrites à M. Vincent, ayant échoué sur la côte de Tunis, six hommes se sauvèrent du naufrage. Mais ils tombèrent entre les mains des Maures qui, les ayant menés à Tunis, les vendirent comme esclaves. Quelque temps après, le bey, les voulant faire turcs, en contraignit deux a force de bastonnades de renier la foi de Jésus-Christ; deux autres moururent avec constance dans les tourments plutôt que de consentir à une telle infidélité, et comme il en voulait faire autant aux deux qui restaient, la charité nous obligea de les tirer de ce péril: nous composâmes pour leur rachat à six cents piastres, et j’ai répondu pour deux cents; ils sont maintenant en liberté. Pour moi, j’aime mieux souffrir en ce monde que d’endurer qu’on renie mon divin Maître; et je donnerais volontiers mon sang et ma vie, voire mille vies si je les avais, plutôt que de permettre que des chrétiens perdent ce que Notre-Seigneur leur a acquis par sa mort.»
On a appris par d’autres lettres de M. Philippe Le Vacher, son frère, écrites d’Alger à M. Vincent, que voyant un jour un petit garçon de Marseille, âge de huit ans, qui avait été enlevé par les corsaires de cette ville-là et que l’on voulait contraindre de renier Jésus-Christ et prendre l’habit turc, il le racheta et le renvoya en son pays. Et en une autre occasion, il trouva en très grand péril trois jeunes filles qui étaient sœurs, natives de Vence en Provence, que les corsaires avaient enlevées et vendues esclaves en Alger; l’une d’elles étant tombée entre les mains du gouverneur, il l’avait déjà richement habillée, voulant l’avoir pour femme. Il les racheta toutes trois pour mille écus, n’ayant que ce seul moyen pour sauver leurs âmes. Il racheta encore une autre fois deux personnes de même sexe, la mère et la fille, avec un petit garçon. Ils étaient de l’île de Corse, et tous trois en grand danger à cause de la fille qu’on voulait faire renier par force afin de la marier.
Or, quoique ces bons prêtres de la Congrégation de la Mission ne pussent pas racheter tous ceux et celles d’entre les esclaves qu’ils voyaient en grand danger de renier leur foi, les aumônes et facultés qu’on leur donnait étant bientôt épuisées, et se trouvant pour ce sujet engagés au delà de leur pouvoir, ils ne laissaient pas de contribuer par leurs exhortations et par les sacrements qu’ils administraient à ces pauvres esclaves dans le plus fort des persécutions qu’on leur faisait souffrir, a les fortifier et encourager beaucoup; en sorte qu’ils persévéraient courageusement en la confession de Jésus-Christ, malgré toutes les violences qu’on leur pouvait faire. Ce fut par le moyen de ces assistances spirituelles qu’entre plusieurs femmes chrétiennes qui étaient esclaves à Tunis en l’année 1649, il y en eut dix qu’ils secoururent. Elles étaient fort maltraitées au sujet de leur foi, et même étaient retenues enfermées sans aucune liberté de sortir de la maison de leurs patrons. Néanmoins, s’échappant quelquefois pour entendre la sainte messe et pour se confesser et communier, elles se sentaient tellement fortifiées des grâces qu’elles y recevaient que, non seulement elles supportaient avec patience toutes les bastonnades et autres rigueurs qu’on exerçait sur elles, mais même dans leurs maladies ne pouvant être assistées d’aucun prêtre, au lieu duquel on leur faisait venir un marabout pour les séduire et les perdre, elles ont toutes persévéré constamment en la confession de Jésus-Christ. Et ce qui peut faire encore mieux connaître avec quelle inhumanité on traite ces pauvres esclaves pour les faire apostasier, et de quelle vertu ils ont besoin pour n’y pas succomber, c’est que ces abominables mahométans ont cette fausse persuasion que lorsqu’ils ont fait apostasier un chrétien, le paradis leur est assuré, quelques énormes péchés qu’ils puissent commettre.
Toutes ces choses donc étant telles que nous les avons représentées, M. Vincent n’avait-il pas grande raison d’encourager les siens à cet emploi de charité envers les pauvres esclaves, comme il faisait souvent. Et une fois entre les autres, leur parlant sur ce sujet: «Cette œuvre, leur dit-il, a été estimée si grande et si sainte qu’elle a donné lieu a l’institution de quelques saints ordres en l’Eglise de Dieu, et ces ordres-là ont toujours été grandement considérés, d’autant qu’ils sont institués pour les esclaves: comme sont les religieux de la rédemption des captifs, qui vont de temps en temps racheter quelques esclaves, et puis s’en retournent chez eux. Et entre les vœux qu’ils font, celui-ci en est un, de s’employer a faire ces rachats des esclaves chrétiens. Cela n’est-il pas excellent et saint, Messieurs et mes frères? Néanmoins il me semble qu’il y a quelque chose de plus en ceux qui non seulement s’en vont en Barbarie pour contribuer au rachat de ces pauvres chrétiens, mais qui outre cela y demeurent pour vaquer en tout temps a faire ce charitable rachat, pour assister à toute heure corporellement et spirituellement ces pauvres esclaves, pour courir incessamment à tous leurs besoins, enfin pour être toujours la prêts à leur prêter la main, et à leur rendre toute sorte d’assistance et de consolation dans leurs plus grandes afflictions et misères. O Messieurs et mes frères ! considérez-vous bien la grandeur de cette œuvre ? La connaissez-vous bien ? Mais y a-t-il chose plus rapportante à ce qu’a fait NotreSeigneur, lorsqu’il est descendu sur la terre pour délivrer les hommes de la captivité du péché, et les instruire par ses paroles et par ses exemples? Voilà l’exemple que tous les Missionnaires doivent suivre. Ils doivent être prêts à quitter leur pays, leurs commodités, leur repos pour ce sujet, ainsi qu’ont fait nos bons confrères qui sont à Tunis et à Alger, qui se sont entièrement donnés au service de Dieu et du prochain dans ces terres barbares et infidèles. »
Or pour soutenir toutes ces saintes et charitables entreprises, et donner moyen a ces bons Missionnaires qui étaient en Barbarie de rendre toutes ces assistances et tous ces bons offices aux pauvres esclaves chrétiens, M. Vincent prenait le soin de recueillir et de leur envoyer de temps en temps des sommes bien considérables, dans lesquelles il mettait fort souvent du sien quand ce qu’on lui donnait ne suffisait pas. Il en a premièrement envoyé plusieurs fois pour secourir particulièrement les esclaves chrétiens que l’on voyait en péril imminent de perdre la foi, soit en les rachetant tout à fait, soit en leur donnant quelques aumônes pour subvenir à leur disette et les encourager dans leurs souffrances.
Il a envoyé d’autres aumônes pour racheter les prêtres ou religieux français qui se trouveraient être tombés en esclavage.
Il a diverses fois envoyé la rançon entière de plusieurs esclaves; en sorte que jusqu’au temps de sa mort, il se trouve que les prêtres de sa Congrégation qu’il a envoyés en Barbarie ont racheté partie par charité et partie par commission, plus de douze cents esclaves qu’ils ont renvoyés en leur pays, et qu’ils ont employé tant en ces rachats qu’en diverses menues dépenses faites pour toutes les autres œuvres de charité qu’ils ont exercées dans ces terres infidèles, près de douze cent mille livres. Voici ce que M. Vincent écrivit un jour sur ce sujet à l’un de ses prêtres qui lui avait envoyé le compte de ces menues distributions: «J’ai vu, lui dit-il, le chapitre de votre menue dépense. O Dieu ! quelle consolation n’ai-je pas reçue d’une telle lecture ! Je vous assure qu’elle m’a été autant sensible qu’aucune que j’aie ressentie depuis longtemps, à cause de votre bonne conduite qui paraît là-dedans, et surtout de la charité que vous exercez envers tant et tant de pauvres esclaves, de toutes nations, de tout âge, qui sont affliges de toutes sortes de misères. Certes, quand votre emploi ne vous donnerait occasion de faire d’autres biens que ceux-là, ce serait assez pour les estimer d’un prix infini, et pour attirer sur vous des bénédictions immenses. Plaise a la bonté de Dieu vous donner un moyen de continuer, etc.»
M. Vincent a aussi envoyé quelque argent en la ville d’Alger, afin d’y établir un petit hôpital pour les pauvres esclaves malades qui, en leurs maladies, sont abandonnés de leurs patrons inhumains; et c’est particulièrement par les charités et bienfaits de Madame la Duchesse d’Aiguillon que s’est fait cet établissement. Outre tout cela, M. Vincent a fait encore pour les pauvres esclaves français une autre dépense accompagnée de beaucoup de soin: c’est de recevoir toutes leurs lettres et de les faire tenir à leurs parents, et pareillement pour recevoir celles de leurs parents et les leur faire tenir. En sorte que par ce moyen ces pauvres esclaves ont non seulement donné de leurs nouvelles a leurs pères, mères, frères, femmes et enfants, et en ont réciproquement reçu d’eux; mais aussi ils en ont ressenti beaucoup de consolation et de soulagement dans leurs misères, et plusieurs même par ce moyen ont négocié leur liberté. Ce fut un grand service rendu a ces pauvres captifs, qui avant cette charitable entremise de M. Vincent et des siens ne savaient comment ni par quelle voie faire tenir leurs lettres, les uns en Picardie, d’autres en Poitou, en Guyenne, en Normandie, en Bretagne, en Languedoc et autres provinces. Ils n’en pouvaient non plus recevoir de réponse, ni espérer aucune assistance par le défaut de correspondance à Marseille et a Paris: ce qui leur était un très grand surcroît d’affliction. A quoi M. Vincent a remédié par une charité qui est presque sans exemple et dont l’effet est tel que, pour le bien comprendre, il faudrait être en la place de ces pauvres esclaves et avoir ressenti la peine où ils se trouvaient dans ce grand délaissement qui accompagnait toutes les autres peines et autres afflictions de leur captivité.
Voila une partie des biens que M. Vincent a faits pour les pauvres esclaves chrétiens pendant sa vie et qu’il continue encore après sa mort par ses chers enfants. Je dis une partie et même la plus petite, car il n’y a que Dieu qui connaisse le tout: cet humble Missionnaire ayant toujours caché, autant qu’il a pu, tout ce qu’il faisait pour le service de sa divine Majesté, afin que toute la gloire lui en fût entièrement réservée. Certes, quand il n’aurait fait autre chose par son zèle et par sa bonne conduite, secondée parla coopération de ceux de sa Compagnie, que d’établir et conserver l’exercice public de la religion catholique, qui continue depuis tant d’années dans une terre barbare, a la vue de ses plus cruels persécuteurs, ce ne serait pas une petite gloire pour Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le Sauveur a bien voulu se servir de la main de son fidèle serviteur, pour dresser comme un trophée à son très saint nom dans ces deux royaumes infidèles, au milieu de ses plus grands ennemis, et pour faire triompher la charité chrétienne en des lieux d’où il semblait que l’humanité fût bannie, et où l’on voyait continuellement exercer l’injustice et la violence avec toute sorte d’impunité.