Importance des connaissances littéraires et philosophiques, quelle que soit la carrière adoptée.
Lyon, 24 août 1830
Monsieur Ernest Falconnet.
Il est bientôt dix heures, j’ai bien déjeuné, l’estomac est rassasié, je n’ai mal nulle part, je n’ai pas de besoin d’aucune espèce, autour de moi tout est assez tranquille, l’esprit est donc aussi libre que possible, aussi libre qu’il est nécessaire pour écrire à très haut et très puissant seigneur Claude Marie Ernest Falconnet, bachelier futur.
Et voilà que sur ces entrefaites, Monsieur mon chat a escaladé mon épaule et, l’œil fixé sur ce que j’écris, prend une leçon de style épistolaire.
Or donc, monseigneur, comment se maintient votre précieuse santé? Que sont devenus les maux de tête? Comment se porte votre illustrissime esprit et votre génie enfanteur? Est-on gai, morose, joyeux, chagrin? La fantaisie est-elle sombre, environnée d’épais nuages ou bien s’étaye-t-elle dans les riantes campagnes du Mâconnais? Lit-on un peu l’ami Descartes? Le médite-t-on surtout? Commence-t-on à devenir philosophe et à se demander le pourquoi des choses? Voilà le moment de se disposer au grand voyage de la vie, courage. Quant à moi, je suis loin de savoir quelle carrière j’aurai à parcourir. J’ai voulu être avocat et j’ai toujours eu l’intention de cultiver les lettres et la philosophie. Mais aujourd’hui que les événements sont si embrouillés, peut-on savoir ce qui adviendra? Qui me dit qu’un de ces quatre matins je ne me trouverai pas comme Monsieur mon Père au pont d’Arcole ou à Lodi ou peut-être à Londres, à Vienne le sabre à la main et le sac sur le dos? On parle tant de guerres qu’on finira probablement par en faire; je crois même que c’est le seul salut de la Patrie, car les esprits sont tellement divisés, les partis si opposés, les factions si tranchées qu’il faut absolument une guerre contre l’étranger pour réunir les esprits et empêcher la guerre civile.
En tous cas advienne que pourra, je, n’en poursuis pas moins mes études, car, dussé-je devenir un jour capitaine, elles ne me seront pas inutiles. Quiconque envisage la philosophie sérieusement, et ne la regarde pas comme un objet de luxe, s’aperçoit bien vite que la philosophie est utile à tous les états, au soldat comme au prêtre.
Quoi de plus utile à un militaire que l’étude des langues? Ne serai-je pas bien content de savoir l’allemand et l’italien si jamais je guerroye en Italie ou en Allemagne? D’un autre côté rien de plus nécessaire à un militaire que la religion et par conséquent que les études religieuses.
Il n’y a pas jusqu’à la poésie qui n’ait son utilité pour distraire quelquefois au fort même de la guerre; la guerre est un beau sujet d’inspiration, c’était à cheval et les armes à la main que [David] 1 composait ses chants sublimes.
Ainsi quoi qu’il en soit, je poursuis mes études tout comme d’habitude. J’ai terminé mon idylle de Jeanne d’Arc à Vaucouleurs, je lis mon Hérodote et mes monologues de …1, et en même temps l’histoire littéraire de l’Italie de Ginguené2, histoire selon moi pleine d’érudition mais assez superficielle.
En même temps je poursuis mes travaux pour notre futur ouvrage. J’ai trouvé des choses très curieuses sur les croyances des Tartares, sur la Trinité de l’Inde, sur la Trinité égyptienne : tout prouve jusqu’à présent en notre faveur.
Je tâche d’acquérir quelques connaissances préliminaires sur le sanscrit, qu’il nous faudra certainement étudier pour réussir dans notre affaire. D’après ce que j’ai vu jusqu’à présent il ressemble beaucoup au grec, à l’allemand, au latin … (lacune) … sur une vingtaine de mots que j’ai vus voilà les ressemblances que j’ai trouvées, j’en trouverai sans doute bien d’autres par la suite, mais tout cela n’est que très préliminaire.
Adieu mon cher ami, aime toujours ton camarade.
A.-F. OZANAM.
Il faut que je me mette à l’étude de cette terrible mythologie indoue qui est extrêmement confuse; travaille ferme sur les celtes.
Copie : Société de Saint-Vincent de Paul.