Livre premier
3. Il reçoit la Tonsure et les Ordres mineurs. Il va à Toulouse ; y prend le dégrée de Bachelier ; explique le Maître des Sentences ; remarques à ce sujet. Injustice d’un Ecrivain. Le Saint reçoit les Ordres sacrés.
Le jeune Vincent de Paul avait environ douze ans quand son père résolut de le faire étudier. On le mit en pension chez les PP. Cordeliers d’Acqs, qui s’étaient chargés de l’éducation d’un nombre de jeunes gens, qu’ils formaient à la science et à la piété. Ses maîtres furent surpris et de l’ardeur avec laquelle il dévora les premières difficultés de la grammaire et du succès que Dieu donna à son travail. Mais il admirèrent encore plus sa piété, sa sagesse, la pureté de ses mœurs. Ils le proposaient pour modèle à tous ses condisciples ; et dans toutes les occasions ils parlaient de lui avec tant de complaisance si naturelle aux maîtres, quand ils voient fructifier les peines qu’ils se donnent pour avancer leurs élèves. En quatre ans de temps le saint jeune homme se rendit capable d’instruire les autres. M. de Commet, célèbre avocat de la ville d’Acqs et juge de Pouy, fut si touché du témoignage avantageux que le gardien des Cordeliers lui en rendit, qu’il le pria d’entrer chez lui pour être précepteur de ses deux enfants. Vincent ne manqua pas d’accepter ce petit poste. Il entrait dans une maison de piété, il soulageait ses parents, en ne leur coûtant plus rien et il se mettait en état de continuer ses études à Acqs. Il les y continua en effet pendant cinq ans. Sa modestie, sa prudence, sa maturité bien au-dessus de son âge, firent juger à ceux qui étaient le plus à portée d’examiner sa conduite, qu’une lampe dont la lumière était si vive, ne devait pas rester plus longtemps cachée sous le boisseau et qu’elle pourrait très utilement servir dans la maison du Seigneur. On détermina donc Vincent à se consacrer plus particulièrement à Dieu, en embrassant l’état ecclésiastique. Il y consentit enfin et il reçut le 20 décembre 1596, la tonsure et les ordres mineurs, des mains de M. l’évêque de Tarbes, dans l’église collégiale de Bidache, au diocèse d’Acqs, étant âgé de près de vingt et un an.
L’engagement qu’il prit alors avec Dieu, en s’obligeant à le regarder désormais son unique héritage, ne fut pas chez lui, comme chez tant d’autres, une vaine cérémonie où les expressions de la bouche sont démenties par le langage du cœur. Il ne regarda les progrès qu’il avait fait jusque-là dans la science et dans la vertu, que comme un essai de ceux qu’il devait faire dans la suite. Pour y réussir, il commença par quitter son pays ; avec l’agrément de son père, qui fit un nouvel effort pour féconder les intentions d’un fils qui lui était si cher, il s’en alla à Toulouse afin d’y faire son cours de théologie. Nous ne pouvons décider si le voyage qu’il fit en Aragon, précéda le commencement de ses études à Toulouse. Ce qui est sûr, c’est qu’il étudia quelques temps à Saragosse, mais n’y fit pas un long séjour. La division qui était entre les professeurs de cette fameuse université au sujet de la science moyenne et des décrets prédéterminants, après avoir partagé les esprits, aigrissait les cœurs, comme il n’arrive que trop souvent. Vincent qui avait une horreur naturelle pour ces fortes disputes où la charité perd beaucoup plus que la vérité ne gagne, revint en France, et commença ou continua ses études théologiques à Toulouse. Il ne négligea rien pour réussir ; mais s’il eut de grands succès, il faut avouer qu’il ne les eut pas sans peine. Comme il n’était pas riche, il fut obligé, au lieu de se délasser un peu pendant les vacances, de se retirer dans la ville de Buset, et de s’y charger de l’éducation d’un nombre considérable d’enfants de condition. Les parents les confiaient avec plaisir à un homme dont la vertu et la capacité étaient publiquement reconnues. On lui en envoya de Toulouse même ; et la nouvelle pension devint si florissante qu’elle fut en peu de temps composée de tout ce que la province avait de meilleur et de plus distingué. Vincent eut entre les autres, pour élèves, deux petits neveux de ce fameux Jean de la Valette, Grand Maître de l’Ordre de S. Jean de Jérusalem qui, environ 40 ans auparavant, s’était rendu redoutable à l’Empire Ottoman, et qui avait mis le comble de sa gloire en défendant, avec quinze mille hommes, l’île et la ville de Malte, contre une armée de cent cinquante mille combattants. Le Duc d’Epernon proche parent de ces deux jeunes seigneurs, aperçut quelque chose de si sage et si grand dans la manière dont Vincent les avait élevés, qu’il conçut pour lui une estime particulière. Il ne s’en tint pas là et, comme il était tout-puissant à la Cour, il voulut quelques années après procurer un Evêché au S. prêtre, dont la réputation augmentait tous les jours. C’est ce que M. de S. Martin, Chanoine de l’Eglise d’Acqs, ancien et intime ami de Vincent, et qui lui a survécu, a déclaré après sa mort.
Vincent ne perdait pas de vue son principal dessein ; il voulait, à quelque prix que ce fût, achever son cours, et faire une étude solide de Théologie. Dans ce dessein, il retourna à Toulouse avec ses pensionnaires. Maître et disciple à la fois, il ne devait pas avoir beaucoup de temps pour lui-même, après celui qu’il donnait à l’éducation de ses élèves. Mais on en trouve toujours, quand on veut sérieusement en trouver. Vincent se couchait tard, il se levait de grand matin, il ne connaissait ni l’oisiveté, ni ces divertissements que l’indolence regarde comme un soulagement nécessaire : avec ce sage ménagement il fit face à tout, et il instruisit les autres, sans cesser de s’instruire lui-même. Il fit sept années de théologie (a) après quoi étant reçu bachelier, il eût peu de temps après le pouvoir d’expliquer, et il expliqua en effet le second livre du Maître des Sentences. C’est peut-être pour cette raison que Messieurs de Sainte-Marthe dans le catalogue des Abbés de S. Léonard de Chaume, lui ont donné la qualité de docteur en théologie (b). Au moins n’avons-nous pu jusqu’ici recouvrer ses lettres de docteur.
Comme ceux qui ne sont pas au fait de l’ancien usage des universités, pourraient être surpris de ce que nous attribuons ici à un simple bachelier, une fonction qui est aujourd’hui réservée aux docteurs ; il eût été bon de leur faire remarquer que la manière d’enseigner l’écriture et la théologie a été, jusques vers le commencement du dernier siècle, bien différente de celle qui se pratique de nos jours. On n’accordait le titre de docteur qu’à ceux qui avaient expliqué ou les saintes lettres, ou le Maître des sentences. C’étaient des bacheliers d’une capacité reconnue qui étaient chargés de l’un et de l’autre. Les premiers s’appelaient Baccalarii Biblici, et les seconds Baccalarii Sententiarii. Dans les premiers temps, on ne dictait point de cahiers et l’on prononçait les explications, après les avoir apprises de mémoire. Cette méthode changea (c) au moins à Paris vers le milieu du quinzième siècle ; et sur les représentations du cardinal d’Estouteville, il fut permis aux bacheliers d’avoir un cahier devant eux, lorsqu’ils expliquaient. Comme les écoliers n’écrivaient alors que ce qu’ils pouvaient attraper, de ce qui s’appelait Reportata, ou reportationes, on jugea dans la suite qu’il était plus à propos de dicter et d’expliquer. Les dictées s’appelaient Postilla, parce qu’elles allaient à la suite d’un texte ou de l’écriture, ou du Livre des Sentences, et elles se donnaient, aussi bien que les explications, par des bacheliers. Il y a plus d’un siècle que cette méthode n’est plus en usage parmi nous ; et communément il n’y a plus aujourd’hui que des docteurs qui enseignent dans les universités.
A cette digression qui nous a paru convenable, nous joindrons une réflexion qui suit naturellement des faits que nous venons de rapporter, et qui sera confirmée par un grand nombre d’autres que nous rapporterons dans la suite : C’est qu’il est donc bien faux que Vincent de Paul fût un homme sans études, sans science, et sans capacité, comme l’a publié un écrivain (d), qui presque jusqu’à sa mort a déchiré également et la majesté du trône, et la dignité de la tiare. Ce jugement injuste ne surprendra point ceux qui connaissent l’esprit des partisans de l’erreur. Arbitres prétendus du mérite et des talents, ils les distribuent comme ils jugent à propos. Pense-t-on comme eux, on est toujours sûr d’une place distinguée, et on devient quelquefois dans un instant, ou un homme plein de lumière, ou un saint du premier ordre. Pense-t-on différemment, on n’est plus bon à rien ; à peine a-t-on le sens commun, on ignore les grandes maximes de la religion ; et si on connaît la grâce de J.-C. ce n’est que pour la persécuter. Sur ce principe vérifié par l’expérience, Vincent de Paul devait être bien maltraité. Il l’a été en effet ; on ne peut lire sans indignation le récit des excès où on s’est porté contre un des plus grands hommes que Dieu ait accordé à son Eglise dans les derniers temps. Mais le jugement de M. de Bérulle, de l’évêque de Belley, de S. François de Sales, du grand Condé, de Messieurs de Lamoignon, ou plutôt de tout ce que son siècle a eu de plus illustre et de plus éclairé, le dédommage d’une estime frivole qu’il n’eût pu mériter sans crime. Et en effet, pour peu qu’on soit de bonne foi, on tombera d’accord, qu’il serait bien surprenant que notre saint n’eût pu acquérir sur les disputes du temps, des connaissances dont on fait honneur à tant de jeunes gens, et à des femmes même ; lui dont l’esprit était si juste, la conception si vive, le travail si continuel et si opiniâtre et qui, en tout autre genre, a su exécuter tant de projets que les plus beaux génies n’avaient pas même osé former. Mais renonçons pour toujours à ces discussions qui ne sont jamais plus désagréables, que lorsque l’injustice les rend nécessaires. Laissons aux grecs, disait l’orateur romain, la coutume messéante de charger d’injures ceux contre lesquels ils disputent, et de passer de la censure des sentiments à la critique de ceux qui les soutiennent. Sit ista Grecorum…..perversitas, qui maledictis infectantur eos a quibus de veritate dissentiunt.
Quelque ardeur qu’eut fait paraître Vincent pour l’étude de la théologie pendant les sept années dont nous venons de parler, il ne s’y était pas livré jusqu’à contracter cet esprit de langueur, qui fait à la piété des brèches que la science la plus étendue ne peut réparer. Le désir qu’il avait d’apprendre, fut toujours subordonné au désir qu’il avait de se sanctifier. Ainsi pour s’unir plus étroitement à Dieu, il reçut dans l’église cathédrale de Tarbes, les deux premiers ordres sacrés. Il prit le sous-diaconat le 19 septembre de l’année 1598 et le diaconat trois mois après. Le sacerdoce, après lequel tant d’autres courent avec une espèce de fureur, l’effrayait ; et quoique M. Jean-Jacques du Sault (e) son évêque, lui eût dès le 13 de septembre de l’année suivante, accordé un dimissoire pour la prêtrise, il ne la reçut qu’une année après, c’est à dire le 23 septembre 1600 et ce fut M. François de Bourdeils évêque de Périgueux, qui la lui conféra dans la chapelle de son Château de S. Julien. Guillaume de Paul qui fondait sur lui de si grandes espérances, n’eut pas même la consolation de le voir prêtre. Dieu disposa du père plus d’un an avant l’ordination du fils. Mais ce bon vieillard donna, avant que de mourir, de nouvelles preuves de sa tendresse pour Vincent. Il ordonna par son testament qu’on n’épargnât rien pour lui faire continuer ses études ; et il le partagea, autant que la justice put le lui permettre, en fils bien-aimé. La mort d’un père si cher, ne put manquer d’être bien sensible à un fils dont la reconnaissance fut toujours le caractère ; et il ne s’en consola que dans l’espérance de pouvoir bientôt offrir pour le repos de son âme, la victime adorable qui efface les péchés du monde. On n’a pu jusqu’ici savoir bien sûrement ni le jour ni le lieu où il offrit pour la première fois cet auguste sacrifice. Une ancienne tradition de la ville de Buset porte qu’il dît sa première messe dans une chapelle de la Sainte Vierge, qui est de l’autre côté du Tarn, sur le haut d’une montagne et dans les bois. Ce lieu isolé et solitaire devait au moins être fort du goût de notre jeune prêtre, car on lui a quelquefois entendu dire qu’il fut si effrayé de la grandeur et de la majesté de cette action toute divine que, n’ayant pas le courage de célébrer en public, il choisit, pour le faire avec moins de trouble, une chapelle écartée où il se trouva seul avec un prêtre pour l’assister selon la coutume, et un clerc pour le servir. Quelle leçon pour tant de nouveaux prêtres qui, moins vertueux que ne l’était Vincent de Paul, ne paraissent jamais plus dissipés que dans ce jour précieux où ils devraient se livrer tout entiers à l’amour, à la frayeur et au plus profond recueillement.
A peine Vincent était-il prêtre que les personnes les plus éclairées le jugèrent capable d’être pasteur ; et quoiqu’absent, il fut nommé à la cure de Tilh, qui était une des meilleures du diocèse d’Acqs. M. de Commet son illustre ami la sollicita pour lui, mais son mérite la sollicita beaucoup mieux encore ; et messieurs les grands vicaires qui étaient, mieux que personne, informés de son zèle, de sa piété et de ses talents, se firent un plaisir de la lui procurer . Mais elle lui fut contestée par un compétiteur, qui l’avait impétrée en cour de Rome. Vincent qui savait déjà qu’un serviteur de Dieu ne doit pas aimer les procès, sacrifia volontiers son droit et ses prétentions. Il n’eût quitté ses études qu’avec beaucoup de peine ; son désistement lui laissa la liberté avec tout le succès dont nous avons déjà parlé.
Quelques mois après avoir fini son cours de théologie, il partit pour Bordeaux. Le motif de ce voyage fut, comme il l’écrivit dans la suite, une affaire qui demandait de grandes avances et qu’il ne pouvait déclarer sans témérité. C’est tout ce que nous en avons pu savoir de certain. On peut cependant croire avec l’auteur de l’abrégé italien de sa vie, qu’il eut une entrevue avec le Duc d’Espernon qui, comme bien d’autres, le jugeait capable des premiers emplois et qui, pour les lui procurer, n’avait presque besoin que de son consentement. Quoi qu’il en soit, car nous n’avons ici que des conjectures à présenter, Vincent ne fut pas plutôt de retour à Toulouse, qu’il se vit obligé de faire un nouveau voyage, qui dura assurément plus longtemps qu’il n’avait cru et qui aurait été pour lui le comble du malheur, si les serviteurs de Dieu ne savaient pas se rendre supérieurs aux plus fâcheuses révolutions, et trouver leur joie et leur consolation dans l’accomplissement des ordres les plus rigoureux de la providence. Voici comme la chose se passa.
Une personne de piété et de condition, qui savait estimer les dons de Dieu et qui admirait depuis longtemps la vertu de Vincent de Paul, l’institua son héritier. Ce fut la première nouvelle qu’il apprit en arrivant à Toulouse et, dans l’état où il était, elle ne dut pas lui être indifférente. Comme il eût reconnu qu’en conséquence de cette succession, il lui devait revenir douze ou quinze cents livres d’un homme qui, pour ne les payer pas, s’était retiré à Marseille ; il s’y transporta et, parce qu’il n’était pas de ces cœurs inflexibles qui ne connaissent point la miséricorde, il se contenta de trois cents écus. Il y a bien l’apparence qu’il ne s’était jamais vu si riche. Sa bonne fortune ne dura pas longtemps et il apprit bientôt ce que l’expérience d’un million d’autres ne nous apprend point assez, qu’il n’y a souvent qu’un pas entre l’état le plus heureux et la plus accablante disgrâce.