Livre premier
10. Vincent sort de la Maison de Gondi ; il est pourvu de la Cure de Châtillon ; affliction de la Maison de Gondi ; lettre du Général des Galères ; sentimens de son épouse ; elle s’efforce de rappeler Vincent chez elle; il le refuse
La joie que ressentait la pieuse Générale, à la vue des grands biens que Vincent venait de faire dans une partie de ses terres, fut troublée bientôt après par une des plus rudes épreuves par lesquelles elle eût jamais passé ; et cette épreuve rigoureuse lui vint du côté de l’homme du monde qui l’honorait davantage, et dont elle l’aurait moins attendue, je veux dire du côté de Vincent de Paul. Quoique ce S. prêtre eût enlevé l’estime et les suffrages de toute la maison de Gondi, aussitôt qu’il y eût été connu, cependant l’uniformité de sa conduite, sa vertu qui, bien loin de se démentir, paraissait tous les jours avec un nouvel éclat, ses talents et son application à former au Seigneur un peuple parfait dans tous les lieux où il se trouvait, la bénédiction sensible que Dieu répandait sur les terres les plus ingrates, dès qu’il avait entrepris de les cultiver ; en un mot, ses vertus et ses succès, firent une si grande impression sur ceux avec lesquels il vivait, que tous le respectaient comme un saint. On le regardait comme l’ange tutélaire de la famille. On avait de lui les mêmes sentiments, que Putiphar avait de Joseph ; et on était persuadé que Dieu était avec lui, qu’il fécondait ses démarches, et que les bénédictions qu’il donnait à toute la maison était la récompense de sa foi et de sa charité. Quelques précautions qu’on prit pour ne pas alarmer la délicatesse de son humilité ; il était impossible de ne lui pas témoigner souvent l’estime infinie qu’on faisait de son mérite : et quand on eût pu demeurer dans le silence, on le traitait avec une distinction si marquée, et des égards si continuels, que les étrangers mêmes connaissaient d’abord le jugement qu’on portait de lui. Ces sentiments, qui eussent flatté un homme moins solidement vertueux, étaient un supplice pour Vincent de Paul. Il eût voulu être regardé comme le dernier des hommes. Il avait pour maxime, je ne sais si les enfants du siècle la lui pardonneront, qu’il vaudrait mieux être livré aux insultes et à la rage de l’enfer, que de vivre sans croix et sans humiliation ; et il regardait comme exposé à un danger prochain de se perdre, un homme à qui tout réussit, et qui n’a point de contradictions à essuyer.
Ce furent ces grands sentiments qui le déterminèrent à se retirer d’une maison, où il souffrait impatiemment de n’avoir rien à souffrir. Il eut peur que l’écueil de la vaine gloire, ne lui fit faire le même naufrage qu’il a fait faire à tant de personnes, qui paraissaient consommées dans la vertu. L’exemple d’un grand nombre de saints, qui dans des occasions peut-être moins périlleuses, se sont crus obligés de prendre le parti de la retraite, se présenta fortement à son esprit, et il résolut de l’imiter.
Il y avait encore une autre raison qui l’y déterminait. Dieu avait longtemps éprouvé Madame de Gondi par des peines intérieures si vives et si fatigantes, qu’elle en était souvent réduite aux plus tristes extrémités. Ses scrupules la desséchaient ; le feu qui la purifiait comme l’or dans la fournaise, la consumait tout à la fois. Ce qu’il y avait de plus fâcheux pour elle, c’est qu’étant obligée de passer une partie de l’année à la campagne, elle ne pouvait se résoudre à s’ouvrir à un prêtre de village. Il est des faiblesses, dont l’aveu coûte plus que celui du péché même ; il est difficile de les découvrir au premier venu, et d’être tranquille, quand on ne les découvre pas, parce qu’on ne les distingue pas assez du péché. Vincent, qui joignait un jugement droit à beaucoup d’expérience, rassurait la Comtesse. Une de ses paroles lui rendait le calme ; et si elle continuait à être éprouvée de temps en temps, au moins avait-elle la consolation d’avoir chez elle un homme de confiance, qui voyait, avant même qu’elle eût parlé, ce dont il était question ; et qui par conséquent était plus propre que personne à la consoler. Le S. prêtre lui rendait avec joie ces devoirs de charité, il les eût rendus avec plaisir au dernier domestique ; mais il ne pouvait souffrir que Madame de Gondi le regardât comme un homme qui lui était nécessaire. L’attention qu’elle avait pour ce misérable, c’est le nom qu’il se donnait à lui-même ; cette attention, qui fait le charme secret de bien des directeurs, l’affligeait sensiblement. Cependant elle croissait tous les jours. La Générale ne pouvait que difficilement souffrir son absence. Elle ne pouvait s’empêcher de témoigner de l’inquiétude, lorsque ses affaires l’obligeaient à quelque voyage. Comme il était fort sensible aux impressions de l’air, elle appréhendait qu’il n’en fût incommodé, et que le froid ou la chaleur ne le fissent tomber dans quelque maladie. Enfin son imagination alarmée la portait à se demander souvent à elle-même, ce qu’elle deviendrait, si elle avait le malheur de ne l’avoir pas auprès d’elle, quand Dieu jugerait à propos de l’appeler à lui.
Vincent regarda cet excès de frayeur comme une imperfection ; et parce qu’il ne cherchait que la pure gloire de Dieu, il s’efforça de la retrancher d’une âme qui lui était si chère. Pour y réussir, il fit ce que ne fera jamais un homme de chair et de sang. Il l’obligea de s’adresser quelquefois à un autre confesseur, et surtout à un P. Recollet, dont il connaissait les lumières et l’expérience. Il la fit tomber d’accord qu’elle en avait été contente ; et il se servit de cet essai pour la convaincre, que Dieu la conduirait aussi bien par un autre que par lui, si elle savait mettre toute sa confiance en son infinie bonté.
Mais ni ces expériences passagères, ni les raisons que Vincent y ajouta, ne purent faire revenir cette vertueuse dame de ses premières impressions. Elle demeura persuadée de l’extrême besoin qu’elle croyait avoir du secours et de la charité du saint prêtre ; et Vincent, qui ne pouvait souffrir que qui que ce soit au monde, eût le moindre attachement à sa conduite particulière, et qui craignait que cet excès de confiance ne fût un obstacle à une vraie et solide perfection, se confirma de plus en plus dans le dessein de se retirer.
A ces raisons principales, et qui seules étaient plus que suffisantes, pour faire agir un homme aussi avide de croix, que les autres le sont de consolation, se joignaient encore des motifs capables de l’ébranler. Messieurs de Gondi commençaient à croître, et l’humilité de Vincent le portait à croire qu’il n’avait pas les talents nécessaires, pour leur donner une éducation proportionnée à la grandeur de leur naissance et des glorieux emplois qui semblaient déjà s’approcher d’eux. D’ailleurs la capitale du Royaume, où le S. prêtre passait avec ses élèves un temps considérable, était en proie à la discorde et aux dissensions. La cour, le Parlement, les grands du Royaume pour aller, comme ils le prétendaient tous, au bien commun, prenaient des mesures si opposées qu’on ne voyait de toutes parts que du trouble et de la confusion. Concini, si fameux sous le nom du Maréchal d’Ancre, venait d’être tué sur le pont-levis du Louvre. Léonora Galigaï sa veuve, après avoir vu si longtemps les plus superbes têtes de l’Etat fléchir le genou devant elle, s’était vue conduire dans un tombereau à la Grève. La Reine Mère avait été priée par son fils de se retirer à Blois ; et elle partait après un adieu aussi dur que l’exil dont il était suivi. Dans ces grands mouvements chacun prend parti pour ou contre. L’on blâme et l’on justifie au gré de l’inclination, et quelquefois de l’intérêt. En général, il y a peu à gagner, et beaucoup à perdre dans ces sortes de discussions ; et si, comme il y a bien de l’apparence, Vincent pensait alors, comme il pensa dans le temps des troubles excités à l’occasion du cardinal Mazarin, il est sûr qu’il dut quitter avec plaisir une ville, où le murmure, la détraction, les soupçons injurieux prenaient chaque jour un nouvel Empire.
Quoi qu’il en soit de cette conjecture, le S. prêtre prit sa dernière résolution ; quoiqu’il prévît bien que le public serait surpris de son procédé, qu’on le regarderait comme un homme sans reconnaissance, que peu de gens comprendraient comment il pouvait quitter une maison qui l’avait comblé d’honneur ; il tâcha de prendre de sages mesures, pour exécuter ce qu’il crut que Dieu demandait de lui. Moïse quitta la Cour de Pharaon, parce qu’elle était trop corrompue, et que les plaisirs s’avançaient déjà pour endormir la vertu ; Vincent sortit d’une maison très sage et très réglée, parce qu’il regarda l’estime, les applaudissements et une confiance excessive, comme un poison presque aussi funeste à la piété, que la corruption même.
Comme il n’était entré chez M. de Gondi qu’à la persuasion du P. de Bérulle, il ne voulut pas en sortir sans l’en informer. Mais il n’entra pas dans le détail des motifs qui le faisaient agir. Il se contenta de lui dire, qu’il se sentait intérieurement pressé par l’Esprit de Dieu d’aller dans quelque province éloignée, s’employer tout entier à l’instruction et au service des pauvres gens de la campagne. Le P. de Bérulle, qui savait combien le saint allait droit à Dieu, jugea bien qu’un homme si ferme et si sage ne quittait son poste, que pour des raisons légitimes. Ainsi il ne s’opposa point à ce changement, qui d’ailleurs aurait dû l’affliger. Comme il vit que le zèle du S. prêtre n’avait point encore d’objet déterminé, il lui proposa d’aller travailler en Bresse ; il lui désigna en particulier la paroisse de Châtillon-les-Dombes. Il l’assura qu’il y trouverait de quoi s’occuper, et certainement il ne le trompa pas.
Châtillon était comme abandonné : les revenus de la cure, (z) eu égard à son étendue et à ses charges, étaient très modiques. Il y avait environ 40 ans qu’elle n’était possédée que par des Bénéficiers de Lyon, qui n’y venaient que pour en retirer les revenus, et pour ne pas donner lieu à un dévolu. Ainsi depuis près d’un demi-siècle cette ville infortunée n’avait, à proprement parler, ni curé, ni pasteur.
Messieurs les Comtes de Lyon, pour remédier à ce désordre, s’étaient adressés au P. Bence Supérieur de l’Oratoire de la même ville, et l’avaient prié de chercher un sujet propre à rétablir les choses. Le P. Bence en avait écrit à M. de Bérulle, et ce sage Supérieur n’avait encore trouvé personne capable d’un emploi si rebutant et si difficile, quand Vincent lui fit part du dessein qu’il avait formé de quitter la maison de Gondi. C’est ce qui le porta à lui faire la proposition d’aller travailler en Bresse.
Vincent l’accepta sans hésiter. Il croyait avoir beaucoup à souffrir, c’en était assez pour le déterminer. Il sortit de Paris au mois de juillet, sous prétexte d’un petit voyage qu’il avait à faire. Il prit la route de Lyon, où le P. Merezeau prêtre de l’Oratoire, lui donna des lettres de recommandation pour le sieur Beynier, qui, quoique Calviniste, le traita avec distinction, le logea pendant quelque temps, parce que la maison curiale était presque ruinée, et reçut au centuple le fruit de sa charité, comme nous le dirons un peu plus bas.
On ne savait encore rien dans la maison de Gondi, du nouvel établissement de Vincent de Paul, parce qu’il n’avait communiqué son projet à Paris qu’à une ou deux personnes de confiance. Quelques jours après son arrivée à Châtillon, il en donna avis à M. le Général des Galères, qui était pour lors en Provence. Il le supplia d’agréer sa retraite, il tâcha de lui persuader qu’il n’avait pas les talents nécessaires pour élever ses enfants, et il avoua qu’il était sorti de sa maison, sans avertir Madame de Gondi du dessein où il était de n’y plus retourner. Le Général des Galères était, comme nous l’avons déjà dit, un grand homme de bien, il aimait la vertu, il la pratiquait, il se proposait de faire encore plus qu’il n’avait fait jusques-là, et il était persuadé que Vincent ne pouvait que contribuer beaucoup à l’exécution de ses bons desseins. Ainsi il fut très affligé de la nouvelle de son départ, ou plutôt il en fut inconsolable. Il ne cessa de presser son épouse d’employer tout le crédit du P. de Bérulle sur l’esprit de son pénitent, pour lui faire reprendre son premier emploi.
La première lettre qu’il écrivit à Madame de Gondi, est bien capable de faire connaître ses sentiments : Je suis, ce sont ses propres termes, je suis au désespoir d’une lettre que m’a écrite M. Vincent, et que je vous envoie, pour voir s’il n’y aurait point encore quelque remède au malheur que ce nous serait de le perdre. Je suis extrêmement étonné de ce qu’il ne vous a rien dit de sa résolution, et que vous n’en ayiez point eu d’avis. Je vous prie d’employer toute sorte de moyens, pour faire que nous ne le perdions pas.
Car quand le sujet qu’il prend, serait véritable, il ne me serait de nulle considération ; n’en ayant point de plus forte que celle de mon salut et de mes enfants, à quoi je sais qu’il pourra un jour beaucoup aider, et aux résolutions que je souhaite plus que jamais pouvoir prendre, et dont je vous ai bien souvent parlé. Je ne lui ai point encore fait de réponse, et j’attendrai de vos nouvelles auparavant. Jugez si l’entremise de ma Sœur de Ragny, qui n’est pas loin de lui, sera à propos ; mais je crois qu’il n’y aura rien de plus puissant que M. de Bérulle. Dites-lui que quand même M. Vincent n’aurait pas la méthode d’enseigner la jeunesse, il peut avoir un homme sous lui : mais qu’en toutes façons je désire passionnément qu’il revienne en ma maison, où il vivra comme il voudra, et moi un jour en homme de bien, pourvu qu’il ne m’abandonne pas.
Cette lettre est du mois de Septembre 1617 et ce fut le jour de l’Exaltation de la sainte Croix, que la Comtesse de Joigny la reçut. Elle en fut aussi frappée, que l’est un pauvre laboureur, qui voit le feu du ciel réduire en cendres sa grange, ses moissons, sa ressource, ses espérances. Comme la piété, qui n’étouffe pas les sentiments de la nature, arrête encore moins ceux dont la grâce est le principe, Madame de Gondi regretta Vincent autant qu’il méritait de l’être. Rien ne pouvait calmer sa douleur, ses yeux versaient un torrent de larmes. Elle parut même aller un peu trop loin ; et pendant un temps, il n’y eut presque pour elle ni nourriture ni sommeil. Après tout, la vertu entra toujours pour beaucoup dans l’amertume de son cœur ; et elle s’expliqua un jour à une personne de confiance, d’une manière qui marque à la fois l’estime qu’elle faisait de son saint directeur, le déplaisir mortel que son absence lui causait, et sa soumission aux ordres de la providence : Je ne l’aurais jamais pensé, disait-elle. M. Vincent m’avait donné tant de preuves de son zèle pour mon salut, que je ne pouvais naturellement soupçonner de sa part un si funeste abandon. Mais Dieu soit loué, je ne l’accuse de rien. Un homme si sage n’a vraisemblablement rien fait, que par une impression particulière de la providence, et de l’amour de Dieu. Cependant plus je réfléchis sur son éloignement, plus il me paraît extraordinaire. Il sait le besoin que j’ai de sa conduite ; les affaires que j’ai à lui communiquer ; les peines d’esprit et de corps que j’ai souffertes, faute de secours le bien que je veux faire dans mes villages, et que je ne puis entreprendre sans sa participation et ses conseils. Vous voyez, continuait la pieuse comtesse, avec quel ressentiment M. le Général m’en écrit. Je vois moi-même mieux que personne, que mes enfants dépérissent tous les jours, et que le bien qu’il faisait en ma maison et à sept ou huit mille âmes qui sont en mes Terres, ne se fera plus. Quoi ! Ces âmes ne sont-elles pas aussi bien rachetées du sang précieux de notre Seigneur, que celles de Bresse ? Ne lui sont-elles pas aussi chères ? Je ne sais comment M. Vincent l’entend ; mais je sais bien qu’il me semble que je ne dois rien négliger, pour le faire rentrer en ma maison. Il ne cherche que la plus grande gloire de Dieu, et je ne le désire pas contre sa sainte volonté ; mais je le supplie de tout mon cœur de me le rendre ; j’en prie sa Sainte Mère, et je les prierais encore plus fortement, si mon intérêt particulier n’était pas mêlé avec celui de M. le Général, de mes enfants, de ma famille et de mes sujets.
On sent aisément qu’une femme si pleine de religion, et si justement prévenue en faveur d’un homme, qui avait multiplié la rosée du Ciel sur toute sa maison, ne dut pas se borner à des regrets stériles. Cependant sa propre vertu et la délicatesse de sa conscience l’arrêtèrent quelque temps. Persuadée, comme elle était, qu’un prêtre aussi attentif que l’était Vincent de Paul, à consulter les voix du Seigneur, n’avait rien fait que par l’impression de son Esprit, elle appréhendait d’aller contre la volonté de Dieu, en travaillant à le faire rentrer chez elle. Madame de Gondi se conduisit dans toute cette affaire, en femme véritablement chrétienne. Elle ne négligea pas les moyens de la prudence humaine ; mais ceux que fournit la religion, et qui, quoi qu’en pensent les gens du monde, sont les plus efficaces, eurent la préférence, et ce fut par eux qu’elle commença. Elle pria beaucoup Dieu ; elle le fit prier par toutes les personnes de piété qu’elle connaissait ; elle s’efforça de mettre dans ses intérêts un grand nombre des principales Communautés religieuses de Paris : et elle crut que tant d’âmes innocentes lui obtiendraient du Ciel la grâce de connaître par quelle voie elle devait marcher. Elle alla plusieurs fois trouver le R.P. de Bérulle ; elle lui ouvrit son cœur ; elle lui fit connaître sa peine, et l’excès de son affliction. Ses larmes soutenues des plus solides raisons, ces raisons même toujours subordonnées à une résignation parfaite aux ordres de la providence, touchèrent ce grand serviteur de Dieu. Il jugea comme elle, que dans la situation où elle se trouvait, la présence et les conseils de Vincent de Paul, lui étaient en quelque sorte nécessaires. Il commença par l’assurer, qu’elle pouvait en conscience, faire tout son possible pour l’obliger de revenir en sa maison ; il lui fit concevoir qu’on peut, sans cesser d’être un saint, n’entrer pas dans toutes les idées de ceux qui le font ; enfin il lui fit espérer qu’il s’emploierait lui-même pour persuader à Vincent de ne la pas abandonner.
Ces discours de l’homme de Dieu soulagèrent beaucoup la vertueuse générale ; et lui firent dire que M. de Bérulle était l’homme du monde le plus consolant ; mais ils ne purent calmer entièrement ses inquiétudes. Elle savait par expérience, que Vincent délibérait beaucoup avant que de rien entreprendre ; mais elle savait aussi qu’il était encore plus ferme dans l’exécution, qu’il n’était lent dans l’examen qui la précédait. Ces tristes réflexions, qui accablaient la Comtesse de Joigni, ne l’empêchèrent pas de mettre tout en usage pour fléchir son directeur, et le déterminer à un parti plus avantageux pour elle et pour sa famille. Elle lui écrivit plusieurs lettres, qui sont autant de preuves du grand sens et de la piété, dont elle était remplie. Elle joignit à la première de ces lettres, celle qu’elle avait reçue de M. le Général ; elle pria le saint de peser devant Dieu et le désir qu’elle avait de son retour, et les motifs qui l’engageaient à le souhaiter avec tant d’ardeur. Toutes ces lettres, qui ne partaient qu’après avoir été communiquées au P. de Bérulle, portaient en substance, qu’elle avait toujours appréhendé de se voir privée des secours spirituels, qu’elle trouvait dans les lumières et la charité de Vincent de Paul ; que l’événement ne justifiait que trop ses alarmes, puisqu’enfin elle l’avait perdu ; que si ce n’était que pour un temps, son mal serait supportable ; mais que quand elle pense à tant d’occasions, où soit pendant la vie, soit à la mort, elle aura besoin de ses conseils, ou de son ministère, ses douleurs se renouvellent, et qu’il est impossible qu’elle ne succombe bientôt sous le poids de son affliction Je sais, ajoute-t-elle, et ces paroles font bien connaître l’étendue de son amour pour Dieu ; Je sais qu’une vie, qui comme la mienne, ne sert qu’à offenser Dieu, ne mérite pas d’être ménagée, et qu’on peut sans danger me voir courir le risque de la perdre ; mais mon âme doit au moins être assistée à la mort.
Pour prévenir ce que Vincent lui avait dit plusieurs fois, qu’elle trouverait en tout autre les secours, dont elle avait besoin pour son salut, elle le rappelle à sa propre expérience ; elle lui fait entendre, qu’il connaît mieux que personne l’embarras, où elle se trouve, quand il est question de s’ouvrir à un inconnu ; qu’elle a sur ce point des répugnances et des difficultés, dont elle n’est pas maîtresse ; qu’il a lui-même été témoin du trouble et des agitations de sa dernière maladie ; et qu’il soit parfaitement qu’elle n’avait été si alarmée, que parce qu’étant dans un Village, elle avait justement appréhendé de n’y trouver personne propre à la conduire. Après toutes ces raisons, qui étaient bien plus fortes dans un temps, où le nombre des directeurs éclairés était rare, surtout dans les campagnes, la Comtesse de Joigni finit en assurant Vincent de Paul, que s’il ne cède à ses prières, elle le chargera devant Dieu et du mal qu’elle pourra faire, et du bien qu’elle ne fera pas, faute d’être aidée de ses conseils. En un mot, elle le rend responsable de son salut, de celui de M. de Gondi et de celui de plusieurs autres, auquel il pourrait un jour beaucoup contribuer.
Des motifs si pressants, des raisons si touchantes semblaient devoir déterminer Vincent de Paul, et vaincre ses répugnances : mais il n’était ni de ces roseaux qui plient à tout vent, ni de ces hommes, à qui tout ce qui porte l’apparence du bien, en impose. La première chose qu’il fit, après avoir lu la lettre de Madame de Gondi, ce fut d’élever son esprit à Dieu, de lui faire un Sacrifice de tous les sentiments, où le respect humain et la nature pourraient avoir part, de lui demander l’esprit de lumière et de force, dont il avait besoin pour connaître, et pour pratiquer ce qui serait le plus conforme à sa sainte volonté. Il s’efforça de peser de nouveau le pour et le contre dans la balance du Sanctuaire ; et comme après un examen aussi sérieux, que s’il ne l’eût pas fait avant son départ, il ne reconnut pas que Dieu demandât de lui qu’il reprit l’emploi qu’il avait quitté, il fit à la Générale des Galères, une réponse pleine de piété et de religion. Il lui remit devant les yeux tout ce qu’il jugea de plus propre à soulager sa peine ; et il n’omit rien de ce qui la pouvait porter à se soumettre aux ordres de Dieu, et à entrer dans toutes les vues de sa sagesse infinie. C’est ainsi que par une conduite particulière de la providence, ces deux grandes âmes, que la grâce et la charité de J.C. avait si parfaitement unies, s’exerçaient mutuellement. C’était Dieu qui avait donné Vincent à la Comtesse de Joigni, pour diriger ses pas dans les sentiers de la justice. Le progrès qu’elle avait fait depuis qu’elle était sous sa conduite, son amour pour Dieu, qui croissait sensiblement, son zèle pour le salut de ceux dont elle était chargée ; en un mot, toutes ses vertus, qui chaque jour répandaient un nouvel éclat, étaient des preuves bien marquées de la bénédiction que Dieu donnait au ministère de son sage directeur. C’était aussi Dieu qui avait donné la maison de Gondi à Vincent de Paul : chaque jour il y trouvait de nouvelles occasions de signaler son zèle, de multiplier les enfants d’adoption, d’orner et d’embellir cette Eglise que le Fils de Dieu s’est acquise par son sang : qui eût pu croire que ce même Dieu dût séparer deux personnes, qui n’avaient d’union que celle qu’il avait lui-même formée ? Il le fit cependant, comme nous l’avons vu : mais il ne le fit, comme nous le verrons dans la suite, que pour les sanctifier de plus en plus, et les mettre en état d’être de plus dignes instruments de sa miséricorde, et de travailler avec plus de succès au salut de ce grande nombre d’âmes abandonnées, qui par leur entremise et leurs soins, sont enfin devenues un peuple fidèle et parfait.
La réponse que fit Vincent à la Générale des Galères, l’affligea ; mais elle ne la rebuta pas. Ainsi elle continua à faire jouer tous les ressorts qu’elle put imaginer pour fléchir son esprit, et le porter à d’autres sentiments. Comme le mérite de notre saint était universellement reconnu, et de la maison de Gondi, et de ceux qui la fréquentaient, chacun se fit un plaisir de se prêter aux désirs de la Comtesse. Il partait chaque jour de Paris et des environs, une nuée de lettres pour Châtillon ; il s’en trouve encore aujourd’hui d’un grand nombre de Docteurs, de Religieux, de personnes respectables par leur naissance et leur piété, des enfants de M. de Gondi, du Cardinal de Rets évêque de Paris, son frère ; sans parler de celles des principaux Officiers de la maison, qui avaient trop connu Vincent pour ne le pas regretter. Le P. de Bérulle écrivit aussi, comme il l’avait promis à la Générale ; mais il le fit d’une manière conforme à la haute sagesse, et à l’éminente piété dont il faisait profession. Il se contenta d’exposer à son ami, et la passion extrême que M. de Gondi avait pour son retour, et le coup terrible que son absence portait à la comtesse. Au reste, il ne pencha point la balance ; et persuadé que Vincent était plus capable que personne, de démêler, et de suivre les desseins de Dieu sur lui, il crut ne pouvoir mieux faire que de l’établir Juge en sa propre cause, et de laisser à sa prudence et à sa pénétration, le soin d’examiner si la volonté de Dieu lui était assez connue. Ces nouvelles tentatives ne furent pas plus heureuses, que celles que l’on avait faites jusqu’alors. La Générale ne savait presque plus quel parti elle devait prendre, lorsqu’elle s’avisa d’une négociation qui lui réussit ; nous en parlerons plus bas : il est temps de détailler une partie des biens que fit Vincent à Châtillon. Ce récit, quoique abrégé, justifiera tout à la fois et la conduite de Dieu, et celle de son serviteur ; et il démontrera de la manière la plus évidente, que ce fut une providence spéciale qui conduisit Vincent en Bresse, et que sa présence y était plus nécessaire que partout ailleurs.






