Livre Second
19. Jalousie d’une Communauté. Nouveau décret du Saint- Siège
Ce furent ces dernières paroles, qui alarmèrent le serviteur de Dieu. Il n’appréhendait rien de plus, que de voir sa Congrégatioin s’étendre par des moyens humains. Il eut peur que ses prêtres de Rome n’eussent insinué à l’evêque de Placensia, que leur établissement dans son diocèse pourrait y faire du bien. Il les avertit sérieusement de se donner bien de garde de faire sur ce sujet aucune démarche ; et il ne fut rassûré, que lorsqu’ils lui écrivirent qu’ils étaient, par la grâce de Dieu, bien éloignés de chercher de l’emploi, ou de vouloir se pousser d’eux-mêmes ; qu’ils n’étaient pas retournés au palais de l’Ambassadeur depuis la première visite qu’ils lui avaient rendue ; et que si on les pressait jamais d’accepter quelque nouvel établissement, ils seraient exacts à remettre tout à sa décision. Cependant l’Espagne ne tarda pas à profiter des exercices d’Italie, comme l’Italie avait profité de ceux que Vincent avait commencé en France. L’évêque de Placensia, qui voulait sincèrement le bien de son Clergé, se transporta à Monte-Citorio dès la première Ordination : pour joindre la pratique à la théorie, il assista à tous les exercices ; il prit un plan de la manière dont tout s’y passait, et il l’envoya dans son diocèse, avec ordre de le suivre de point en point, en attendant que les affaires, dont le Roi son maître l’avait chargé, lui permissent de le faire exécuter lui-même.
Il est du sort des meilleurs, et des plus saintes entreprises, d’être en butte à la jalousie et à la contradiction ; il arriva donc quelques temps après, que les grands fruits, que produisaient ces exercices, et que la justice qu’on leur rendait dans toute la ville de Rome, donnèrent de l’émulation à une Communauté religieuse, qui crut qu’il était de son honneur de se procurer à elle-même la commission de les faire. En général tout ce qui s’appelle passion, ne raisonne pas ; mais l’envie est peut-être celles de toutes qui raisonne le moins. On dirait qu’elle ignore cet extérieur de bienséance, sous lequel la plupart des autres ont l’adresse de se développer. Pour enlever aux prêtres de la Mission un emploi, qu’ils n’avaient pas brigué, on osa dire au Pape, et lui faire dire par d’autres, que charger d’une si honorable commission une maison seule, c’était mépriser les autres. Ce qu’il y a d’étonnant c’est que ceux qui tenaient ce langage, avaient commencé par demander cette fonction pour eux, à l’exclusion de ceux-mêmes, qui jusques -là avaient été en possession de la faire. Aussi ne réussirent-ils pas dans un projet, qui n’avait pour principe qu’un dépit présomptueux. le Cardinal-Vicaire rejetta absolument une proposition aussi déplacée ; et le Pape, persuadé que les entreprises les plus traversées, sont celles qui viennnent de Dieu, fit publier un nouveau Bref, par lequel il approuve et confirme de son propre mouvement, tout ce qu’il avait d’abord ordonné. Il oblige, sous peine de suspense, non seulement les sujets de la ville de Rome, mais encore ceux de six Evêchés ses Suffragants, qui voudront être ordonnés dans leurs diocèses, d’assister pendant dix jours à ces exercices, avant que de prendre les saints Ordres ; et afin qu’on connût mieux combien son parti était pris, il se réserva à lui seul, et à ses Successeurs, le pouvoir de dispenser de cette loi. Il fut si ferme pendant tout le reste de son Pontificat à n’en exempter personne, que, lorsqu’il permettait à quelqu’un de recevoir les Ordres extra tempora, il exigeait qu’il fit une retraite spirituelle à Monte-Citorio chez les prêtres de la Mission.
Innocent XI aux vertus duquel l’hérésie même a rendu justice, confirma par des lettres circulaires, ce qu’avait fait Alexandre VII sur cette matière. Innocent XII alla encore plus loin que ses Prédécesseurs : car il défendit qu’on donnât le pouvoir de confesser à ceux qui ne l’avaient pas encore, ou qu’on le continuât à ceux qui l’avaient déjà, si préalablement ils ne faisaient pendant huit jours les exercices spirituels dans la maison des missionnaires. Il ordonna de plus que les Curés séculiers de la ville de Rome fissent tous les trois ans les mêmes exercices ; et que ceux qui partageaient avec eux les travaux du Ministère, ne passassent aucune année sans les faire. Quant aux ecclésiastiques, qui étaient sans emploi, ou qui n’avaient que des Bénéfices simples, il les exhorta à ne pas négliger la grâce qui leur était offerte, et à puiser dans une retraite si utile à tant d’autres, l’esprit de piété et de rénovation, qui est nécessaire à tous les prêtres de J.C. C’est ainsi que les oeuvres de Dieu croissent et se fortifient dans le sein même des contradictions.
Au reste, quoique nous nous soyons déja un peu trop étendus sur cette matière, nous croyons devoir ajouter, que le succès, avec lequel les enfants de notre saint prêtre travaillaient à former dans la ville de Rome de saints et vertueux ecclésiastiques, détermina beaucoup de prélats à les appeller dans leurs diocèses. Le Cardinal Barbarigo, qui pour-lors était évêque de Bergame dans l’Etat de Venise, fut un des premiers qui les sollicita à donner des retraites à ses Ordinands. Ils le firent en suivant leur méthode ordinaire ; il y a bien de l’apparence que ce prélat, qui sentit d’abord de quelle conséquence étaient ces exercices, s’associa à leurs travaux. Au moins est-il sûr que s’étant rendu à Rome quelques années après, il se chargea bien volontiers de faire lui-même une partie des entretiens de l’Ordination. Son exemple fut suivi dans la suite par quelques autres du sacré Collège : on a vu à Monte-Citorio un bon nombre de Cardinaux, d’évêques, de prélats, de Généraux d’Ordres, aussi touchés que les Ordinands mêmes, des beaux discours du Cardinal Albici, et du Cardinal de sainte-Croix. Cette méthode d’inviter à faire les entretiens de l’Ordination des personnes considérables par leurs emplois, ou par leur érudition, était celle de Vincent de Paul. Il savait que, quoique la parole de Dieu soit par elle-même pleine de force et d’efficacité, elle semble néanmoins avoir plus d’énergie dans la bouche de ceux qu’un grand nom à rendus supérieurs aux autres hommes. C’est sur ce principe que le célèbre M. Bossuet, et plusieurs grands évêques après lui, ont fait plus d’une fois à S. Lazare les entretiens des Ordinands ; il est juste que, comme leur zèle les a engagés à prendre part aux travaux de l’Instituteur de la Mission, l’Histoire leur fasse passer avec lui les éloges que son siècle lui a donnés.
L’application, avec laquelle S. Vincent travaillait à la réforme du Clergé, ne lui fit pas oublier les besoins des pauvres, et surtout de ceux de la campagne. C’était même principalement pour eux qu’il se donnait tant de mouvements, et qu’il formait partout de bons prêtres. Car enfin il était persuadé, et il avait raison de l’être, que si les Villages étaient fournis de bons Pasteurs, les pauvres trouveraient en leur charité des ressources à une partie de leurs besoins. Mais comme ces secours étaient encore éloignés, et que d’ailleurs les prêtres les mieux intentionnés ne sont pas toujours en état de soulager tous ceux qui auraient besoin de l’être, le saint homme voulut remédier aux maux présents, dans le temps même qu’il prenait les plus justes mesures pour écarter ceux qui pouvaient survenir dans la suite.
Il avait établi, comme nous l’avons vu ailleurs, les Confréries de la Charité, partout où il avait pu : comme ses occupations ne lui permirent pas longtemps de continuer à visiter les lieux, où il les avait établies ; et que ses prêtres accablés sous le poids d’une infinité d’autres travaux, ne pouvaient s’y transporter que très rarement, il était à craindre que le premier feu d’une Association si utile ne se rallentit peu à peu ; et que les pauvres ne retombassent dans ce même état, où on avait eu tant de peine à les tirer. Vincent souhaitait donc avec ardeur, que la providence suscitât quelque personne charitable, qui fût propre à parcourir les campagnes, à encourager les personnes, dont ces Confréries étaient composées, à les soutenir dans les contradictions, qu’elles avaient à essuyer, à les styler au service des malades, à entretenir, ou à faire renaître parmi elles l’esprit de miséricorde, qui avait été le principe de leur charitable liaison.