Livre Second
4. Missions de Montmirel; conversion de trois Hérétiques ; objection affligeante de l’un d’entre eux ; réponse du Saint.
La ville de Montmirel, où la Générale des Galères se trouvait souvent, fut une de celles, où il fit des conquêtes et plus pénibles, et plus glorieuses. Madame de Gondi, qui connaissait trop l’ardeur et l’étendue de son zèle, pour le ménager, ayant appris qu’il y avait des Hérétiques dans le voisinage, l’engagea à entreprendre leur conversion. Ce fut dans le Château même, où on les avait priés de se rendre, que notre saint prêtre entra en conférence avec eux. Il employait ordinairement deux heures par jour à les instruire. Il leur proposait les Dogmes de l’Eglise dans toute leur simplicité, c’est-à-dire, également détachés, et des disputes de l’Ecole, et des noires couleurs qu’ont coutume de leur donner les ministres de la religion prétendue réformée ; il écoutait avec patience leurs objections, et il les résolvait avec cette précision, qui était son talent particulier, et que l’on admire encore aujourd’hui dans ses lettres, et dans ses conférences. Dès la fin de la première semaine, il y en eut deux qui se rendirent ; et qui, après avoir été assez heureux pour connaître la vérité, furent assez généreux pour l’embrasser, et en faire une profession publique.
Il n’en fut pas ainsi du troisième : c’était un de ces hommes, qui avec un esprit et des talents très médiocres, sont parfaitement contents d’eux-mêmes, qui saisissent avec avidité tout ce qui semble favoriser leurs préventions, et qui ne daignent ni écouter, ni moins encore approfondir ce qui pourrait leur ouvrir les yeux ; qui ont assez d’adresse, et il n’en faut pas beaucoup, pour multiplier les objections ; mais qui n’ont pas assez de lumière pour en voir le faux et le travers, lors même qu’on le leur fait sentir ; enfin qui s’imaginent, qu’attaquer la Morale relâchée, c’est pratiquer la Morale sévère, et que leur conduite est hors d’atteinte, parce qu’ils voient ce qu’il y a de défectueux dans la conduite des autres. Tel était l’homme, avec qui Vincent eut à traiter. Il se croyait habile, il se mêlait de dogmatiser ; il vivait assez mal, il se faisait cependant de la mauvaise vie de quelques catholiques, un Argument de parti ; et chaque jour il revenait à la charge avec de nouvelles difficultés. En voici une qui l’arrêta un jour, lorsqu’on le croyait à la veille de faire son abjuration. Vincent l’a répétée plus d’une fois, pour faire voir combien sera terrible le Jugement que Dieu exercera sur les mauvais prêtres ; et que c’est avec une profonde équité, qu’aux termes de l’Ecriture, il vengera sur l’indolence des Pasteurs, le sang et la perte des brebis qu’il leur avait confiées.
Vous prétendez, Monsieur, disait à notre saint l’Hérétique dont nous parlons ; vous prétendez que l’Eglise de Rome est conduite par l’Esprit de Dieu. Mais c’est ce que je ne puis croire ; parce que d’un côté l’on voit les catholiques de la campagne abandonnés à des Curés vicieux et ignorants, sans être instruits de leurs devoirs, sans que la plupart sachent seulement ce que c’est que la religion chrétienne ; et que de l’autre, l’on voit les villes pleines de prêtres et de Moines qui ne font rien ; et peut-être que dans Paris il s’en trouverait dix mille, qui laissent cependant ces pauvres gens dans cette ignorance épouvantable, par laquelle ils se perdent tous les jours. Et vous voudriez me persuader que cela soit conduit par le S. Esprit ? Je ne le croirai jamais.
Cette objection toucha beaucoup le serviteur de Dieu ; il fut affligé de voir un hérétique justifier sa révolte contre l’Eglise, par la conduite de ceux mêmes, dont la vie devrait être assez édifiante, pour y faire entrer le Païen et l’Infidèle. Il conçut de nouveau, et l’étendue du besoin spirituel des peuples de la campagne, et la nécessité de les secourir. Cependant, pour ne pas laisser sans réponse une difficulté, qui au fond n’avait rien de solide ; et qui dans de certains temps pourrait être aussi concluante contre les Protestants, que contre les catholiques, Vincent, en dissimulant le mal, autant qu’il le put faire, répliqua, qu’il y avait encore dans plusieurs paroisses de bons Curés, et de bons Vicaires ; que parmi les ecclésiastiques, et les Religieux, qui abondent dans les villes, il y en avait qui allaient Catéchiser et prêcher dans les campagnes ; qu’entre ceux qui ne sortaient pas de leurs Monastères, les uns étaient occupés à prier Dieu, et à chanter ses louanges nuit et jour, les autres servaient utilement le Public, en composant de savants ouvrages, en apprenant aux peuples la Doctrine chrétienne, en administrant les Sacrements. Il ajouta que ceux qui restaient inutiles, et qui ne s’acquittaient pas, comme ils le doivent, de leurs obligations, étaient des hommes particuliers, sujets à l’erreur ; qu’à la vérité ils étaient membres de l’Eglise, parce qu’elle renferme dans son sein la paille et le bon grain, mais qu’ils ne faisaient pas l’Eglise ; qu’au contraire ils résistaient à l’Esprit saint qui la gouverne, et qu’ils devaient mourir un jour, parce qu’ils sont du nombre de ceux qui, comme parle S. Paul, vivent selon la chair. Il finit en expliquant ce qu’entendent les catholiques, quand ils enseignent que l’Eglise est dirigée par le S. Esprit ; et il fit voir que cette direction regarde, ou le Corps même de l’Eglise, qui ne peut se tromper dans ses décisions, ou les particuliers qui ne peuvent s’égarer, lorsqu’ils suivent les lumières de la Foi, et les règles de la justice chrétienne. Une réponse si juste et si sage eût dû satisfaire celui à qui on la faisait : cependant il ne se rendit pas, et il soutint toujours que l’ignorance des peuples, et le peu de zèle des prêtres, étaient une preuve infaillible, que l’Eglise Romaine n’était pas conduite par l’Esprit de Dieu.
Vincent, pour empêcher, autant qu’il était en lui, qu’on ne lui fit pareilles objections, redoubla son zèle. Il mit en mouvement ceux de ses amis, qui avaient le plus de talent pour distribuer le pain de la parole ; et il les engagea à parcourir avec lui les Bourgs et les Villages, pour ranimer la Foi et la charité des peuples. Il revint l’année suivante à Montmirel, avec quelques prêtres et quelques Religieux de sa connaissance. Messieurs Duchêne et Féron, dont le premier était Archidiacre de l’Eglise de Beauvais, et le second le fut dans la suite de celle de Chartres, se mirent de la partie. Ces dignes ouvriers travaillèrent non seulement à Montmirel, mais encore dans toutes les paroisses voisines. Le bras de Dieu ne se raccourcit pas, et ces dernières missions eurent tout le succès de celles de Folleville et de Villepreux. Le bruit s’en répandit dans tout le Pays, et on n’y parlait que des grands biens dont Vincent de Paul était l’instrument. Ce même hérétique, que notre saint n’avait pu gagner l’année précédente, voulut voir par lui-même ce qui en était. Il examina avec toute l’attention d’un homme prévenu, les exercices qui s’y faisaient. Il assista aux Prédications, et aux Catéchismes ; il vit le soin qu’on prenait d’apprendre à ceux, qui étaient dans l’ignorance, les vérités nécessaires au salut : il reconnut, il admira la charité avec laquelle on s’accommodait à la faiblesse, et à l’incapacité des plus grossiers, pour leur rendre sensible ce qu’ils devaient croire, et leur faire bien entendre ce qu’ils devaient pratiquer : enfin il fut témoin du changement, et de la conversion d’un grand nombre de pécheurs, qui pleins d’horreur pour leurs anciens dérèglements, se hâtaient de les expier par la pénitence et les larmes. Frappé de tous ces objets, il vint trouver notre saint, et lui dit : C’est maintenant que je vois que le S. Esprit conduit l’Eglise Romaine, puisqu’on y prend soin de l’instruction, et du salut des pauvres villageois. Je suis prêt d’y entrer, quand il vous plaira de m’y recevoir. Vincent lui ayant demandé s’il ne lui restait plus ni difficultés, ni doutes ? Non, répondit-il, je crois tout ce que vous m’avez dit, et je suis disposé à renoncer publiquement à toutes mes erreurs.
C’était beaucoup qu’une confession si précise et si ferme : cependant notre saint prêtre ne s’en contenta pas. Pour s’assurer de plus en plus de l’intégrité de la foi de son prosélyte, il l’interrogea en détail sur quelques uns des Articles, qui sont contreversés entre nous et les Protestants ; et de plus près encore sur ceux dont il avait paru le plus éloigné. Il fut satisfait de ses réponses, et il reconnut avec joie qu’il avait retenu une bonne partie de ce qu’on lui avait enseigné.
On assigna le Dimanche suivant pour lui donner l’absolution de son hérésie : l’Eglise du Village de Marchais, où les missionnaires travaillaient actuellement, fut marquée pour le lieu de l’abjuration. Le nouveau converti s’y rendit exactement ; l’Assemblée était nombreuse, parce que le peuple avait été averti de la cérémonie, qui se devait faire. Chacun remerciait Dieu du retour de la brebis égarée, et se réjouissait de la voir accourir d’elle-même dans le bercail. Mais cette joie sainte fut troublée par un incident, auquel on ne s’attendait pas.
Vincent ayant demandé publiquement à cet homme, s’il persévérait dans le dessein d’abjurer ses erreurs, et de se réunir à l’Eglise catholique, il répondit, à la vérité, qu’il y persévérait : mais il ajouta qu’il avait encore une difficulté, et qu’elle venait de se former dans son esprit, à l’occasion d’une image de pierre assez mal façonnée, qui représentait la Sainte Vierge ; et dans laquelle, disait-il, en la montrant du doigt, il ne pouvait croire qu’il n’y eût aucune vertu. Le saint dut être surpris de voir reparaître une objection, qu’il avait déjà si solidement éclaircie. Il répondit cependant avec beaucoup de tranquillité, que l’Eglise n’enseignait pas qu’il y eût aucune vertu dans ces images matérielles ; que Dieu pouvait bien leur en communiquer ; qu’il leur en communiquait même de temps en temps, comme il l’avait fait autrefois à la Verge de Moïse, qui faisait tant de miracles ; mais que par elles-mêmes, elles n’avaient ni force ni puissance ; qu’au reste ce dogme de notre Foi était si reconnu dans l’Eglise, que les enfants mêmes le lui pouvaient expliquer. Le saint prêtre appela aussitôt un de ceux qui étaient le mieux instruits ; et il lui demanda ce que nous devons croire touchant les Saintes Images. L’enfant répondit qu’il était bon d’en avoir, et de leur rendre l’honneur qui leur est dû, non à cause de la matière dont elles sont faites, mais parce qu’elles nous représentent Notre Seigneur J.C. Sa glorieuse Mère, et les autres saints, qui règnent dans le Ciel, et qui ayant triomphé du monde, nous exhortent par ces figures muettes, à suivre leur Foi, et à imiter leurs bons exemples. Vincent fit valoir cette réponse, et il s’en servit pour faire avouer à cet hérétique, que la difficulté, qui l’avait arrêté, n’avait rien de solide, et qu’elle n’eût même pas dû être proposée par un homme, qu’on avait eu soin d’instruire sur cet article, comme sur les autres. Le Protestant parut se rendre de bonne foi, et le serviteur de Dieu eût pu absolument le réconcilier ce jour-là : mais comme il était ennemi de tout ce qui sentait la précipitation, il jugea plus à propos de différer. Il le remit donc à un autre jour, pour lui donner le loisir de se disposer autant qu’il le jugerait à propos. L’hérétique en profita ; et s’étant présenté à l’Eglise au temps qui lui avait été marqué, il abjura ses erreurs à la face de toute la paroisse. Son retour fut sincère, et il a persévéré jusqu’à la mort dans la profession de la Foi catholique.
L’ordre et le détail de cette conversion restèrent toujours profondément gravés dans la mémoire de notre saint, parce que le soin, qu’on prenait d’instruire les enfants de la campagne, en avait été le principal motif. Il s’en servit une fois, pour animer les prêtres de sa Compagnie à remplir dignement leur vocation. O Messieurs, s’Ècria-t-il dans un transport de zèle et de reconnaissance, quel bonheur pour nous missionnaires, de vérifier la conduite du S. Esprit sur son Eglise, en travaillant, comme nous faisons, à l’instruction, et à la sanctification des peuples !