Pendant le voyage qu’elle fit à Nantes, elle reçut nouvelle de Monsieur Vincent par une lettre du 21 Août mil six cent quarante six, que notre grande Reine Anne d’Autriche demandait deux de ses filles pour servir les malades à Fontainebleau.
Il arriva dans ce même temps que cette charitable princesse entretenant à Calais pendant le siège de Dunkerque un hôpital pour les soldats malades et blessés; et deux filles de quatre qu’elle y avait envoyées étant mortes dans cet emploi ; elle manda à Monsieur Vincent de lui en donner d’autres. Sitôt que la Communauté en eût connaissance, il en vint plusieurs avec une sainte émulation s’offrir à lui pour ce ministère, comme des victimes qui se dévouaient à la mort, dont il en choisit quatre, qu’il y envoya ; et recommandant leur voyage aux prêtres de sa compagnie, il leur en parla en ces termes. De quatre filles qui étaient à Calais, il y en a deux décédées qui étaient des plus fortes et des plus robustes . Cependant les voilà qui ont succombé sous le faix. Imaginez-vous ce que c’est que quatre pauvres filles à l’entour de cinq ou six cents pauvres soldats blessés et malades. Voyez un peu la conduite et la bonté de Dieu, de s’être suscité en ce temps-ci une Compagnie de la sorte. En vérité, Messieurs, cela est touchant. Ne vous semble-t-il pas que c’est une action de grand mérite devant Dieu, que des filles s’en aillent avec tant de courage et de résolution parmi des soldats les soulager en leurs besoins, et contribuer à les sauver. Qu’elles aillent s’exposer à de si grands travaux, et mêmes à de fâcheuses maladies, et enfin à la mort, pour ce gens qui se sont exposés au péril de la guerre pour le bien de l’Etat.1
Ce n’a pas été seulement dans ces occasions que sa Majesté a fait l’honneur à Mademoiselle Le Gras d’employer sa compagnie. Elle s’en est servie pour tous les emplois de charité qui se sont présentés, et elle a bien voulu même s’intéresser dans tous ses desseins. Les grandes occupations de sa Régence ne l’ont pu empêcher d’entrer dans toutes les oeuvres de piété, qui ont été entreprises par cette fondatrice. Elle les a appuyées de l’autorité souveraine qu’elle avait entre les mains : Elle a ouvert ses trésors et répandu ses libéralités pour y contribuer avec abondance, et elle n’a pas épargné jusqu’à ses pierreries dans les pressantes nécessités. Quelle misère n’a pas ressenti les effets de sa piété royale ? Elle a envoyé du secours aux provinces ruinées par les guerres étrangères et civiles. Elle a assisté les pauvres honteux, les malades, et les incurables des paroisses de Paris. Et celle dont Dieu m’a confié la conduite, en doit rendre un témoignage public, et en conserver une éternelle reconnaissance ; ayant été assez heureuse pour être l’objet de ses soins et de ses bienfaits jusqu’au jour de sa mort.
Mais quoi que sa charité ait embrassé toutes sortes de besoins, elle s’est appliquée avec une tendresse particulière au secours des enfants, qui par l’indigence ou par la cruauté de leurs pères étaient réduits à une extrême nécessité. Sans faire de différence dans leur naissance et dans leur état, elle a été à tous comme une mère commune ; donnant aux familles pour la nourriture de ceux qui étaient légitimes ; et contribuant à la subsistance de l’hôpital établi pour ceux qui étaient exposés, et lui procurant auprès du Roi des rentes sur son domaine.
Charité digne d’une Reine très chrétienne, qui a inspiré au Roi son fils la piété de l’Empereur Constantin, dont on a conservé cette loi qu’il fit en faveur des enfants abandonnés de leurs pères, par laquelle il ordonna qu’on leur fournirait tout ce qu’il leur serait nécessaire, tant sur son domaine public et impérial, que sur son revenu particulier.
Charité digne d’une vénération semblable à celle de cet Empereur eut pour Hélène sa mère, dont l’histoire d’Eusèbe nous apprend qu’il eut pour elle tant d’estime et de respect, qu’après lui avoir permis d’user avec liberté de ses trésors pour en dispenser aux pauvres autant qu’elle souhaiterait, il fit graver son image sur sa monnaie, pour marquer avec des caractères immortels la gloire qu’elle avait acquise par ses libéralités.
L’exemple de cette auguste Reine anima puissamment la compagnie des Dames, et il les encouragea à continuer le soin et l’assistance des pauvres enfants exposés, lors que leur nombre s’étant extraordinairement augmenté, elles étaient sur le point de les abandonner. Sa Majesté voyant qu’il n’y avait pas assez de lieu pour les loger tous dans la maison du faubourg Saint Victor, leur donna le château de Bicêtre en l’année 1647, et elle fit paraître en toutes occasions des témoignages de son zèle pour cet oeuvre de charité.
Mais il arriva en l’année mille six cent quarante neuf, que les misères attirées par la guerre civile arrêtèrent la plupart de ces grandes sources, qui fournissaient à son entretien ; et que tout le poids et la charge de la dépense tomba presque sur Mademoiselle Le Gras, et sur sa communauté. Il n’y eut point d’efforts qu’elle ne fit dans cette rencontre pour y pouvoir satisfaire. Elle suivit le conseil que l’Apôtre donne aux chrétiens de travailler de leurs mains à quelque ouvrage bon et utile, pour avoir de quoi secourir ceux qui sont dans l’indigence (Ep. 4, 28) ; elle emprunta de l’argent qu’elle mit entre les mains de ses filles, pour faire du pain et autres provisions, qui étaient propres à débiter dans ce temps, afin que le profit et le gain qu’elles en pourraient tirer, pût servir à faire subsister cet hôpital. Le zèle de ses filles alla encore plus avant. Elles prirent même jusque sur leur nécessaire pour en augmenter le fonds ; et elles se contentèrent de prendre pour elles une fois le jour seulement, un peu de nourriture la plus grossière. Cette Supérieure qui les animait par son exemple, voyant un jour ces pauvres enfants dans une nécessité extrême, donna tout l’argent de sa maison, à la réserve de deux pistoles, pour leur avoir du blé, quoiqu’elle ne se vit en état de rien recevoir d’un mois. Et sans consulter les règles de la prudence humaine, ni même les lois de la nature, elle ne suivit que les mouvements de son zèle, et de la confiance qu’elle avait en la Providence de Dieu.