La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Livre premier, Chapitre XXIX

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Louis Abelly · Année de la première publication : 1664.
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L’institution d’une Compagnie de Dames pour le service de l’Hôtel-Dieu de Paris, et pour plusieurs autres œuvres publiques de charité, tant à Paris qu’ailleurs.

La multiplicité des misères qui se trouvent en cette vallée de larmes oblige les âmes charitables de multiplier leurs soins et diversifier les moyens pour secourir les misérables, et pour leur donner ou procurer quelque soulagement. Monsieur Vincent, étant vraiment animé de cette vertu, avait toujours les oreilles ouvertes pour écouter les avis de cette nature et le cœur disposé pour les embrasser. Il est vrai qu’il tenait cette maxime de ne s’ingérer jamais de lui-même à entreprendre de nouvelles œuvres; mais il attendait que la volonté de Dieu lui fût manifestée, plutôt par les sentiments des autres, principalement de ses supérieurs, que par les siens propres; car son humilité lui donnait toujours de la défiance de ses lumières particulières et lui faisait croire qu’il pouvait se tromper, surtout lorsqu’il était question de connaître les desseins de Dieu dans quelques entreprises extraordinaires; c’est pourquoi il écoutait non seulement avec attention, mais aussi avec respect, ce qui lui était proposé en telles occasions de la part des personnes qui faisaient profession de vertu. Ce fut dans cet esprit qu’il écouta une proposition qui lui fut faite, en l’année 1634, par Madame la Présidente Goussault, dont la mémoire est en bénédiction à cause de ses rares vertus, et particulièrement pour son excellente charité. Cette Dame était demeurée veuve à la fleur de son âge et pouvait prétendre à de grands établissements dans le monde, comme ayant toutes les qualités et tous les dons de nature et de fortune qui sont ordinairement les plus estimés et recherchés; elle renonça néanmoins de grand cœur à tous ces avantages, et en fit un sacrifice à Jésus-Christ, prenant une généreuse résolution de s’employer uniquement à son service en la personne des pauvres, particulièrement des malades. Elle allait souvent les visiter à l’Hôtel-Dieu de Paris; et n’y trouvant pas les choses dans l’ordre qu’elle eût bien désiré et tel qu’il a été depuis établi, elle eut recours à M. Vincent, le priant d’étendre sa charité sur ces pauvres et d’aviser aux moyens de procurer quelque secours à ce grand hôpital. Mais comme il se conduisait en toutes choses avec prudence et discrétion, il ne crut pas d’abord devoir porter (comme l’on dit) la faux en la moisson d’autrui, ni s’ingérer de faire aucune chose dans un hôpital qui avait pour directeurs et administrateurs, tant au spirituel qu’au temporel, des personnes qu’il estimait très sages et très capables d’y apporter les règlements nécessaires. Cette vertueuse dame, après avoir continué longtemps ses sollicitations envers lui, voyant qu’elle ne pouvait rien gagner sur son esprit et qu’il s’excusait toujours de se mêler de cette affaire, s’adressa à feu M. l’Archevêque de Paris; lequel fit savoir à M. Vincent qu’il serait fort content qu’il écoutât la proposition de cette dame, qui était d’établir une assemblée de dames qui prendraient quelque soin particulier des malades de l’Hôtel-Dieu, et qu’il pensât aux moyens de faire cet établissement.

M. Vincent, ayant reçu cet ordre et reconnaissant la volonté de Dieu par l’organe de son prélat, prit résolution d’y travailler. Pour cet effet, il assembla quelques dames, et il leur en fit l’ouverture avec des paroles si énergiques, qu’elles prirent aussitôt résolution de se donner à Dieu pour entreprendre cette bonne œuvre. Voici les noms des premières dames qui l’ont commencée, qui se trouvent dans une de ses lettres à Mademoiselle Le Gras:

«L’assemblée se fit hier chez Madame Goussault, Mesdames de Villesavin, de Bailleul, du Mecq, Sainctot et Pollalion s’y trouvèrent. La proposition fut agréée; et on résolut de s’assembler encore lundi prochain, et que cependant l’on offrira l’affaire à Dieu et l’on communiera pour cela; et chacune proposera la chose aux dames et demoiselles de sa connaissance. Madame de Beaufort en sera. L’on aura besoin de vous et de vos filles: l’on estime qu’il en faudra quatre; c’est pourquoi il faut penser au moyen d’en avoir de bonnes.»

La seconde assemblée fut plus nombreuse que la première; Madame la Chancelière s’y trouva, Madame Fouquet, Madame de Traverzai, et plusieurs autres Dames de vertu et de condition qui s’associèrent aux premières. Et toutes ensemble firent élection de trois officières, savoir d’une supérieure, d’une assistante et d’une trésorière; Madame Goussault fut la première supérieure, et M. Vincent demeura le directeur perpétuel de cette Compagnie. L’odeur des vertus et du bon exemple de celles-là en attira un grand nombre d’autres; en sorte que plus de deux cents dames s’y sont enrôlées, même de la plus haute condition, comme présidentes, comtesses, marquises, duchesses et princesses, qui ont tenu à l’honneur de s’offrir à Dieu pour servir ses pauvres, les reconnaissant comme les membres vivants de son fils Jésus-Christ.

Par cette Compagnie M. Vincent commença, dès la susdite année 1634, de procurer un service et un secours qui ont été très avantageux à l’Hôtel-Dieu, et qui, ayant duré toute sa vie, se continuent encore avec bénédiction après sa mort. Il consiste en diverses assistances corporelles et spirituelles que les dames rendent aux pauvres malades, et que ce père des pauvres leur conseilla d’ajouter aux anciens usages de cet hôpital, qui jusqu’alors, faute de soin ou de moyens, laissait manquer les pauvres de plusieurs choses requises pour leur soulagement. Ils y étaient alors pour le moins mille ou douze-cent d’ordinaire; et depuis ils ont été jusqu’au nombre de deux-mille et davantage. C’est un flux et un reflux continuels de pauvres malades qui entrent et qui sortent: les uns y demeurent huit ou quinze jours; les autres un mois ou davantage; il y a des jours qu’on en reçoit 50 ou 60 ou 80, et quelquefois 100; et tous les ans, il y en passe du moins 20 ou 25 mille dont les uns guérissent, les autres meurent: et pour les uns et pour les autres, il y a une grande moisson d’âmes à faire, et une occasion favorable de travailler avec grand fruit, tant pour les mettre en état de commencer une bonne vie par une confession générale et par une vraie conversion de leurs mœurs, que pour leur aider, quand leur dernière heure est venue, à finir leur vie par une bonne mort.

M. Vincent n’eut pas peine d’associer ces Dames, ni de les disposer à travailler pour les pauvres, mais bien de les mettre en exercice dans l’Hôtel-Dieu; Aussi leur prédit-il, lorsqu’il leur représenta le mérite et l’importance de cette entreprise, qu’elle ne serait pas sans difficultés de la part de quelques personnes qui pourraient leur être contraires, dans la pensée que ces exercices de charité feraient connaître les défauts qui étaient alors dans cet hôpital; de sorte qu’elles devaient se représenter que, s’il y avait de grands biens à faire, il y avait aussi beaucoup d’obstacles à surmonter, et par conséquent qu’il était nécessaire de s’y préparer et de bien prendre ses mesures; sur quoi il ne manqua pas de leur donner tous les avis les plus convenables touchant la manière de s’y comporter; et de sa part il jugea qu’il devait prévenir MM. les supérieurs spirituels et temporels de cet hôpital, leur donnant connaissance de la bonne intention de ces vertueuses et charitables dames et de l’ordre qui avait été donné par M. l’Archevêque, afin qu’ils agréassent l’assistance qu’elles avaient dessein de rendre aux malades, comme ils l’agréèrent en effet.

Enfin, après avoir nommé celles qui devaient commencer cette charitable visite des pauvres malades et les autres qui les devaient suivre, il leur recommanda, comme il a encore fait depuis en diverses occasions: 1° d’invoquer tous les jours, en entrant dans l’Hôtel-Dieu, l’assistance de Notre-Seigneur, qui est le vrai père des pauvres, par l’entremise de la très sainte Vierge et de saint Louis, fondateur de cette maison; 2° de se présenter ensuite aux religieuses qui ont le soin des malades, s’offrant de les servir avec elles pour participer au mérite de leurs bonnes œuvres; 3° d’estimer et respecter les mêmes religieuses comme des anges visibles, leur parlant avec douceur et humilité et leur rendant une entière déférence; 4° s’il arrivait que ces bonnes filles ne prissent pas toujours en bonne part leur bonne volonté, qu’elles leur en fissent des excuses et tâchassent d’entrer dans leurs sentiments, sans jamais les contredire, ni les contrister, ni vouloir l’emporter sur elles.

«Nous prétendons, leur disait-il, de contribuer au salut et au soulagement des pauvres; et c’est chose qui ne se peut sans l’aide et l’agrément de ces bonnes religieuses qui les gouvernent. Il est donc juste de les prévenir d’honneur comme leurs mères, et les traiter comme les épouses de Notre-Seigneur et les dames de la maison: car c’est le propre de l’Esprit de Dieu d’agir suavement, et c’est le moyen le plus assuré de réussir que de l’imiter en cette manière d’agir.»

Voila quel était l’esprit avec lequel M. Vincent entreprit cette sainte œuvre, et la prudente et sage conduite sous laquelle ces vertueuses Dames commencèrent d’aller exercer leur charité envers les pauvres de l’Hôtel-Dieu. Elles y trouvèrent un facile accès par cet abord amiable et respectueux à l’égard des religieuses dont elles gagnèrent incontinent les cœurs par les services et assistances qu’elles rendaient, non seulement aux malades et convalescents, mais aussi aux parents des mêmes religieuses, lorsqu’elles les en requéraient pour quelques affaires de famille: et par ce moyen elles eurent toute liberté d’aller de salle en salle, et de lit en lit, consoler les pauvres malades, leur parler de Dieu et les porter à faire un bon usage de leurs infirmités.

Et pour ne point faire cette visite des malades les mains vides, elles convinrent avec M. Vincent qu’il était expédient, outre les paroles de consolation et d’édification qu’on leur disait, de leur porter quelques douceurs par manière de collation entre le dîner et le souper. A cet effet elles louèrent une chambre près l’Hôtel-Dieu, pour y préparer et garder les confitures, fruits, bassins, plats, linges, et autres ustensiles convenables. Il fut aussi résolu d’y mettre des Filles de la Charité pour acheter et préparer toutes les choses nécessaires, et pour aider les dames à distribuer ces collations aux malades. M. Vincent était absent lorsque ces Filles y furent établies, et l’ayant su il en écrivit à Mademoiselle Le Gras en ces termes: «Dieu vous bénisse, Mademoiselle, de ce que vous êtes allée mettre vos filles en fonction à l’Hôtel-Dieu, et de tout ce qui s’en est suivi. Ménagez votre santé car vous voyez le besoin qu’on a de vous» Mais parce que cette vertueuse Demoiselle, qui était fort zélée pour le service de ces pauvres malades, craignait toujours de ne pas faire assez pour correspondre aux desseins de Dieu, quoiqu’elle s’y employât autant qu’elle pouvait, M. Vincent dans une autre lettre lui dit ces paroles dignes de remarque: «D’être toujours à l’Hôtel-Dieu, il n’est pas expédient; mais d’y aller et venir, il est à propos. Ne craignez pas de trop entreprendre, en faisant le bien qui se présente à vous; mais craignez le désir d’en faire plus que vous ne faites et que Dieu ne vous donne le moyen de faire. La pensée d’aller au delà me fait trembler de peur, parce qu’elle me semble un crime aux enfants de la Providence. Je remercie Notre-Seigneur de la grâce qu’il fait à vos filles d’être si généreuses et si bien disposées à lui rendre service. Il y a sujet de croire que sa bonté, comme vous dites, daigne suppléer à ce qui leur peut manquer de votre part, vous trouvant nécessitée de vaquer souvent à d’autres choses qu’à celles qui regardent leur conduite.»

Les dames, ayant cette chambre et ces filles, faisaient au commencement préparer des bouillons au lait pour les malades auxquels ils étaient propres, qui sont pour l’ordinaire en assez grand nombre, et elles leur en faisaient la distribution tous les matins. Après le dîner, sur les trois heures, elles portaient la collation pour tous; c’est à savoir du pain blanc, du biscuit, des confitures et de la gelée; des raisins et des cerises en la saison; et durant l’hiver, des citrons? des poires cuites et des rôties au sucre. Quoique depuis elles en aient retranché le pain, les biscuits et les citrons, pour n’en pouvoir soutenir la dépense; comme aussi les bouillons au lait, parce que MM. les Administrateurs en ont fait donner. Elles allaient quatre ou cinq ensemble chaque jour à leur tour distribuer cette collation, ceintes de tabliers; et, se séparant par les salles, elles passaient d’un lit à un autre, pour présenter ces petites douceurs et rendre ce service aux pauvres malades, ou plutôt à Notre-Seigneur en leur personne. Voilà ce qu’elles faisaient pour le soulagement de leurs corps.

Mais pour ce qui est de l’assistance spirituelle de leurs âmes, elle consistait à leur parler avec grande douceur, leur témoignant compassion de leurs maux, les exhortant à les souffrir avec patience et avec soumission à la volonté de Dieu. Et quant aux femmes et filles qu’elles trouvaient, n’être pas suffisamment instruites des choses nécessaires à salut, elles leur enseignaient familièrement et par manière d’entretien ce qu’elles étaient obligées de croire et de faire; puis elles les disposaient à faire de bonnes confessions générales, si elles voyaient qu’elles en eussent besoin; et enfin elles tâchaient de les préparer à bien mourir, si leurs maladies étaient périlleuses, ou à prendre une ferme résolution de bien vivre, si elles étaient en espérance de recouvrer leur santé.

Pour leur faciliter cet exercice de charité, M. Vincent fit imprimer un petit livret qui contenait les points principaux desquels il était plus nécessaire d’instruire les pauvres malades; et il recommanda particulièrement quatre choses aux Dames, lorsqu’elles iraient leur rendre cet office de charité:

1° De tenir ce livre en leurs mains lorsqu’elles parleraient à ces pauvres, afin qu’il ne semblât pas qu’elles voulussent leur faire des prédications, ni aussi leur parler d’elles-mêmes, mais seulement selon ce qui était contenu et qu’elles apprenaient dans ce livre;

2° De s’habiller le plus simplement qu’elles pourraient aux jours qu’elles iraient à l’Hôtel-Dieu, afin de paraître sinon pauvres avec les pauvres, au moins fort éloignées de la vanité et du luxe des habits; et cela pour ne pas faire peine à ces pauvres infirmes, lesquels voyant les excès et superfluités des personnes riches, se contristent ordinairement davantage de ce qu’ils n’ont pas pour eux les choses même qui leur sont nécessaires;

3° De se comporter envers les pauvres malades avec grande humilité, douceur et affabilité, leur parlant d’une manière familière et cordiale pour les gagner plus facilement à Dieu. Enfin il leur marqua de quelle façon elles devaient leur parler de la confession générale; et quoique ce fût en termes fort simples et populaires, le pieux lecteur aura consolation en les lisant ici d’y voir une expression naïve de la charité dont le cœur de ce père des pauvres était rempli. Voici comme il conviait ces vertueuses dames de parler aux pauvres femmes et filles malades, pour les disposer et instruire à faire une confession générale:

«Ma bonne sœur, y a-t-il longtemps que vous ne vous êtes point confessée ? N’auriez-vous point la dévotion de faire une confession générale si l’on vous disait comme il la faut faire ? On m’a dit à moi qu’il était important pour mon salut d’en faire une bonne avant que de mourir, tant pour réparer les défauts des confessions ordinaires que j’ai peut-être mal faites que pour concevoir un plus grand regret de mes péchés, en me représentant les plus griefs que j’ai commis en toute ma vie et la grande miséricorde avec laquelle Dieu m’a supportée, ne m’ayant pas condamnée ni envoyée au feu d’enfer lorsque je l’ai mérité, mais m’ayant attendue à pénitence pour me les pardonner et pour me donner enfin le paradis, si je me convertissais à lui de tout mon cœur, comme j’ai un bon désir de faire avec le secours de sa grâce. Or, vous pouvez avoir les mêmes raisons que moi de faire cette confession générale et de vous donner à Dieu pour bien vivre à l’avenir. Et si vous voulez savoir ce que vous avez à faire pour vous ressouvenir de vos péchés et ensuite pour vous bien confesser, on m’a appris à moi-même à m’examiner comme je vais vous le dire, etc. On m’a aussi appris comment il fallait former en mon cœur une vraie contrition de mes péchés, et à en faire les actes en cette manière, etc. On m’a aussi enseigné à faire des actes de foi, d’espérance, d’amour de Dieu en cette manière, etc.

Voilà comment ces vertueuses et charitables dames, par l’avis de ce sage directeur de leur assemblée, se comportaient envers ces pauvres malades pour les instruire et pour les préparer à faire une bonne confession; ce qu’elles faisaient non seulement avec succès et bénédiction, mais aussi d’une telle manière que personne n’y pouvait trouver à redire, mais plutôt en tirer de l’édification et profiter de leurs bons exemples.

Environ deux ans après le premier établissement de cette compagnie, M. Vincent jugea qu’il était expédient de députer, de trois mois en trois mois, un certain nombre de dames qui s’appliqueraient particulièrement à l’instruction et consolation spirituelle des pauvres malades, pendant que les autres vaqueraient à leur donner quelque soulagement corporel; l’expérience ayant fait connaître qu’il était difficile que celles qui travaillaient à l’un pussent aussi s’employer à l’autre; outre qu’on pourrait, par ce moyen, choisir et députer celles qui seraient trouvées les plus propres pour l’exercice de ces œuvres de miséricorde spirituelles, les unes n’y ayant pas si grande aptitude que les autres. Elles s’assemblèrent donc toutes à cet effet; et la compagnie ayant approuvé la proposition qui en fut faite, on prit résolution de l’exécuter et on en députa quatorze pour travailler pendant trois mois à ce saint emploi. Dès le lendemain, celles qui avaient été ainsi députées furent, suivant l’avis de M. Vincent, prendre la bénédiction de celui ou de ceux d’entre MM. les Chanoines de Notre-Dame qui exerçaient la charge de supérieurs de l’Hôtel-Dieu; et ensuite elles commencèrent à aller deux chaque jour de la semaine, les unes après les autres, visiter, consoler et instruire les malades. De trois mois en trois mois, aux quatre-temps de l’année, on en élisait d’autres qui faisaient de même; et M. Vincent assemblait tant celles qui sortaient de charge que les autres qui y entraient, avec les officières de la compagnie, dans leur chambre près de l’Hôtel-Dieu; et là celles qui sortaient de charge rapportaient de quelle façon elles y avaient procédé et les fruits que Dieu en avait fait réussir, afin que ce qu’elles avaient bien fait servît de règle aux autres qui leur succédaient, et leurs bons succès d’encouragement pour s’employer avec plus d’affection au même exercice. Monsieur Vincent appuyait de ses avis, quand il le jugeait nécessaire, les choses qu’il fallait suivre, et faisait prendre garde à celles qui étaient à éviter; leur recommandant toujours de se comporter envers les religieuses et les pauvres de la manière qui a été dite ci-devant.

Quand les pauvres malades étaient suffisamment instruits et disposés à faire leurs confessions générales, les dames prenaient au commencement le soin de faire prier quelques religieux de les aller entendre. Mais étant survenu quelques difficultés qui les empêchèrent de continuer, elles y employèrent, avec l’approbation et permission des supérieurs, deux prêtres, en leur donnant quelque honnête rétribution; l’un desquels savait parler plusieurs langues pour la commodité des pauvres malades étrangers. Et comme ces deux n’y purent suffire, et que d’ailleurs, le nombre des malades augmentant, les dames se trouvaient surchargées de l’instruction, outre que la bienséance ne leur permettait pas de vaquer à celle des hommes, pour leur apprendre à bien faire leurs confessions générales, elles convinrent avec MM. les supérieurs de mettre six prêtres à l’Hôtel-Dieu pour instruire les hommes et pour entendre les confessions tant des hommes que des femmes. On suppléait par ce moyen au défaut des autres prêtres habitués au même lieu, lesquels, étant attachés au chœur pour les divins offices, ne pouvaient s’appliquer au soin des malades. Ces six prêtres ne devaient s’employer qu’à l’assistance spirituelle de ces pauvres malades, et pour cela ils n’étaient point du tout obligés d’assister aux offices et avant d’entrer à l’Hôtel-Dieu, ils devaient faire une retraite en la maison de Saint-Lazare où demeurait M. Vincent, et la renouveler en la même maison tous les ans, pour se bien disposer aux offices de charité qu’ils exerçaient. Les dames leur donnaient quarante écus à chacun et outre cela ils avaient tous les jours leurs messes en l’église de Notre-Dame, et étaient logés et nourris à l’Hôtel-Dieu.

Or, pour connaître les grands biens que cette compagnie des dames a produits pour le salut et pour la sanctification des pauvres malades de l’Hôtel-Dieu, il faut remarquer qu’avant qu’elle fût établie, c’était la coutume de faire confesser les malades en entrant, lesquels, pour l’ordinaire, n’ayant point été instruits ni disposés, et étant dans le trouble et dans la douleur que leur causait leur mal, faisaient souvent des confessions nulles et sacrilèges; d’ailleurs il se trouvait parmi ces malades assez fréquemment des hérétiques qui, n’osant pas dire quelle était leur religion de peur d’être renvoyés, faisaient semblant de se confesser comme les autres, et de la sorte il s’y commettait de très grands abus et ne s’y faisait que très peu de vraies conversions. On ne leur parlait jamais de confession générale ni même de faire une autre confession, sinon aux approches de la mort, lorsqu’ils étaient autant ou plus incapables de se bien confesser que la première fois. C’est à tous ces besoins et à tous ces abus qu’il a plu à Dieu de pourvoir par l’établissement de cette compagnie des dames, lesquelles, par leurs emplois charitables et par leur zèle soutenu et assisté de la prudente conduite de M. Vincent, ont non seulement remédié à ces maux, mais aussi procuré de très grands biens pour la sanctification et pour le salut de ces pauvres malades. C’est Dieu seul qui connaît tous les bons effets que cette assistance a produits avec le secours de sa grâce; c’est lui qui sait le nombre de ceux qui ont été mis en état de bien mourir ou de commencer une bonne vie. On peut néanmoins dire qu’il ne peut avoir été que très grand, quant à la conversion des mœurs, s’il est permis d’en juger par la comparaison des conversions qui regardaient la religion: car dès la première année seulement, sans parler des autres suivantes, la bénédiction de Dieu fut si abondante sur cette sainte œuvre qu’il y eut plus de sept cent soixante personnes dévoyées de la vraie foi, tant luthériens, calvinistes que Turcs, dont plusieurs avaient été blessés et pris sur mer, ensuite menés à Paris et envoyés à l’Hôtel-Dieu, qui se convertirent et embrassèrent la religion catholique. Et cette grâce extraordinaire que Dieu répandait sur les emplois et les soins charitables de ces dames mit l’Hôtel-Dieu en telle estime, qu’une honnête bourgeoise de Paris, étant malade, demanda d’y être reçue en payant sa dépense et bien au delà, pour y être secourue et assistée spécialement comme les pauvres; ce qui lui fut accordé.

M. Vincent a eu la consolation de voir tous ces grands biens, qui étaient comme les fruits de ses mains et de ses charitables entremises, que Dieu lui avait fait goûter pendant sa vie, durant plus de vingt-cinq ans; ils continuent encore après sa mort, avec la même bénédiction. Il invita un jour les dames en leur assemblée à la reconnaissance qu’elles devaient rendre a Dieu de ce qu’il avait daigne les choisir et se servir d’elles pour opérer de si grands biens. «O Mesdames! leur dit-il, que vous devez bien rendre grâces à Dieu de l’attention qu’il vous a fait faire aux besoins corporels de ces pauvres: car l’assistance de leurs corps a produit cet effet de la grâce, de vous faire penser à leur salut en un temps si opportun que la plupart n’en ont jamais d’autre pour se bien préparer à la mort. Et ceux qui relèvent de maladie ne penseraient guère à changer de vie, sans les bonnes dispositions où on tâche de les mettre.»

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