La vie du vénérable serviteur de Dieu Vincent de Paul, Livre premier, Chapitre XIX

Francisco Javier Fernández ChentoVincent de PaulLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Louis Abelly · Année de la première publication : 1664.
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Les dispositions de corps et d’esprit de M. Vincent et les qualités de sa conduite

Pour ce qui est du corps, M Vincent était d’une taille moyenne et bien proportionnée: Il avait la tête un peu charnue et assez grosse, mais bien faite par une juste proportion au reste du corps; le front large et majestueux, le visage ni trop plein ni trop maigre; son regard était doux, sa vue pénétrante, son ouïe subtile, son port grave et sa gravité bénigne, sa contenance simple et naïve, son abord fort affable, et son naturel grandement bon et amiable. Il était d’un tempérament bilieux et sanguin, et d’une complexion assez forte et robuste; ce qui n’empêchait pas pourtant qu’il ne fût plus sensible qu’il ne semblait aux impressions de l’air, et ensuite fort sujet aux atteintes de la fièvre.

Il avait l’esprit grand, posé, circonspect, capable de grandes choses et difficile à surprendre. Il n’entrait pas légèrement dans la connaissance des affaires; mais, lorsqu’il s’y appliquait sérieusement, il les pénétrait jusqu’à la moelle, il en découvrait toutes les circonstances petites et grandes, il en prévoyait les inconvénients et les suites: et néanmoins de peur de se tromper il n’en portait point jugement d’abord, s’il n’était pressé de le faire; et il ne déterminait rien qu’il n’eût balancé les raisons pour et contre, étant bien aise d’en concerter encore avec d’autres; lorsqu’il lui fallait dire son avis ou prendre quelque résolution, il développait la question avec tant d’ordre et de clarté, qu’il étonnait les plus experts, surtout dans les matières spirituelles et ecclésiastiques.

Il ne s’empressait jamais dans les affaires, et ne se troublait point pour leur multitude ni pour les difficultés qui s’y rencontraient; mais, avec une présence et une force d’esprit infatigable, il les entreprenait et s’y appliquait avec ordre et lumière, et en portait le poids et la peine avec patience et tranquillité.

Quand il était question de traiter d’affaires, il écoutait volontiers les autres, sans interrompre jamais aucun pendant qu’il parlait; et néanmoins il supportait sans peine qu’on l’interrompît, s’arrêtant tout court, et puis reprenait le fil de son discours; lorsqu’il donnait son avis sur quelque chose, il ne s’étendait pas beaucoup en discours, mais déclarait ses pensées en bons termes, ayant une certaine éloquence naturelle, non seulement pour s’expliquer nettement et solidement, mais aussi pour toucher et persuader avec des paroles fort affectives ceux qui l’écoutaient, quand il s’agissait de les porter au bien; Il faisait en tous ses discours un juste mélange de la prudence et de la simplicité: il disait sincèrement les choses comme il les pensait, et néanmoins il savait fort bien se taire sur celles où il voyait quelque inconvénient de parler; il se tenait toujours présent à lui-même, et attentif à ne rien dire ni écrire de mal digéré ou qui témoignât aucune aigreur, mésestime ou défaut de respect et de charité envers qui que ce fût.

Son esprit était fort éloigné des changements, nouveautés et singularités; il tenait pour maxime, quand les choses étaient bien, de ne les pas changer facilement sous prétexte de les mettre mieux. Il se défiait de toutes sortes de propositions nouvelles et extraordinaires, spéculatives ou de pratique, et se tenait ferme aux usages et sentiments communs, surtout en fait de religion. Il disait à ce sujet que l’esprit humain est prompt et remuant, que les esprits les plus vifs et éclairés ne sont pas toujours les meilleurs s’ils ne sont les plus retenus, et que ceux-là marchent sûrement qui ne s’écartent pas du chemin par où le gros des sages a passé.

Il ne s’arrêtait pas à l’apparence des choses, mais il en considérait la nature et la fin; et par son bon sens, qui excellait en lui, il savait fort bien distinguer le vrai d’avec le faux et le bon d’avec le mauvais, quoiqu’ils lui parussent sous un même visage.

Il avait le cœur fort tendre, noble, généreux, libéral, et facile à concevoir de l’affection pour ce qu’il voyait être vraiment bon et selon Dieu; et néanmoins il avait un empire absolu sur tous ses mouvements, et tenait ses passions si sujettes à la raison qu’à peine pouvait-on s’apercevoir qu’il en eût.

Enfin, quoique l’on ne puisse pas dire qu’il n’eût point de défauts, l’Écriture-Sainte y contredisant, et les apôtres mêmes ni les autres saints n’en ayant pas été exempts, il est pourtant véritable qu’il ne s’est guère vu d’hommes en ce dernier siècle, exposés comme lui a toutes sortes d’occasions, d’affaires et de personnes, en qui on ait trouvé moins à redire. Dieu lui avait fait la grâce de se posséder toujours à un tel point que rien ne le surprenait, et il avait si bien en vue Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’il moulait tout ce qu’il avait à dire ou à faire sur ce divin original. C’est par ce principe qu’il s’est comporté avec tant de circonspection et de retenue envers les plus grands et avec tant d’affabilité et de bonté envers les plus petits, que sa vie et sa conduite ont toujours été non seulement sans reproche, mais aussi dans une approbation universelle et publique.

Néanmoins, comme il s’en trouve toujours quelques-uns qui s’écartent du sentiment commun, il aurait pu sembler à quelques esprits prompts et actifs que ce sage personnage tardait trop à se déterminer dans les affaires et à les exécuter, et à d’autres, qu’il disait trop de mal de lui-même et trop de bien d’autrui.

Il est vrai qu’il a paru un peu singulier en ces deux points, mais cette singularité était d’autant plus louable, que la plupart du monde, bien loin de se porter à cet excès, s’il y en a, tombe ordinairement dans les défauts contraires; de sorte qu’on pourrait avec raison dire de Vincent de Paul ce que saint Jérôme a écrit de sainte Paule, que ses défauts auraient été des vertus en d’autres.

Quant au premier, M. Vincent était lent et tardif dans les affaires et par nature et par maxime de vertu: par nature, à cause que son grand entendement lui fournissait diverses lumières sur un même sujet, qui le tenaient quelque temps en suspens et comme irrésolu; par maxime de vertu, d’autant qu’il ne voulait pas (pour user de son mot ordinaire en cette matière) enjamber sur la conduite de la Providence divine dont il craignait de prévenir tant soit peu les ordres; Il eût même souhaité, par un singulier respect envers Dieu et par un très bas sentiment qu’il avait de soi, que sa divine Majesté eût fait tout plutôt sans lui que par lui: reconnaissant d’un côté que ce que Dieu fait par lui-même est toujours le plus assuré et le plus parfait; et d’un autre, que les hommes pour l’ordinaire empêchent plutôt le bien qu’ils ne le font, ou au moins qu’ils y apportent beaucoup de déchet et y mêlent toujours quelque défaut ou imperfection; Il disait, à ce propos, qu’il ne voyait rien de plus commun que les mauvais succès des affaires précipitées; et l’expérience a fait voir que tant s’en faut que la lenteur de M. Vincent ait gâté ou empêché aucune bonne affaire, qu’on peut dire, au contraire, qu’il est un de ceux qui en a le plus fait, et de plus diverses, et de plus importantes, et qui s’y est appliqué plus continuellement, et qui en est venu plus heureusement à bout, comme il se verra en la suite de ce livre. En quoi il semble que Dieu a voulu faire connaître que le succès des bons desseins ne dépend pas de l’empressement ni de l’ardeur avec laquelle les hommes s’y portent. La terre, toute pesante qu’elle est, est celle qui porte les arbres et les fruits; et l’activité du feu, s’il n’est modéré et proportionné, n’est propre qu’à tout détruire.

Pour ce qui est du second point, on peut dire avec vérité que le monde est tellement accoutumé à se louer soi-même et à rabattre l’estime d’autrui, que si M. Vincent eût suivi en cela le train ordinaire des autres, on n’en aurait lien dit; mais parce qu’il a fait le contraire, on aura pu y trouver à redire, et on n’aura pas goûté la pratique qui lui était ordinaire d’exalter les personnes vertueuses et de se rabaisser lui-même au rang des pécheurs; quoique, à vrai dire, en cela il ne faisait que suivre l’exemple, non seulement des plus grands saints, mais même du Saint des Saints, lequel, parlant de soi par la bouche d’un prophète, disait qu’il était non un homme, mais un vermisseau. Et quoiqu’il fût le juste et l’innocent, ou plutôt la justice et l’innocence même il a bien voulu passer pour pécheur devant les hommes et se présenter devant son Père céleste comme charge de toutes les iniquités des pécheurs.

Monsieur Vincent avait tellement pris à cœur cette pratique d’humilité et d’avilissement de lui-même, qu’à l’ouïr parler il semblait qu’il ne voyait en lui que vice et péché. Il souhaitait qu’on l’aidât à remercier Dieu, non tant des grâces singulières que sa libéralité lui communiquait, que de la patience que sa divine miséricorde exerçait envers lui, le supportant, comme il disait ordinairement, en ses abominations et infidélités. Ce n’est pas que dans le secret de son cœur il ne fût plein de reconnaissance des grandes faveurs et des dons excellents qu’il recevait de la main de Dieu; mais il n’en parlait point, craignant de s’attribuer aucun bien, et regardant toutes grâces comme des biens de Dieu, dont il se jugeait très indigne, et lesquels, quoiqu’ils fussent en lui, n’étaient pas pourtant de lui ni à lui, mais uniquement de Dieu et à Dieu; de sorte qu’à l’exemple d’un grand Apôtre, il ne faisait parade que de ses infirmités et cachait soigneusement tout le reste: Au contraire, fermant les yeux à la faiblesse et aux défauts des autres, particulièrement de ceux de la conduite desquels il n’était pas chargé, il manifestait volontiers le bien qu’il reconnaissait en eux, non pour le leur attribuer, mais pour en glorifier Dieu qui était le souverain auteur de tout bien. Il disait qu’il y avait des personnes qui pensent toujours bien de leur prochain, autant que la vraie charité le leur peut permettre, et qui ne peuvent voir la vertu sans la louer, ni les personnes vertueuses sans les aimer. C’est ainsi qu’il le pratiquait lui-même, toujours néanmoins avec grande prudence et discrétion. Car, pour les siens, il ne les louait que très rarement en leur présence, et seulement quand il le jugeait expédient pour la gloire de Dieu et leur plus grand bien; mais, pour les autres personnes vertueuses, il se conjouissait volontiers avec elles des dons et des grâces qu’elles recevaient de Dieu et du bon usage qu’elles en faisaient, et il en parlait quand il jugeait convenable, pour les encourager à la persévérance dans le bien.

Enfin, pour exprimer en peu de paroles ce que nous dirons plus amplement dans le troisième livre touchant les vertus de M. Vincent, il s’était proposé Jésus-Christ, notre divin Sauveur, comme l’unique exemplaire de sa vie, et il avait si bien imprimé son image dans son esprit et possédait si parfaitement ses maximes, qu’il semblait ne parler, ni penser, ni opérer qu’à son imitation et par sa conduite. La vie de ce divin Sauveur et la doctrine de son Évangile étaient la seule règle de la vie et des actions. C’était toute la morale et toute la politique, selon laquelle il se réglait soi-même et toutes les affaires qui passaient par ses mains. C’était en un mot l’unique fondement sur lequel il élevait son édifice spirituel. De sorte que l’on peut dire avec vérité qu’il nous a laissé sans y penser, un tableau raccourci des perfections de son âme, et marqué sa devise particulière dans ces belles paroles qu’il dit un jour de l’abondance de son cœur: Rien ne plaît qu’en Jésus-Christ. De cette source procédait la fermeté et constance inébranlables qu’il avait dans le bien, laquelle ne fléchissait jamais par aucune considération, ni de respect humain, ni de propre intérêt, et qui le tenaient toujours disposé à soutenir toutes les contradictions, souffrir toutes les persécutions, et, comme dit le sage, agoniser jusqu’à la mort pour la défense de la justice et de la vérité. C’est ce qu’il déclara encore sur la fin de sa vie, en ces termes bien remarquables: Qui dit doctrine de Jésus-Christ dit un rocher inébranlable, il dit des vérités éternelles qui sont suivies infailliblement de leurs effets; de sorte que le Ciel renverserait plutôt que la doctrine de Jésus-Christ vint à manquer.

Et pour faire mieux concevoir et insinuer plus fortement cette maxime dans les esprits, voici un raisonnement familier qu’il a quelquefois employé:

«Les bonnes gens des champs, disait-il, savent que la lune change, qu’il se fait des éclipses du soleil et des autres astres; ils en parlent souvent et sont capables de voir ces accidents quand ils arrivent; mais un astrologue, outre qu’il les voit avec eux, les prévoit encore de loin; il sait les principes de l’art ou de la science; il dira: Nous aurons une éclipse à tel jour, à telle heure et à telle minute. Or, si les astrologues ont cette connaissance infaillible, non seulement en Europe, mais même en la Chine et ailleurs. Et si dans cette obscurité de l’avenir, ils portent leur vue si avant que de savoir certainement les étranges effets qui doivent arriver par le mouvement des cieux d’ici à cent ans, à mille ans quatre mille ans et plus, suivant les règles qu’ils en ont; si dis-je, les hommes ont cette connaissance, à combien plus forte raison devons-nous croire que la sagesse divine, qui pénètre jusqu’aux moindres circonstances des choses les plus cachées, a vu la vérité de ces maximes et de cette doctrine évangélique, quoiqu’elle soit inconnue aux gens du monde, qui n’en voient les effets qu’après qu’ils sont arrivés, et seulement pour l’ordinaire à l’heure de la mort? Ha! que ne sommes-nous convaincus que, cette même doctrine et ces mêmes maximes nous étant proposées par l’infinie charité de Jésus-Christ, elles ne peuvent nous tromper? Cependant notre mal est qu’on ne s’y fie pas; et qu’on se tourne facilement du coté de la prudence humaine. Ne voyez-vous pas que nous sommes coupables de nous fier plutôt au raisonnement humain qu’aux promesses de la sagesse éternelle? aux apparences trompeuses de la terre qu’à l’amour paternel du Sauveur descendu du Ciel pour nous désabuser?»

M. Vincent n’avait pas seulement rempli son cœur et son esprit de ces maximes et vérités évangéliques, mais il s’étudiait en toutes occasions de les répandre dans les esprits et dans les cœurs des autres, et particulièrement de ceux de sa Compagnie. Voici comme il leur parlait, un jour, sur ce sujet.

«Il faut, leur dit-il, que la Compagnie se donne à Dieu pour se nourrir de cette ambroisie du ciel, pour vivre de la manière que Notre-Seigneur a vécu, et pour tourner toutes nos conduites vers lui et les mouler sur les siennes.

«Il a mis pour première maxime de chercher toujours la gloire de Dieu et sa justice, toujours et devant toute autre chose. O que cela est beau de chercher premièrement le règne de Dieu en nous et de le procurer en autrui! Une compagnie qui serait dans cette maxime d’avancer de plus en plus la gloire de Dieu, combien avancerait-elle aussi son propre bonheur ! Quel sujet n’aurait-elle pas d’espérer que tout lui tournerait en bien! S’il plaisait à Dieu nous faire cette grâce, notre bonheur serait incomparable. Si dans le monde quand on entreprend un voyage, on prend garde si l’on est dans le droit chemin, combien plus ceux qui font profession de suivre Jésus-Christ dans la pratique des maximes évangéliques, (particulièrement de celle-ci, par laquelle il nous ordonne de chercher en toutes choses la gloire de Dieu) doivent-ils prendre garde à ce qu’ils font et se demander:

Pourquoi fais-tu ceci ou cela ? Est-ce pour te satisfaire? est-ce parce que tu as aversion à d’autres choses ? est-ce pour complaire à quelque chétive créature? mais plutôt n’est-ce pas pour accomplir le bon plaisir de Dieu et chercher sa justice? Quelle vie ! quelle vie serait celle-là ! serait-ce une vie humaine? non; elle serait tout angélique, puisque c’est purement pour l’amour de Dieu que je ferais tout ce que je ferais et que je laisserais à faire tout ce que je ne ferais pas.

«Quand on ajoute à cela la pratique de faire en toutes choses la volonté de Dieu, qui doit être comme l’âme de la Compagnie et une des pratiques qu’elle doit avoir bien avant dans le cœur, c’est pour nous donner à un chacun en particulier un moyen de perfection facile, excellent et infaillible; et qui fait que nos actions ne sont pas actions humaines, ni même seulement angéliques, mais en quelque façon divines, puisqu’elles se font en Dieu et par le mouvement de son esprit et de sa grâce. Quelle vie! quelle vie serait celle des Missionnaires, quelle Compagnie si elle s’établissait bien là-dedans !

«Suit la simplicité, qui fait que Dieu prend ses délices dans une âme où elle réside. Voyons, parmi nous, ceux en qui le caractère de cette vertu paraît davantage: n’est-il pas vrai qu’ils sont les plus aimables, que leur candeur nous gagne le cœur et que nous avons consolation de converser avec eux? mais qui n’en aurait, puisque Notre-Seigneur même se plaît avec les simples?

«De même, la prudence bien entendue nous rend très agréables à Dieu, puisqu’elle nous porte aux choses qui regardent sa gloire et nous fait éviter celles qui nous en détournent, et qu’elle ne nous fait pas seulement aller contre la duplicité des actions et des paroles, mais qu’elle nous fait faire tout avec sagesse, circonspection et droiture, pour parvenir à nos fins par les moyens que l’Évangile nous enseigne; non pour un temps, mais pour toujours. O quelle vie et quelle Compagnie serait celle-ci, si elle marchait de la sorte !

«Si à cela vous ajoutez la douceur et l’humilité, que nous manquera-t-il? ce sont deux sœurs germaines qui s’accordent bien ensemble, de même que la simplicité et la prudence, qui ne se peuvent séparer. C’est une leçon de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui nous enseigne que nous apprenions de lui qu’il est doux et humble de cœur. «Apprenez de moi,» dit-il. O Sauveur ! quelle parole ! ô quel honneur d’être vos écoliers et d’apprendre cette leçon si courte et si énergique, mais si excellente, qu’elle nous rend tels que vous êtes! O mon Sauveur! n’aurez-vous pas la même autorité sur nous qu’ont eue autrefois des philosophes sur leurs sectateurs, lesquels s’attachaient si fortement et si étroitement à leurs sentences que c’était assez de dire: Le maître l’a dit, pour le croire et ne s’en départir jamais? Que répondrons-nous à Notre-Seigneur qui nous a fait tant de saintes leçons, quand il nous reprochera que nous les avons si mal apprises? mais quel bonheur sera le nôtre si nous embrassons ces vertus qui ont une si noble origine comme le cœur de Jésus-Christ? le voulez-vous savoir? elles nous conduiront à cette fournaise d’amour où elles retournent comme à leur centre. O mon Dieu ! que n’en sommes-nous tous épris !

«Celui donc qui cherchera le royaume de Dieu, qui embrassera la sainte pratique de faire sa très sainte volonté, qui s’exercera en la simplicité et prudence chrétienne et enfin en la douceur et humilité de Notre-Seigneur, quel sera, je vous prie, ce Missionnaire? quels serons-nous tous, si nous y sommes tous fidèles ? quelle Compagnie sera pour lors celle de la Mission ? Dieu vous le peut faire comprendre; pour moi je ne le saurais exprimer. Demain à l’oraison appliquez-vous à penser ce que c’est qu’une telle Compagnie et qu’un tel homme, qui a cette fidélité.»

Monsieur Vincent ajoutait encore à cela deux maximes très importantes, qu’il possédait parfaitement dans son cœur, et qu’il s’efforçait particulièrement d’imprimer dans le cœur des siens.

La première était de ne se pas contenter d’avoir un amour affectif envers Dieu, et de concevoir de grands sentiments de sa bonté et de grands désirs de sa gloire, mais de rendre cet amour effectif, et, comme a dit saint Grégoire, d’en donner des preuves par les œuvres: Au sujet de quoi, parlant un jour à ceux de sa communauté, il leur dit:

«Aimons Dieu, mes frères, aimons Dieu, mais que ce soit aux dépens de nos bras; que ce soit à la sueur de nos visages. Car bien souvent, tant d’actes d’amour de Dieu, de complaisance, de bienveillance, et autres semblables affections et pratiques intérieures d’un cœur tendre, quoique très bonnes et très désirables, sont néanmoins très suspectes, quand on n’en vient point à la pratique de l’amour effectif. En cela, dit Notre-Seigneur, mon Père est glorifié, que vous rapportiez beaucoup de fruit.» Et c’est à quoi nous devons bien prendre garde; car il y en a plusieurs qui, pour avoir l’extérieur bien composé et l’intérieur rempli de grands sentiments de Dieu, s’arrêtent à cela; et quand ce vient au fait et qu’ils se trouvent dans les occasions d’agir, ils demeurent court. Ils se flattent de leur imagination échauffée; ils se contentent des doux entretiens qu’ils ont avec Dieu dans l’oraison; ils en parlent même comme des anges: mais, au sortir de là, est-il question de travailler pour Dieu, de souffrir, de se mortifier, d’instruire les pauvres, d’aller chercher la brebis égarée, d’aimer qu’il leur manque quelque chose, d’agréer les maladies ou quelque autre disgrâce, hélas ! il n’y a plus personne, le courage leur manque. Non, non, ne nous trompons pas: totum opus nostrum in operatione consistit. Il répétait souvent ces paroles, et disait les avoir apprises d’un grand serviteur de Dieu, lequel se trouvait au lit de la mort, comme il lui demanda quelque mot d’édification, celui-ci lui répondit qu’il voyait clairement, à cette heure-là, que souvent ce que quelques personnes prenaient pour contemplation, ravissements, extases, et ce qu’ils appelaient mouvements anagogiques, unions déifiques, n’étaient que fumée, et que cela procédait ou d’une curiosité trompeuse, ou des ressorts naturels d’un esprit qui avait quelque inclination et facilité au bien: Au lieu que l’action bonne et parfaite est le véritable caractère de l’amour de Dieu.

«Et cela est tellement vrai, dit M. Vincent, que le S. Apôtre nous déclare qu’il n’y a que nos œuvres qui nous accompagnent en l’autre vie. Faisons donc, ajoutait-il, réflexion à cela; d’autant plus qu’en ce siècle il y en a plusieurs qui semblent vertueux, et qui en effet le sont; qui, néanmoins, inclinent à une voie douce et molle plutôt qu’à une dévotion laborieuse et solide. L’Église est comparée à une grande moisson qui requiert des ouvriers, mais des ouvriers qui travaillent; il n’y a rien de plus conforme à l’Evangile que d’amasser d’un côté des lumières et des forces pour son âme dans l’oraison, dans la lecture et dans la solitude, et d’aller ensuite faire part aux hommes de cette nourriture spirituelle. C’est faire comme Notre-Seigneur a fait, et après lui ses apôtres. C’est joindre l’office de Marthe à celui de Marie. C’est imiter la colombe qui digère à moitié la pâture qu’elle a prise, et puis met le reste par son bec dans celui de ses petits, pour les nourrir. Voila comme nous devons faire, voila comme nous devons témoigner à Dieu par nos œuvres que nous l’aimons: totum opus nostrum in operatione consistit.»

La seconde maxime de ce fidèle serviteur de Dieu était de regarder toujours Notre-Seigneur Jésus-Christ dans les autres, pour exciter plus efficacement son cœur à leur rendre tous les devoirs de charité. Il regardait ce divin Sauveur comme pontife et chef de l’Église dans Notre S. Père le Pape, comme évêque et prince des pasteurs dans les évêques, docteur dans les docteurs, prêtre dans les prêtres, religieux dans les religieux, souverain et puissant dans les rois, noble dans les gentilshommes, juge et très sage politique dans les magistrats, gouverneurs et autres officiers. Et le royaume de Dieu étant comparé dans l’Évangile à un marchand, il le considérait comme tel dans les hommes de trafic, ouvrier dans les artisans, pauvre dans les pauvres, infirme et agonisant dans les malades et mourants. Considérant ainsi Jésus-Christ en tous ces états, et en chaque état voyant une image de ce souverain Seigneur qui reluisait en la personne de son prochain, il s’excitait par cette vue à honorer, respecter, aimer et servir un chacun en Notre-Seigneur, et Notre-Seigneur en un chacun; conviant les siens et ceux auxquels il en parlait d’entrer dans cette maxime, et de s’en servir pour rendre leur charité plus constante et plus parfaite envers le prochain .

Voila un petit crayon en général de l’esprit de M. Vincent, dont il a lui-même tracé de sa propre main la plus grande partie, sans y penser, et même contre son dessein, qui était toujours de se cacher, et de couvrir les dons et les vertus qu’il avait reçus du voile du silence et de l’humilité; mais Dieu a voulu qu’il se soit ainsi innocemment trompé et en quelque façon trahi lui-même, pour faire mieux connaître les grâces et les excellentes qualités qu’il avait abondamment versées dans son âme, afin de le rendre un digne instrument de sa gloire et de se servir de lui dans les grandes choses qu’il voulait opérer par son moyen pour le plus grand bien de son Église, dont il sera amplement parlé dans la suite de cet ouvrage.

Et pour recueillir en peu de paroles, de tout ce qui a été dit en ce chapitre, quelle a été la conduite de M. Vincent, nous pouvons dire avec vérité qu’elle a été:

1° Sainte, ayant eu uniquement Dieu pour objet, puisqu’elle allait à Dieu, qu’elle y menait les autres, et lui rapportait toutes choses comme à leur dernière fin;

2° Humble, se défiant de ses propres lumières, prenant conseil dans ses doutes, et se confiant à l’esprit de Jésus-Christ comme à son guide et à son docteur;

3° Douce en sa manière d’agir, condescendant aux faiblesses, et s’accommodant aux forces, à l’inclination et à l’état des personnes.

4° Ferme, pour l’accomplissement des volontés de Dieu et pour ce qui concernait l’avancement spirituel des siens et le bon ordre des communautés; sans se rebuter pour les contradictions, ni se lasser ou s’abattre pour les difficultés;

5° Droite, pour ne gauchir jamais, ni se détourner des voies de Dieu par aucun respect humain;

6° Simple, rejetant tout artifice, duplicité, feintise, et toute prudence de la chair;

7° Prudente, dans le choix des moyens propres pour parvenir à la fin unique qu’il se proposait en tout, qui était l’accomplissement de ce qu’il connaissait être le plus agréable à Dieu; prenant garde dans l’emploi de ces moyens, et en tout ce qu’il faisait, de ne choquer ni contrister personne, autant que cela pouvait dépendre de lui, et évitant judicieusement les obstacles ou les surmontant par la patience et par ses prières;

8° Secrète, pour ne divulguer les affaires avant le temps, ni les communiquer à d’autres qu’a ceux auxquels il était expédient d’en parler. Il disait sur ce sujet que le démon se jouait des bonnes œuvres découvertes et divulguées sans nécessité, et qu’elles étaient comme des mines éventées qui demeurent sans effet.

9° Réservée et circonspecte; pour ne s’engager trop à la légère, et pour ne rien précipiter ni trop s’avancer;

10° Enfin désintéressée; ne cherchant ni honneur, ni propre satisfaction, ni aucun bien périssable, mais uniquement, à l’imitation de son divin Maître, la seule gloire de Dieu, le salut et la sanctification des âmes.

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