Enthousiasme de vivre cette époque troublée. Zèle pour l’étude.
Lyon, 21 février 1831.
Mes bons amis,
A mon tour la gronderie. Vous aviez promis à ma prochaine lettre une prompte réponse; j’ai écrit, plus d’un mois s’est écoulé, et je n’ai pas encore reçu de vos nouvelles. Pourtant les mois sont aujourd’hui des siècles, les semaines sont des époques; tous ces vastes spectacles doivent remuer les jeunes âmes, tout cela doit faire bouillonner les jeunes cœurs et leur donner besoin de s’épancher au dehors par de douces et familières causeries. Pourquoi donc laisser ainsi vos pauvres amis de province dans un complet dénuement d’idées et de documents?
Quant à moi, bien des choses se passent dans mon âme, et certes, si j’avais le loisir de réfléchir, j’aurais en moi-même de quoi faire un bon cours de psychologie. Lorsque mes yeux se tournent vers la société, la variété prodigieuse des événements fait naître en moi les sentiments les plus divers : tour à tour mon cœur est inondé de joie ou abreuvé d’amertume; mon intelligence rêve un avenir de gloire et de bonheur ou croit apercevoir dans le lointain la barbarie et la désolation approchant à grands pas. Les derniers faits surtout m’ont frappé de la consternation la plus profonde et m’ont rempli de l’indignation la plus vive. Néanmoins, ces considérations mêmes m’animent et me pénètrent d’une sorte d’enthousiasme. Je me dis qu’il est grand, le spectacle auquel nous sommes appelés; qu’il est beau d’assister à une époque aussi solennelle; que la mission d’un jeune homme dans la société est aujourd’hui bien grave et bien importante. Loin de moi les pensées de découragement! Les dangers sont un aliment pour une âme qui sent en elle-même un besoin immense et indéfini que rien ne saurait satisfaire. Je me réjouis d’être né à une époque où peut-être j’aurai à faire beaucoup de bien, et alors je ressens une nouvelle ardeur pour le travail.
Je poursuis autant que possible mes recherches, je me prépare à mon œuvre; car, dénué comme je le suis des ressources scientifiques, tout ce que je puis faire, c’est de me livrer à des études préliminaires. Je m’efforce d’embrasser d’un coup d’œil général le sujet où doivent un jour s’exercer toutes mes facultés; je mesure la carrière, et plus je l’envisage, plus j’éprouve de satisfaction, parce que mes pressentiments sur l’issue de mes recherches prennent plus de force et de consistance, et que j’entrevois plus clairement pour dernier résultat le grand principe qui m’avait d’abord apparu à travers tant de nuages : la perpétuité, le catholicisme des idées religieuses, la vérité, l’excellence, la beauté du christianisme.
J’avais besoin, mes bons amis, de m’épancher un peu, séparé que je suis presque continuellement de mon cher M.1 et de mes autres anciens camarades. J’ai vu M. Noirot. Il est mieux, son mal a diminué, mais sa bonté est toujours la même. Il nous accueille très bien; il nous a expliqué tes deux lettres, mon cher Fortoul; il n’approuve guère que tu te livres exclusivement aux spéculations métaphysiques. Il t’aime toujours beaucoup et te prie bien de lui écrire, de lui ouvrir tous tes desseins philosophiques.
Quel ami que ce bon M. Noirot! A lui reconnaissance éternelle, à vous l’attachement inviolable et le souvenir constant de votre ami et compagnon d’armes.
Original : perdu. Ed. : Lettres (1912), t. I, p. 10.