Livre premier
13. Conversion de plusieurs Hérétiques; abjuration de Messieurs Beynier et Garron.
Vincent ne borna pas son zèle à ceux que S. Paul appelle les domestiques de la Foi ; il l’étendit à ceux que les nouvelles hérésies avaient séparés de l’Eglise. Un des premiers, dont il entreprit la conversion, fut le sieur Beynier, celui-là même chez qui il avait logé en arrivant à Châtillon. C’était un jeune homme, à qui ses parents avaient transmis et leurs erreurs, et des biens considérables, et par conséquent une grande facilité de se plonger dans toutes sortes de désordres : il en usait sans ménagement, et il menait une vie qui n’était rien moins qu’édifiante. Vincent, à l’exemple du Fils de Dieu, qui conversait volontiers avec les publicains, et qui avait plus soin des malades que de ceux qui étaient en santé, s’insinua peu à peu dans son esprit. Il lui fit sentir le danger, auquel ses mauvaises mœurs et son hérésie exposaient son salut éternel. Il le sépara insensiblement de la compagnie d’une foule de libertins, qui l’assiégeaient auparavant, et qui ne réussissaient que trop à lui inspirer les sentiments, dont ils étaient eux-mêmes remplis. Enfin il lui présenta de la manière la plus vive, que si le libertinage s’accorde bien avec une religion, qui fait Dieu auteur du péché, il ne s’accorde pas avec la vraie religion de J.C.
Les paroles de l’homme de Dieu ébranlèrent enfin le Sieur Beynier. Il parut plus sage, plus modéré, plus circonspect dans sa conduite. Ce changement inopiné alarma les ministres de Châtillon. Ils n’avaient pas paru s’embarrasser que Beynier continuât à vivre dans la débauche ; mais ils comptèrent pour beaucoup de le perdre. Un homme riche est un objet pour les Sectaires ; son bien aide le parti, et son nom grossit la liste. On mit donc tout en usage pour retenir un homme, qui ne devenait suspect, que parce qu’il était devenu plus sage. Mais les reproches, les prières, et les sollicitations furent inutiles. Les moments de Dieu étaient arrivés ; et le nouveau Prosélyte, après avoir renoncé à ses dérèglements, renonça à son hérésie. Vincent aurait pu recevoir son abjuration, selon le pouvoir que lui en avait donné M. de Marquemont Archevêque de Lyon ; mais son humilité ne le lui permit pas. Il en céda l’honneur à d’autres ; et il ne tint pas à lui, qu’on ne crût dans le Public, qu’il n’avait aucune part à la double conversion du Sieur Beynier ; quoique Dieu ne se fût servi que de lui seul pour l’opérer. C’est la remarque que fit alors le P. Desmoulins Supérieur des prêtres de l’Oratoire de Mâcon.
Si le retour de M. Beynier à l’Eglise Romaine, fit beaucoup d’honneur au zèle et à la capacité de Vincent de Paul, la régularité constante de sa conduite ne lui en fit pas moins. Il entra avec une vivacité surprenante dans la pratique des plus grandes vertus du Christianisme. Il résolut de garder le célibat pendant toute sa vie. Il rendit en une semaine deux ou trois métairies, que personne ne lui redemandait ; mais dont l’acquisition faite par ses parents, qui peut-être n’étaient pas fort scrupuleux, lui paraissait suspecte. Il fut aussi riche envers Dieu, et envers les pauvres qui sont ses membres, qu’il avait été prodigue en dépenses superflues. Il soulageait abondamment tous les misérables qui se présentaient à lui. Sa charité se déclara plus que jamais dans la peste et la famine, qui, quelques années après le départ de Vincent, affligèrent la ville de Châtillon. Enfin il poussa la libéralité si loin, qu’à force de donner, soit aux Eglises, soit aux pauvres, il devint pauvre lui-même ; le peu de bien qui lui restait, quand Dieu l’appela à lui, ne fut employé, selon ses dernières intentions, qu’en des œuvres de piété et de miséricorde. Le lecteur remarquera plus d’une fois dans l’histoire que nous écrivons, que la charité pour le prochain, était la vertu favorite de notre saint, et qu’il avait un talent singulier pour la communiquer à tous ceux, qui avaient quelque rapport avec lui.
La conversion de Beynier fut suivie de plusieurs autres : mais il n’y eut point qui fît plus de bruit, que celle de Messieurs Garron ; parce qu’il n’y est point qui fût plus traversée. Leur père, qui avait été Officier dans la Compagnie des Gens-d’armes de M. le Duc de Montpensier, était un des plus zélés partisans de la religion prétendue réformée. Le changement de Beynier son beau-frère, l’avait outré : mais quand il vit qu’on commençait à détromper ses enfants mêmes, il ne se posséda plus. Il mit en usage tout ce que l’autorité paternelle a de plus capable de faire impression. Il menaça ses enfants de les déshériter ; il traduisit Vincent à la Chambre de l’Edit de Grenoble. Il mit en mouvement et ses amis, et ses ministres. Tout fut inutile, parce qu’il n’est ni force, ni puissance, qui prévale contre les desseins de Dieu. Tous ses enfants se convertirent ; un d’eux fit son abjuration à Montpellier, entre les mains de M. Fenouillet, qui était évêque ; les autres la firent à Châtillon. Le malheureux père en mourut de douleur : mais la mort même ranima la foi de sa famille. L’aîné de ses enfants entra dans l’Ordre des Capucins, la fille se fit religieuse Ursuline ; les autres restèrent dans le siècle, et y donnèrent de grands exemples de charité, de désintéressement, et surtout de zèle pour la gloire de Dieu.
Le service important que Vincent de Paul avait rendu à Messieurs Garron, ne s’effaça jamais de leur esprit. Ils se firent un devoir de régler leur conduite sur les maximes qu’il leur avait apprises, et ils le consultaient dans leurs doutes. Nous avons encore une lettre, par laquelle un d’entre eux lui demandait, près de quarante ans après, son sentiment sur une affaire importante. Cette lettre marque si bien, et le respect qu’avaient pour notre saint ceux qui l’avaient pratiqué, et le talent qu’il avait de les former aux plus sublimes vertus, que quoiqu’un peu surannée pour le style, nous croyons la devoir rapporter ici. Voici, ce sont ses termes, un de vos enfants en J.C. qui a recours à votre bonté paternelle, dont il a ressenti autrefois les effets, lorsque l’enfantant à L’Eglise par l’absolution de l’hérésie, que votre charité lui donna publiquement en l’Eglise de Châtillon-les-Dombes, l’année 1617 vous lui enseignâtes les principes, et les plus belles maximes de la religion catholique, Apostolique et Romaine, en laquelle, par la miséricorde de Dieu, j’ai persévéré, et espère continuer le reste de ma vie. Je suis ce Jean Garron neveu du Sieur Beynier de Châtillon, en la maison duquel vous logeâtes en arrivant ici. Je vous supplie de me donner le secours qui m’est nécessaire, pour m’empêcher de rien faire contre les desseins de Dieu. J’ai un fils unique, qui, après avoir achevé ses Classes, a formé le dessein de se faire Jésuite. C’est le fils le plus avantagé des biens de fortune, qui soit en toutes cette province. Que dois-je faire ? Mon doute procède de deux choses, et. Après avoir exposé les raisons pour et contre ce dessein, il conclue par ces paroles : Je crains de faillir, et j’ai cru que vous me feriez la grâce de donner vos avis là-dessus à un de vos enfants, qui vous en supplie très humblement. Vous agréerez que je vous dise, que dans Châtillon l’Association de la Charité des Servantes des pauvres, est toujours en vigueur.