La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Livre second, Chapitre Dernier, Section XII

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Louis Abelly · Année de la première publication : 1664.
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Section XII : Que M. Vincent s’est toujours conduite avec grande prudence et circonspection dans les affaires qui regardaient le service du Roi

Il est vrai que les affaires qui concernent le bien d’un Etat et le service d’un souverain sont de telle conséquence, que le maniement et la conduite n’en doivent être confiés qu’à des personnes non seulement fidèles et bien affectionnées, mais aussi prudentes et discrètes, qui aient un esprit mûr, un jugement solide et une expérience proportionnée à la grandeur des choses qui leur sont commises: et comme il est certain que tous ceux qui font profession de piété n’ont pas ces qualités naturelles, l’on ne peut pas nier aussi que parmi les personnes vertueuses il ne s’en trouve qui, les ayant reçues de Dieu, et qui les joignant à d’autres encore meilleures, ne soient capables d’en faire un très bon usage, et de les employer utilement pour le service de leur prince et pour le bien de son Etat. De sorte que, comme ce serait une imprudence de recevoir et suivre indifféremment en toutes sortes d’affaires les avis de ceux qu’on estime vertueux, s’imaginant qu’ils ne sauraient être que bons et salutaires; aussi serait-ce une témérité, accompagnée de quelque injustice, de rejeter ou de tenir suspects les conseils d’un homme de bien, à cause qu’il fait une particulière profession de piété, comme si la piété ne pouvait subsister avec la prudence, et que ce fût chose incompatible de rendre un service agréable à Dieu et de servir utilement son Roi.

Ils s’en trouve néanmoins qui se persuadent, et tâchent de persuader aux autres, qu’un homme qui s’adonne aux exercices de piété et qui s’est dévoué au service de Dieu (car c’est proprement ce que signifie le nom de dévot, qu’ils décrient si fort) n’est point propre pour le service d’un prince, ni pour la conduite de ses affaires; que l’affection qu’il a pour le ciel l’empêche d’apporter l’attention nécessaire à ce qui se passe sur la terre; que la dévotion est ordinairement accompagnée d’un zèle, sinon indiscret, au moins qui n’est pas assez considéré, et qui fait que celui qui est dévot ne prévoit pas la suite des affaires qu’il conseille d’entreprendre, lesquelles il croit utiles, parce qu’elles lui paraissent bonnes; ce qui n’empêche pas qu’elles ne soient le plus souvent fort préjudiciables au service du prince et au bien de son État. Et de cette sorte ils rendent la piété tellement suspecte, que, selon leurs avis, il ne faut pas moins se donner de garde dans la cour d’un prince, d’un homme vertueux et dévot, que d’un espion déguisé, ou d’un pensionnaire de quelque prince étranger et ennemi.

Ceux toutefois qui veulent paraître les moins passionnés avouent qu’un homme vertueux peut avoir une vraie et sincère affection pour le service de son prince, et lui garder une fidélité inviolable, et même le servir dans un entier dégagement de tout propre intérêt; mais ils ne veulent pas reconnaître ni confesser que la dévotion se trouve avec la discrétion et prudence requise dans les affaires importantes, ni que les règles de la piété puissent s’accorder avec les maximes de la politique.

Certes, s’il en était de la sorte, comme ils le veulent faire croire, il faudrait avouer que la condition des rois et des princes souverains serait bien misérable, de se voir réduits à une si fâcheuse nécessité que d’être obligés de bannir de leur cour les hommes les plus vertueux, ou bien de s’en donner continuellement de garde, comme de personnes qui leur seraient suspectes et dont les meilleurs avis pourraient être préjudiciables au bien de leur État. Et s’il est vrai, comme nous avons déjà dit, que ceux qui sont plus unis à Dieu par la vertu et par la charité, ont une affection plus sincère et une fidélité plus constante pour le service de leur prince, quelle peine serait-ce à un souverain de voir que ce qui devrait lui donner plus de confiance en l’affection et en la fidélité de quelques-uns de ses sujets, ce serait cela même qui l’obligerait à les exclure de son service; et qu’il serait par conséquent nécessité de commettre la conduite de ses plus importantes affaires et de se servir du conseil. de ceux auxquels il aurait moins sujet de se fier?

Mais il ne serait pas difficile de faire voir la fausseté de cette persuasion par les exemples de plusieurs grands princes, qui ont appelé dans leurs conseils et employé dans la conduite de leurs affaires avec un succès fort avantageux divers personnages aussi recommandables pour leur vertu et piété que pour leur expérience et leur sagesse: desquels ils ont toujours reçu des avis fort salutaires et un service très fidèle et très utile au bien de leurs États. Et, pour ne  nous étendre hors de notre sujet, il suffira d’en produire un qui sera d’autant plus convaincant que la mémoire en est plus récente: c’est celui du grand serviteur de Dieu, Vincent de Paul, qui a su joindre heureusement la piété avec la sagesse, le zèle avec la discrétion, et la science des saints avec l’expérience et la connaissance nécessaires pour servir utilement son prince. Nous ferons ici seulement quelques remarques particulières sur diverses occasions et occurrences d’affaires, dans lesquelles il a fait paraître qu’il possédait en perfection ces excellentes qualités.

Il est certain qu’une des dispositions les plus nécessaires pour agir prudemment dans les affaires est d’avoir l’esprit libre et dégagé de toutes les affections et passions déréglées, parce que le trouble qu’elles excitent obscurcit l’entendement et l’empêche de voir l’état véritable des choses présentes, et de prévoir les suites de l’avenir  Or, toutes les personnes qui ont connu et fréquenté M. Vincent peuvent  témoigner, que soit  par grâce, soit par la force de son esprit, il semblait presque entièrement exempt de ces émotions et saillies désordonnées, qui ne sont que trop fréquentes dans la plupart des hommes; ou, s’il les ressentait, il avait acquis par sa vertu un tel empire sur lui-même et sur tous les mouvements de son âme, qu’il n’en paraissait rien au dehors, ni en ses gestes, ni en ses paroles, ni même en son visage, sur lequel on voyait reluire une sérénité presque toujours égale en toutes sortes d’accident set, même parmi les affronts et les injures les plus sensibles. Et tant s’en faut qu’on aperçut en lui aucune altération d’esprit dans les premiers mouvements que l’on ressent ordinairement en ces rencontres, qu’au contraire c’était alors qu’il paraissait plus modéré et plus présent à lui-même, et qu’il parlait et agissait avec plus de circonspection.

Il avait encore une autre disposition d’esprit qui ne contribuait pas moins à la prudente et sage conduite dont il usait en toutes occasions: c’était de ne jamais précipiter ses avis, et de ne rien déterminer trop promptement, surtout dans les affaires de conséquence, mais de donner à son esprit tout le temps et le loisir nécessaires pour en considérer attentivement les diverses circonstances, bien peser les raisons de part et d’autre, et prévoir les suites; ce qui faisait que ses conseils étaient solides et assurés, et qu’on pouvait les suivre sans crainte de se tromper. Il tenait pour maxime ce qu’a dit un ancien: «Qu’il n’y a rien de plus pernicieux aux délibérations dans les grandes affaires que de procéder trop à la hâte, parce que cela empêchait de voir et encore plus de prévoir ce qui était requis pour donner ou pour recevoir un bon conseil; qu’il fallait délibérer et prendre ses résolutions avec loisir, mais qu’il fallait exécuter avec diligence ce qu’on avait résolu »

Après qu’il avait mûrement considéré une affaire et balancé toutes les raisons qu’on lui proposait ou qui se présentaient à son esprit, et qu’ensuite il avait pris une résolution et donné un conseil, alors, quelque événement qui s’ensuivît, bien que contraire à ses desseins ou à ceux des autres, il ne s’en troublait point, mais demeurait en paix;  tenant cette maxime d’un ancien Père: «Que c’est le propre des sages de juger des choses, non parleur événement, mais par l’intention et le conseil avec lequel on les avait commencées; et que c’est une erreur de plusieurs de se persuader qu’une affaire aura été bien entreprise, lors seulement qu’elle aura réussi avec bonheur.»

On a encore remarqué une autre disposition, en la personne de M. Vincent qui était une marque de sa prudence, et qui aussi contribuait beaucoup à la perfectionner: c’était la taciturnité, qui est une condition grandement requise dans le maniement des affaires importantes; on ne l’entendait jamais parler de ce qui s’était passé ou qui avait été résolu dans le Conseil, sinon quand il était absolument nécessaire de le déclarer: il tenait sous le sceau du silence non seulement les secrets qui lui étaient confiés, mais même toutes les autres choses qu’il ne jugeait point nécessaire de dire; et dans ses entretiens familiers, lors même qu’il revenait de la cour, il ne parlait pas plus des affaires qui s’y traitaient, que s’il fût retourné de la cellule d’un chartreux.

Or, bien qu’il procédât dans les affaires avec cette circonspection et cette prudence, il y gardait néanmoins une telle modération, qu’encore qu’il parût ferme et constant en ses avis, il n’y était pas pourtant arrêté avec excès, il ne les soutenait point avec chaleur et ne faisait pas comme ceux qui se montrent toujours contraires aux meilleurs conseils des autres, parce qu’ils n’en sont pas les auteurs; Il cédait non seulement à l’extérieur au sentiment des personnes qui lui étaient supérieures, mais il y soumettait son esprit, quand il le pouvait faire sans blesser sa conscience; Il ne blâmait jamais leurs sentiments, quels qu’ils fussent, ni ne s’en plaignait point; et, après avoir fait ce qu’il jugeait être de son devoir, il se tenait dans le respect et dans le silence, laissant à la Providence de Dieu l’événement des affaires.

Mais le principal fondement sur lequel il appuyait toute sa prudence était l’ordre de la volonté divine, laquelle lui était manifestée par sa loi et par son Évangile. Il tenait cette maxime inviolable de ne prendre jamais en quelque affaire que ce fût aucune résolution contraire à la volonté de Dieu, laquelle il considérait suivant le sentiment d’un ancien Père, comme un assuré gouvernail pour se conduire heureusement dans les conseils qu’il lui fallait donner ou dans les résolutions qu’il lui fallait prendre. Outre cela, il se conformait toujours, autant qu’il le pouvait et que la nature des affaires le lui permettait, aux maximes de l’Évangile de Jésus-Christ, duquel il reconnaissait la parole comme la fontaine de toute véritable sagesse; et c’était à cette divine source qu’il puisait toutes les lumières, dont son esprit était éclairé, et tous les salutaires avis qu’il donnait aux autres avec tant de bénédiction.

Nous pourrions ajouter à ces remarques divers exemples plus particuliers de cette rare et singulière prudence avec laquelle il s’est conduit dans les affaires les plus difficiles, et dans les rencontres les plus périlleuses; comme aussi de cette modération et circonspection merveilleuses avec lesquelles il s’est comporté dans les conseils; ne dissimulant rien de ce que la fidélité l’obligeait de dire pour le bien du service de Leurs Majestés, et ne disant pourtant aucune chose qui pût en aucune façon blesser le respect et la soumission qu’il leur devait: nous nous en abstenons toutefois, tant pour éviter beaucoup de redites ennuyeuses au lecteur que parce que un chacun pourra en faire aisément l’application, et reconnaître, non seulement par ce qui a été rapporté en ce dernier chapitre, mais aussi en la plupart des chapitres précédents de ce second livre, et même du premier, que M. Vincent a été doué, et par la nature et par la grâce, d’une très grande prudence.qui lui a servi comme d’un flambeau, pour s’éclairer et se conduire par des voies droites et assurées, parmi une si grande multitude et variété d’emplois et d’affaires où la Providence divine l’a voulu engager; s’étant toujours comporté avec une telle droiture, modération et sagesse, que pendant sa vie il a heureusement réussi en tout ce qu’il a entrepris et exécuté pour la gloire de Dieu et pour le service de ceux qui le représentent sur la terre; et qu’après sa mort, sa mémoire est demeurée en bénédiction parmi les hommes

Fin du second livre

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