Conseils à Falconnet qui, comme beaucoup de jeunes gens, doit lutter contre son orgueil et sa sensibilité.
Cuires, près Lyon, 19 septembre 1831.
Mon cher Ernest,
Te peindre tous les sentiments dont la lecture de ta lettre a pénétré mon âme serait chose difficile, t’exprimer toutes les pensées qui se sont succédé dans mon esprit à ce sujet serait moins facile encore. A peine, dans les épanchements d’une longue et douce causerie, pourrais-je essayer d’y parvenir, que sera-ce donc, limité que je suis dans les étroites bornes d’une lettre confidentielle?
Toutefois je te dirai que ta franchise me touche et que ta confiance m’honore, que j’ai vu avec la plus vive reconnaissance l’espérance que tu mettais dans ton ancien ami, que malgré la conscience de mon inexpérience et de ma faiblesse je n’ai pas balancé à te tendre une main amicale et à m’efforcer de réunir mes idées pour t’indiquer autant qu’il serait en moi la source et le remède de ton mal, le chemin de la vérité et de la vertu; accorde-moi, je te prie, une heure de méditation pour soumettre à une réflexion profonde les points suivants que je place comme autant de jalons pour diriger ta pensée :
1° Déjà plusieurs fois je t’ai parlé d’une époque critique par laquelle l’homme passe aux jours de sa jeunesse. Car si dans les mystères antiques l’initiation fut toujours précédée par l’épreuve, pourquoi dans le mystère de la vie humaine le moment où la pensée et la volonté deviennent personnelles ne serait-il pas un moment d’épreuve et de lutte? et comme l’homme a une double carrière à parcourir, celle de la science et de la vertu, le combat se livrera sur deux terrains différents entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal et, tandis que le doute s’emparera de l’esprit, les passions remueront les profondeurs du cœur.
2° Que, si les bienfaits d’une éducation sage et éclairée ont précédé le commencement de ces combats, il y a bonne espérance. Pareille à l’aiguille aimantée qu’une impulsion étrangère a fait osciller quelques instants dans des sens divers, mais qui reprend bientôt la position que lui donna la nature; l’âme agitée quelque temps par les tentations multipliées se calmera par sa propre force et se relèvera de ses chutes et, sûre, après un mûr examen, de l’excellence des notions qui lui avaient été transmises, elle marchera avec ardeur à la conquête de la vérité, à la perfection morale.
3° Toutefois des nombreux écueils sont à craindre. Il en est deux surtout qui méritent d’être signalés; il est, dis-je, dans le sanctuaire de l’âme deux puissances infernales qui semblent opposées l’une à l’autre et qui pourtant conspirent merveilleusement pour nous perdre : 1) du développement rapide de la personnalité dans un jeune homme naît le sentiment de sa force individuelle, de sa liberté, de son indépendance, il a conscience de ses facultés naissantes et le joug de l’autorité lui devient lourd. De là la présomption, la témérité et la plupart des défauts qu’on a coutume d’attribuer à la jeunesse et que je résume sous le nom général d’orgueil. L’orgueil donc n’est autre chose que la personnalité développée outre mesure, c’est une sorte d’égoïsme. C’est la première tentation de toute âme rationnelle. C’est le premier crime des premières intelligences créées, c’est aussi lui qui livre les premiers assauts à l’homme qui entre dans le monde. Fière d’évoquer à soi les traditions et les croyances de son enfance, la raison use amplement de ce droit et souvent, au lieu de chercher la vérité dans la sincérité de son cœur, de la reconnaître à ses traits frappants et de se soumettre à son autorité, elle se plaît à prolonger l’exercice de son droit d’examen, le doute, le scepticisme lui apparaît comme un champ vaste où elle peut étaler sa puissance usurpatrice; elle se plaît à imiter le Jupiter-assemble-nuages d’Homère en obscurcissant les axiomes les plus reçus (ces paroles sont du sceptique Bayle) et pour [se montrer] esprit fort elle se fait l’ennemie de toute foi, de tout principe généralement admis, le Don Quixote de tous les paradoxes. Dès lors les autels, la religion de l’enfance sont abjurés et, pour calmer le cri de la conscience irritée, on s’efforce d’entasser des objections futiles, des ridicules plus futiles encore, comme si le ridicule n’était pas une arme tranchante des deux côtés, comme si toute connaissance pouvait être assez claire pour ne pas présenter quelques énigmes, comme si enfin toute bonne chose ne pouvait pas prêter aux sophismes et aux moqueries des méchants. Voilà pour l’orgueil; 2) d’un autre côté s’élèvent les passions du cœur, la sensibilité s’arroge un puissant empire et livre à la vertu des combats semblables à ceux que l’orgueil livre à la vérité, les voluptés sensuelles apparaissent environnées de charmes séducteurs. Malheur à celui qui leur ouvrira sa porte. Elles se précipiteront dans son âme comme un torrent, elles s’empareront de toutes ses pensées, de toutes ses affections, de tous ses désirs, elles énerveront son entendement, elles tueront sa force morale : découragé, dégoûté de la science et de la vertu, il leur dira adieu pour toujours. Le scepticisme finira par laisser la place à un matérialisme grossier, et celui qui devait devenir homme, enseveli dans la corruption, la plus profonde, est réduit lui-même au rang des brutes.
3° Tels sont les deux principaux écueils contre lesquels viennent se faire tant de naufrages : telles sont les deux puissances infernales qui attendent le voyageur sur le chemin pour le combattre et le précipiter dans l’abîme; il est peu de jeunes gens, surtout dans la classe éclairée, qui échappent à leurs attaques. Et toi aussi tu les as ressenties. Mais pauvre jeune homme ignorant les dangers qui t’environnaient, tu t’avançais plein de confiance, les premières séductions s’emparèrent de toi! Oh! j’avais bien remarqué ce penchant au ridicule, au paradoxe, à l’opposition systématique! Tu as malheureusement lu des livres propres à les favoriser, il s’est développé rapidement : vois, mon ami, l’envie de briller, l’amour de la critique, le paradoxe, le sophisme sont comme les mille têtes de l’orgueil, cette hydre sans cesse renaissante : il la faut frapper d’un coup. D’un autre côté je craignais depuis longtemps que la lecture des romans ne te fît mal. Tu as pu t’en apercevoir par mes conversations. Mes prévisions ne se sont que trop justifiées : ton esprit est abattu, ton âme est énervée, ton imagination est stérile, le dégoût de l’existence te déborde de toutes parts…
Faut-il donc désespérer et perdre toute confiance? Le mal est-il sans remède? Oh non! il n’y a de mal sans remède que celui qu’on ne sent pas et toi tu as senti le tien et tu as connu la maladie de ton âme et tu as dit comme Jérémie : ego vir videns paupertatem meam! Bien, mon ami, aie espérance, arme-toi d’une résolution forte et courageuse, conçois la dignité de ta vocation d’homme et fais-toi fort de la remplir; fixe les yeux au but et marche hardiment; que quelques faux pas ne te découragent point, relève-toi de tes chutes et tâche de pratiquer les remèdes que je vais t’indiquer :
1° considère le but de ton existence, efforce-toi de concevoir un amour sincère pour tout ce qui est vrai et bien, cherche l’tin et l’autre dans la sincérité de ton âme.
2° les preuves de la religion te paraissent puissantes, irréfragables, c’est bien, mais c’est trop peu encore; il ne suffit pas d’être convaincu, il faut être persuadé, il faut croire. Pour y parvenir, quel autre moyen que de se livrer à des méditations fréquentes sur la vérité, la bonté, la beauté du christianisme… Adoptant la trilogie que je t’avais tracée, considère cette religion céleste dans son origine en elle-même — dans son application, son établissement, ses résultats. Il ne suffit point d’un regard superficiel, il faut des réflexions répétées. Vois la foi primitive révélée à Adam avec la promesse du Rédempteur transmise d’âge en âge à la postérité, se perpétuer parmi les nations malgré les ténèbres de l’idolâtrie‘ malgré les funestes effets du péché originel et demeurer cependant pure dans les tabernacles d’Israël pour que la tradition non interrompue parvienne jusqu’au jour de l’accomplissement. Ici la scène change. Le Verbe s’est fait chair, ses miracles et ses perfections, sa vie, sa mort, sa résurrection prouvent sa divinité et sa doctrine de foi, d’espérance et d’amour apparaît comme la loi définitive de l’humanité. Qui pourra en sonder toutes les profondeurs, qui pourra exprimer son alliance intime avec les besoins et la nature de l’homme, qui pourra exprimer dignement les conséquences bienfaisantes dont elle est féconde? Mais voici déjà s’effectuer sa réalisation glorieuse : la face de l’Europe change, les nations barbares se civilisent, la loi de la force est remplacée par la loi d’amour. Efforce-toi de t’absorber dans les grandes considérations. Il serait bien à toi de les rédiger, ce serait un travail d’une centaine de pages qui offrirait beaucoup d’intérêt et d’utilité quand des doutes importuns surviendraient, tu les dissiperais par cette lecture. Je t’engage aussi à relire les SS. Ecritures, principalement les psaumes, les prophètes et le Nouveau. Testament. Tu éprouveras dans ces sortes de méditations de délicieuses jouissances, chaque jour viendra dissiper quelques obscurités, chaque jour t’apportera de nouvelles lumières, crois-en mon expérience.. Mais tout ceci est à la condition que tu te livreras à l’étude franchement et avec simplicité, te dépouillant de tout esprit de chicane, rejetant les paradoxes et les ridicules comme autant de mauvaises pensées.
3° Réforme tes affections mauvaises, efforce-toi de tuer cet égoïsme qui est le père de l’orgueil et de la sensualité. Pour y parvenir, songe souvent à la faiblesse de la nature humaine, aux inclinations mauvaises dont elle est obsédée, à l’impuissance de faire le bien sans un secours surnaturel. Pense que tout don parfait vient d’en Haut, rapporte à Celui dont tu tiens tout tous tes succès, tous tes travaux. Quand la volupté te fera la guerre, songe à la haute destinée à laquelle tu es appelé, occupe-toi d’études graves et sérieuses, renonçant à toute pensée d’orgueil et à toute lecture molle et séductrice. Surtout prie beaucoup et ne rougis pas de le faire, humilie-toi devant Celui qui t’a créé. Une confession générale, en te faisant jeter un coup d’œil sur toutes les fautes de ta vie, contribuera beaucoup à dompter ton amour-propre. Ainsi purifié, tu iras chercher les lumières à leur source, c’est-à-dire dans le sein de Dieu. Là tu trouveras la force et l’intelligence, la science et la vertu, alors tu marcheras avec courage dans la carrière de la vie et, rien ne troublera plus ton cœur.
Mon frère m’a promis pour toi ses prières; il te conseille une confession générale et t’engage beaucoup à persévérer dans tes bons sentiments.
Reviens le plus tôt possible, j’ai beaucoup de choses- à te dire, des choses intéressantes, intimes.
Présente mes respects à ton excellente mère, mes amitiés à ta sœur. A toi l’affection constante de ton cousin et ami.
A.-F. OZANAM.
Copie : Société de Saint-Vincent de Paul.