Etablissement des prêtres de la Congrégation de la Mission à Saint-Lazare-lez-Paris.
Cette mystique Jérusalem allait ainsi s’édifiant petit à petit, comme une nouvelle cité, et les pierres vives qui en devaient faire la structure se ramassaient et se disposaient de plus en plus par la pratique des vertus qui leur étaient convenables. Il est bien vrai que le peu d’espace et le peu de revenu du collège des Bons-Enfants ne pouvaient fournir de logement ni de subsistance que pour peu de personnes; mais Dieu voulut y pourvoir d’une manière qui surprendra le lecteur, et qui lui fera admirer les conduites de son infinie sagesse. Pendant que ces bons prêtres missionnaires appliquaient leurs pensées et leurs soins qu’à procurer l’agrandissement du royaume de Jésus-Christ et à lui gagner des âmes, la Providence divine disposait les moyens qu’elle voulait employer pour les établir dans la maison de Saint-Lazare-lez-Paris. C’est une seigneurie ecclésiastique où il y a justice haute, moyenne et basse, en laquelle, outre la grande étendue des logements et des enclos, ils pouvaient trouver tous les secours raisonnables pour s’y affermir et multiplier. Or, ce qui montre clairement que cet établissement est un ouvrage particulier de la main de Dieu; C’est qu’il s’est fait contre toutes les apparences humaines, et que les moyens par lesquels il a réussi ne pouvaient, selon le raisonnement humain, servir qu’à l’empêcher et y mettre obstacle. Ce que l’on ne saurait mieux connaître que par le récit de ce qui s’est passé en l’exécution de ce dessein, selon le témoignage que M. Vincent en a donné pendant sa vie, et qui a été confirmé après sa mort par celui qui en a été le principal entremetteur, dont les vertus aussi bien que la qualité de docteur de Sorbonne, et curé d’une paroisse de la ville de Paris, méritent une créance particulière. Ce fut feu M. de Lestocq, docteur de la faculté de Sorbonne et curé de Saint-Laurent à Paris, qui, non content de l’avoir déclaré de vive voix, a voulu encore donner son témoignage écrit de sa propre main, en la manière suivante: témoignage qui fait voir combien admirable a été la conduite de Dieu sur la Congrégation de la Mission, et combien pur et désintéressé a été l’esprit de celui dont la Providence a voulu se servir pour en faire l’établissement.
Récit qui a été écrit et signé de la main de feu M. Lestocq, Docteur en Sorbonne et Curé de Saint-Laurent, touchant ce qui s’est passé en l’établissement des Prêtres de la Mission dans la maison de Saint-Lazare-lez-Paris.
«Messire Adrien Le Bon, religieux de l’ordre des Chanoines Réguliers de Saint-Augustin et prieur de Saint-Lazare, eut, en l’année 1630, quelque difficulté avec ses religieux, qui le porta à vouloir permuter ledit prieuré avec un autre bénéfice. Plusieurs le pressèrent qui lui offrirent des abbayes et autres bénéfices de revenu; mais, ayant communiqué ce dessein à ses amis, ils l’en détournèrent disant qu’on pourrait apporter remède au différend qu’il avait avec ses religieux par une conférence de lui avec eux, en présence de quatre docteurs; à quoi il consentit, et ses religieux en convinrent: L’assemblée s’étant faite chez un docteur fort recommandable en mérite et en sainteté, M. le Prieur allégua ses griefs; et ensuite on ouït la réponse du sous-prieur qui parlait pour les religieux: Après quoi il fut ordonné que l’on dresserait une formule de vie et un règlement qu’on suivrait à l’avenir; ce qui ayant été exécuté, M. le Prieur ne laissa pas de persévérer en la volonté de quitter son prieuré. Et ayant ouï parler de quelques bons prêtres qui s’adonnaient à faire des missions, sous la conduite de M. Vincent qu’il ne connaissait point, il eut la pensée que, s’il les établissait audit prieuré, il pourrait participer au grand fruit qu’ils faisaient dans l’Eglise; il demanda où ils demeuraient; et le lieu lui ayant été déclaré, il me pria comme son voisin et son bon ami de l’accompagner: ce que je fis très volontiers, lui représentant qu’il ne pouvait mieux faire, et que cette pensée ne pouvait venir que du Ciel, qui avait suscité ces bons prêtres pour le bien de la campagne, laquelle avait un extrême besoin d’eux, tant pour l’instruction que les villageois en recevaient, que pour la déclaration de leurs péchés au tribunal de la confession, où ils ouvraient librement et entièrement leurs consciences et découvraient ce qu’ils n’avaient pas osé dire aux confesseurs du lieu, soit pour n’avoir pas été interrogés sur iceux, ou par honte de les manifester; que j’en pouvais parler et l’en assurer, pour y avoir été avec eux et l’avoir expérimenté; Qu’au reste il verrait un homme de Dieu en leur Compagnie, qui était leur directeur, entendant parler de M. Vincent, ainsi que lui-même reconnaîtrait. Étant donc allés ensemble au collège des Bons-Enfants près la porte de Saint-Victor, M. le Prieur, parlant à M. Vincent, lui découvrit le sujet qui l’avait amené, qui était qu’on lui avait fait un récit très avantageux de sa Congrégation et des charitables emplois auxquels elle s’appliquait en faveur des pauvres gens des champs, qu’il serait heureux s’il y pouvait contribuer, et qu’il avait la maison de Saint-Lazare, laquelle volontiers il leur céderait pour un si digne exercice.
Cette offre si avantageuse étonna grandement cet humble serviteur de Dieu, en qui elle fit le même effet qu’un éclat de tonnerre imprévu qui surprend un homme soudainement et qui le laisse comme interdit; en sorte que ce bon prieur, s’en apercevant, lui dit; « Hé ! quoi, Monsieur, vous tremblez ? Il est vrai, Monsieur, lui répondit-il, que votre proposition m’épouvante, et elle me paraît si fort au-dessus de nous que je n’oserais y penser. Nous sommes de pauvres prêtres qui vivons dans la simplicité, sans autre dessein que de servir les pauvres gens des champs. Nous vous sommes grandement obligés, Monsieur, de votre bonne volonté, et vous en remercions très humblement.» En un mot, il témoigna n’avoir aucune inclination d’accepter cette offre, et s’en recula si loin qu’il ôta toute espérance de le retourner voir sur ce sujet: néanmoins la douce et affable réception dont usa M. Vincent, toucha tellement le cœur de M. Le Bon qu’il ne pouvait changer de dessein, et lui dit qu’il lui donnait six mois pour y penser.
«Après ce temps-là il me pria derechef de l’accompagner pour aller revoir M. Vincent, auquel il fit la même proposition, et le conjura de vouloir agréer son prieuré, et que Dieu lui inspirait de plus en plus de le lui remettre entre les mains: à quoi, insistant aussi de mon côté, je priai M. Vincent de ne pas refuser une si belle occasion. Tout cela ne changea point son esprit et son sentiment: il demeura ferme sur le petit nombre qu’ils étaient, qu’à peine ils étaient nés, qu’il ne voulait pas faire parler de lui, que cela ferait du bruit, qu’il n’aimait pas l’éclat, et enfin qu’il ne méritait pas cette faveur de M. le Prieur. Sur cela, M. Le Bon, entendant sonner le dîner, dit à M. Vincent qu’il voulait dîner avec lui et sa communauté, comme en effet il y dîna, et moi aussi. La modestie de ces prêtres, la bonne lecture et tout l’ordre plut tellement à M. Le Bon, qu’il en conçut une vénération et un amour si grand pour eux, qu’il ne cessa de me faire solliciter M. Vincent. Ce que je réitérai plus de vingt fois dans l’espace de six mois; jusqu’à ce point qu’étant fort ami de M. Vincent, je lui dis plusieurs fois qu’il résistait au Saint-Esprit et qu’il répondrait devant Dieu de ce refus, pouvant parce moyen s’établir et former un corps et une Congrégation parfaite, dans toutes ces circonstances.
«Je ne puis dire avec quelle instance on l’a poursuivi: Jacob n’a pas eu tant de patience pour obtenir Rachel, et tant insisté pour obtenir la bénédiction de l’Ange, que M. le prieur et moi en avons eu pour avoir un oui de M. Vincent, lequel nous pressions de nous accorder cette acceptation. Nous avons crié plus vivement après lui que la Chananéenne après les Apôtres. Enfin M. le Prieur s’avisa de lui aller dire au bout d’un an: «Monsieur, quel homme êtes-vous ? Si vous ne voulez pas entendre à cette affaire, dites-nous au moins de qui vous prenez avis ? en qui vous avez confiance ? quel ami vous avez à Paris, à qui nous puissions nous adresser pour en convenir? car j’ai le consentement de tous mes religieux, et il ne me reste que le vôtre. Il n’y a personne qui veuille votre bien, qui ne vous conseille de recevoir celui que je vous présente.» Alors M. Vincent lui indiqua M. André Duval, docteur de Sorbonne, qui était un saint homme et qui a même écrit la vie de plusieurs saints. « Nous ferons, dit-il, ce qu’il nous conseillera. En effet, M. le Prieur l’étant allé trouver, ils traitèrent ensemble de ce dessein, demeurèrent d’accord des conditions, et ensuite fut passé concordat le 7 janvier 1632 entre M. le prieur et les religieux de Saint-Lazare d’une part, et M. Vincent et les prêtres de sa Congrégation de l’autre. C’est par ce moyen que M. Vincent a cédé enfin aux importunités qui lui ont été faites, et entre autres par moi-même, qui pouvais bien dire en cette occasion que raucæ factæ sunt fauces meæ. J’eusse volontiers porté sur mes épaules ce père des Missionnaires pour le transporter à Saint-Lazare et l’engager à l’accepter: mais il ne regardait pas l’extérieur ni les avantages du lieu et de tout ce qui en dépend, n’étant pas même venu le voir pendant tout ce temps-là; de sorte que ce ne fut point sa belle situation qui l’y attira, mais la seule volonté de Dieu et le bien spirituel qu’il y pouvait faire. L’ayant donc ainsi accepté par ce seul motif, après toutes les résistances imaginables, il y vint le lendemain 8 janvier 1632, et tout se passa avec douceur et au contentement de toute la maison. C’est ce qui fait voir que digitus Dei hic est, que c’est la terre de promission où Abraham a été conduit; je veux dire M. Vincent, vrai Abraham, grand serviteur de Dieu, duquel les enfants sont destinés pour remplir la terre de bénédiction, et sa famille subsistera dans les siècles. »
Ledit sieur curé de Saint-Laurent ayant envoyé ce récit au successeur de feu M. Vincent en la charge de Supérieur général en la Congrégation de la Mission, il l’accompagna de la lettre suivante, datée du 30 octobre 1660:
« Monsieur, le désir que vous avez témoigné de savoir comment s’était passée l’entrée de M. Vincent et de sa Congrégation dans Saint-Lazare, avec le respect que je dois à sa mémoire, m’ont engage à vous en dresser un petit récit que je vous envoie. Monsieur, je n’en dis pas la centième partie, car je ne puis me souvenir de tous les pieux entretiens que M . le Prieur de Saint-Lazare et moi avons entendus de la bouche de feu M. Vincent dans les visites que nous lui avons rendues plus de trente fois, l’espace de plus d’un an, pendant lequel nous avons eu mille peines à l’ébranler et à le disposer à accepter Saint-Lazare. Plusieurs eussent été ravis d’une telle offre, et il la rebutait. C’est ainsi que les bonnes choses s’établissent: Moïse refusait d’aller en Égypte, Jérémie d’aller au peuple, et nonobstant leurs excuses Dieu les choisit et veut qu’ils marchent; c’est une vocation toute divine et miraculeuse, où la nature n’a point de part. Le papier ne peut pas exprimer la conduite de cette affaire, de laquelle Dieu est l’auteur et le consommateur. Je ne l’ai fait que tracer et crayonner; celui qui la voudra mettre au jour la relèvera et suppléera à mon silence. Cependant je vous prie de croire que je vénère extrêmement la mémoire de feu M. Vincent, et que j’estime à faveur d’avoir été connu et aimé de lui.»
Voila un témoignage bien authentique, et qui contient beaucoup de particularités très considérables que le pieux lecteur saura bien peser au poids du sanctuaire. Il reconnaîtra quel était dès ce temps-là le degré de vertu et de perfection auquel la grâce de Jésus-Christ avait élevé M. Vincent; combien son cœur était dégagé de tout intérêt propre et de tout respect humain; combien purement il regardait Dieu en toutes ses entreprises, ne voulant pas seulement écouter les propositions qui semblaient lui être les plus avantageuses, qu’il ne consultât et reconnût quelle était sa volonté et ce qui lui était le plus agréable; ne désirant autre avancement ni autre succès que celui qui serait pour sa plus grande gloire.
Mais il y a une circonstance que nous ne devons pas omettre et qui fera encore mieux voir, non seulement le parfait dégagement que ce grand serviteur de Dieu avait de toute sorte de biens et avantages temporels, mais aussi l’exactitude et fidélité qu’il gardait inviolable, et qu’il voulait être gardée des siens, jusqu’aux moindres choses qui pouvaient contribuer au bon ordre de leur Congrégation et à la plus grande perfection du service qu’il se proposait de rendre à Dieu.
Les principaux articles du concordat étant arrêtés, il en restait un qui ne semblait pas fort considérable, que M. Vincent jugea néanmoins très important: C’était que M. le Prieur désirait que ses religieux logeassent dans le dortoir avec les Missionnaires; estimant que cela ne nuirait en rien aux uns et servirait beaucoup aux autres, c’est-à-dire à ses religieux, qui auraient pu tirer grand profit du bon exemple et de toutes les pratiques de vertu et de régularité qu’ils auraient vues en la personne de M. Vincent et des siens. Mais ce sage supérieur ne voulut jamais y consentir, pour plusieurs inconvénients qu’il prévoyait en pouvoir arriver, qui eussent apporté quelque empêchement au bon ordre qu’il avait établi parmi ses Missionnaires. Et pour cet effet il pria M. le Curé de Saint-Laurent de représenter à M. le Prieur «que les prêtres de la Mission demeuraient en silence depuis les prières du soir jusqu’au lendemain après le dîner; ensuite de quoi ils avaient une heure de conversation, depuis laquelle ils observaient le même silence jusqu’au soir après souper, auquel temps ils avaient encore une autre heure de conversation; et qu’ensuite on entrait dans le silence, pendant lequel on ne parlait que des choses nécessaires, et encore a voix basse; qu’il tenait pour certain que qui ôte cela d’une communauté introduit le désordre et la confusion; Ce qui aurait fait dire à un saint personnage, que lorsqu’on voyait une communauté observer exactement le silence, on pouvait dire assurément qu’elle observait aussi exactement le reste de la régularité; et au contraire que dans celles où le silence ne s’observait pas il était presque impossible que les autres règles s’y observassent. Or, comme il y avait sujet de craindre que ces messieurs les religieux ne voulussent pas s’assujettir et s’obliger à cette observance si étroite, aussi s’ils ne le faisaient pas, ce serait un empêchement qui ruinerait entièrement cette pratique des Missionnaires.»
C’est ce que M. Vincent pria M. de Lestocq de représenter à M. le Prieur, et qui s’est trouvé inséré dans une de ses lettres écrite de sa main. Il proposa ensuite un expédient pour le logement des religieux hors du dortoir, et enfin déclara ouvertement sa résolution par ces paroles dignes de remarque: j’aimerais mieux, dit-il, que nous demeurassions dans notre pauvreté, que de détourner le dessein de Dieu sur nous. Et il demeura si ferme en cette résolution qu’il fallut rayer cet article; autrement il n’eût jamais passé les autres et eût mieux aimé être privé de tous les grands avantages temporels qui lui en pourraient revenir, que de consentir à une chose qui eût pu causer le moindre obstacle au bien spirituel de sa Congrégation. Ce qui le rendait encore plus ferme et plus inflexible en ce point était l’estime et l’amour qu’il avait pour la solitude et récollection intérieure, à laquelle il estimait que les Missionnaires devaient être d’autant plus affectionnés qu’ils avaient un plus grand besoin de se prémunir contre la dissipation d’esprit où leurs emplois les exposaient. Disant sur ce sujet que les vrais Missionnaires devaient être comme des Chartreux en leurs maisons et comme des apôtres au dehors .
En suite de ce concordat, et sur la démission que fit M. Le Bon du Prieuré, maison et dépendances de Saint-Lazare, pour être unis à la Congrégation de la Mission, M l’Archevêque de Paris en fit l’union, comme d’un bénéfice qui était à sa collation, par ses lettres du dernier décembre 1632. Et Notre Saint-Père le pape Urbain VIII la confirma par ses bulles du 15 mars 1635, qui n’ont toutefois été levées que le 18 avril 1655.
Messieurs les Prévôt des marchands et Echevins de Paris consentirent pareillement à l’établissement des Missionnaires en cette maison de S. Lazare; et le Roi fit expédier sur cet établissement de nouvelles lettres patentes, lesquelles ayant été présentées au Parlement pour y être enregistrées, une communauté religieuse fort célèbre s’y opposa, prétendant que cette maison lui appartenait: mais cette opposition fut levée par un arrêt contradictoire et solennel, et les lettres du Roi enregistrées le 17 septembre 1632. Mais ce qui ne doit pas être omis en ce sujet est que, pendant que les avocats plaidaient la cause, M. Vincent était dans la Sainte-Chapelle du Palais en oraison, se tenant devant Dieu dans une entière indifférence pour l’événement de cette affaire. Voici ce qu’il en écrivit en ce temps-là à une personne de grande vertu, en qui il avait une grande confiance: «Vous savez bien, lui dit-il, que les religieux de N. N. nous contestent S. Lazare. Vous ne sauriez croire les devoirs de soumission que je leur ai rendus selon l’ordre de l’Évangile, quoique en vérité ils ne soient point fondés en raison, à ce que M. Duval m’a assuré, et à ce que me disent toutes les personnes qui savent de quoi il s’agit. Il en sera ce qu’il plaira à Notre-Seigneur, qui sait en vérité que sa bonté m’a rendu autant indifférent en cette occasion qu’en aucune autre affaire que j’aie jamais eue; aidez-moi à l’en remercier, s’il vous plaît.»
Il y a encore, sur le sujet de ce procès, une autre chose très digne de remarque, qui fait voir le merveilleux détachement de ce grand serviteur de Dieu: c’est qu’en prenant possession de la maison de Saint-Lazare, il fut obligé de se charger de trois ou quatre pauvres aliénés d’esprit que leurs parents avaient confiés au soin de M. le Prieur Le Bon. Il ne se peut dire avec quelle charité M. Vincent faisait servir et servait lui-même ces pauvres insensés: à quoi il s’appliquait avec d’autant plus de plaisir que la nature y trouve moins de satisfaction; ces gens-là n’étant pas capables de reconnaître le bien qu’on leur fait, et d’ailleurs étant ordinairement sales, embarrassants, et quelquefois même dangereux. Monsieur Vincent donc se voyant lors en hasard d’être évincé de la maison de Saint-Lazare par cette communauté religieuse opposante, qui avait beaucoup de crédit et d’amis; pour se préparer, selon sa bonne coutume, à tel événement qu’il plairait à Dieu de donner à ce procès, il se mit un jour à considérer, comme il à lui-même déclaré à quelques personnes de confiance, qu’est-ce qui lui pourrait faire peine s’il fallait quitter cette nouvelle demeure qui était si commode et avantageuse à sa Congrégation; et parmi toutes les commodités et avantages d’une maison seigneuriale, située aux portes de Paris, telle qu’était celle de Saint-Lazare, il ne trouva rien qui lui pût donner de la peine, que de quitter ces pauvres aliénés d’esprit: le service desquels, ou plutôt le service qu’il rendait à Jésus-Christ en leurs personnes, lui tenait plus au cœur que tout le reste de cette seigneurie et de toutes ces possessions qu’il regardait avec une entière indifférence. Ô que le cœur de ce saint prêtre avait des sentiments bien différents de ceux du monde, et que ses pensées étaient bien élevées au-dessus des pensées ordinaires des hommes ! Il réputait pour folie de s’attacher aux biens et commodités de la terre, et tenait pour sagesse de servir les fous: il estimait ce service rendu pour l’amour de Jésus-Christ comme un grand trésor qu’il craignait de perdre, et il ne se mettait point en peine d’être dépouillé d’une riche possession dont il commençait à jouir et qui lui pouvait être si commode pour la subsistance et affermissement de sa nouvelle Congrégation ! O que le saint Apôtre a eu grande raison de dire que Dieu se plaisait de perdre et de confondre toute la sagesse du monde! Et que, pour devenir sage selon Dieu, il faut quelquefois se porter à ce qui est estimé folie devant les hommes ! Certainement ceux qui ont connu M. Vincent peuvent rendre témoignage qu’il avait un esprit autant capable et éclairé qu’on eût pu désirer en une personne de sa condition; il n’y avait aucun mélange de légèreté ni de ferveur indiscrète en sa conduite; elle était appuyée non sur le simple raisonnement humain, mais sur les maximes et vérités de l’Évangile qu’il avait posées pour fondement et qu’il portait gravées dans son cœur et avait toujours présentes en son esprit. Selon ce principe, il se conformait en toutes choses à la doctrine et aux exemples de Jésus-Christ: à son imitation, il fuyait, autant qu’il lui était possible, tout ce qui ressentait tant soit peu la vaine gloire ou l’ostentation, et, au contraire, embrassait avec une affection particulière l’humiliation, l’abjection, le mépris, l’abnégation de soi-même et autres semblables pratiques, pour se rendre d’autant plus conforme à celui qui, étant Dieu par nature, a voulu pour notre sujet se ravaler jusque-là que de se faire non seulement homme, mais l’opprobre des hommes et l’abjection du peuple.
C’est dans cet esprit que M. Vincent, après être demeuré paisible possesseur de la maison de Saint-Lazare, a voulu continuer toujours, quoique sans aucune obligation, ce même exercice d’humilité et de charité, recevant en cette maison ces pauvres insensés que tout le monde rebute et dont personne ne se veut charger, les regardant comme membres infirmes de Jésus-Christ, et en cette qualité leur rendant tout le service et toute l’assistance corporelle et spirituelle dont ils peuvent être capables.