François-Régis Clet : prêtre de la Mission, martyr en Chine, 1748-1820 (17)

Francisco Javier Fernández ChentoFrançois-Régis CletLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: André Sylvestre, cm · Année de la première publication : 1998.
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Annexe IV : Le Sac de St. Lazare du 13 juillet 1789

Dans un long rapport envoyé à un gentilhomme retiré à la campagne, le Comte de T., M. Lamourette, prêtre de la Mission, rappelle ce qu’est la maison de St. Lazare et quel est son rôle à Paris et dans l’Eglise de France. Il décrit ensuite, en témoin oculaire, ce qui s’y est passé. Il le fait dans les termes grandiloquents de la phraséologie de cette époque.

 » Dans l’après-midi de ce dimanche 12 juillet dernier, époque terrible et mémorable de la plus ténébreuse manœuvre que l’esprit de trouble et de discorde ait jamais conçus… il se formait une horde de vils malheureux qui ne voient l’espoir d’une meilleure destinée que dans le sang et le pillage, et dont la basse grossièreté tend toujours à se consoler de son néant par l’audace et à distraire de sa honte et de ses crimes en s’agitant sur des débris.

Tels furent les exécrables suppôts dont l’enfer se servit pour porter la désolation et l’horreur dans l’asile de la vertu et de la paix….

Tout à coup ces brigands furieux s’arment de poignards, de fusils, de haches, de bâtons, se transportent tumultuairement devant la principale porte de la maison de St. Lazare. Voilà que les longues et silencieuse voûtes de cette grande enceinte retentissent d’une manière horrible des coups dont on ébranle ce portique sacré et des clameurs dont la rage accompagne cette infernale manœuvre.

Voilà ces forts et antiques linteaux abattus et mis en pièces, et le sanctuaire de la vertu livré à la déflagration des scélérats.

Ils s’élancèrent d’abord vers la maison de renfermerie. Après avoir fracassé les barrières de fer qui résistaient à leur passage, ils chassèrent devant eux environ vingt prisonniers dans l’état de démence, et quatre ou cinq autres, enfants de familles respectables, détenus pour inconduite par l’autorité publique, et à la sollicitation de leurs proches. Les uns et les autres se dispersèrent au milieu de la confusion qui régnait dans la capitale, sans qu’on ait pu savoir ce que sont devenus ces infortunés.

Ce premier attentat consommé, la troupe hideuse revint au bâtiment de la communauté, se fit conduire au réfectoire, ordonna qu’on lui servit à manger et à boire, et, qu’on se préparât à lui livrer l’argent de la maison. On concevait quelque espoir de tranquillité, en voyant que ces hommes pressaient si peu les moments, qu’ils se rassasiaient assez à loisir de ce qui leur était présenté, et qu’ils acceptaient l’argent qu’on leur distribuait.

Mais toutes les avenues étant restées ouvertes, une populace innombrable vint grossir ce troupeau destructeur et méchant, et le brigandage ne connut plus de bornes. On a même été fondé à croire que cette seconde irruption avait été combinée. On y entrevit une sorte de commandement et de présidence. On a aperçu des ordonnateurs et des chefs. Une tresse noire les distinguait à la tête des bandits. Il importe de remarquer cette circonstance, M. le Comte, ainsi que celle où commença le pillage des blés et des farines. On n’y songea qu’à dix heures du matin, le lundi 13 ; et la maison était à la discrétion de ses destructeurs depuis environ deux heures et demie après minuit.

Aussitôt après l’arrivée de ce renfort de méchanceté, on entendit de toutes parts le fracas d’une destruction générale. Vitres, croisées, portes, armoires, tables, chaises, lits, manteaux de cheminée, on voyait tout se résoudre en éclats sous le fer implacable de ces forcenés. En même temps un flux et reflux de voleurs de tout âge et de tout sexe dégarnissait toutes les chambres, et exportait avec une incroyable avidité tous les meubles et effets qui s’offraient à leur vue, pénétrait partout, pillait tout, jusqu’aux objets de la dernière valeur. Pas la moindre parcelle d’habillement, de linge de corps, de lit et de table, pas un seul des ustensiles de cuisine et des autres offices domestiques, n’a échappé à l’insatiable rapacité de cet essaim féroce.

C’était peu pour ces pervers de s’approprier ce qui était portatif ; il fallait que leur rage de nuire s’exerçât sur le reste, et que cette demeure devint inhabitable. Ils ont arraché, brisé, mis en lambeaux, dispersé dans les cours, les bois de lit, les tables, les chaises, mis hors de service toutes les paillasses et tous les matelas, dégradé tous les lambris, écorné jusqu’aux angles et cordons des murs. De plus de mille portes qui fermaient les cellules des dortoirs, de plus de quinze cents fenêtres qui en éclairaient l’intérieur, rien n’est resté entier ; tout a subi les derniers traitements de la fureur.

Le réfectoire, ce vaisseau immense et superbe, si connu dans Paris pour l’ordonnance de son enceinte, et surtout pour la beauté des peintures qui en décoraient les murs, n’offrit plus à l’instant, à l’œil du spectateur que des tables renversées, des vases brisés, des bancs en éclat, des tableaux en lambeaux et toute la nudité d’un lieu où le fer et la guerre ont déployé toutes leurs horreurs.

Mêmes dévastations dans les salles destinées aux exercices de la communauté et aux retraites des étrangers. Il en existait une remarquable et très connue de la capitale, pour la collection qu’elle renfermait de cent soixante portraits de Papes, de Cardinaux, et autres personnages illustres, dont la mémoire est précieuse à la congrégation de la Mission. Toute cette collection précieuse a été la proie des haches et des lances, et changée en un monceau de toiles lacérées, froissées, et salies sous les pieds de ces furies déchaînées.

La grande bibliothèque de la Communauté, composée de près de cinquante mille volumes, la bibliothèque particulière des Clercs étudiants, celles des Supérieurs et des Professeurs, les deux bibliothèques affectées aux deux pensions établies dans cette maison, ont été, avec leurs trumeaux et leurs treillages, bouleversées, déchirées, foulées aux pieds, jetées par les fenêtres, mutilées et dispersées dans les jardins et dans les cours, réduites enfin à un état de dégradation qui ne laisse pas même l’espoir d’extraire de tant de ruines le plus modique assortiment.

On a détruit jusqu’aux dernières traces d’un cabinet de physique que la maison avait organisé du produit de ses épargnes graduelles, pour l’institution scolastique de ses élèves, et qui servait surtout à ceux qu’on prépare pour les missions de la Chine, où ils ne sont reçus qu’à la faveur de l’appareil de géométrie, de dioptrique et d’astronomie, dont il faut qu’ils s’environnent en abordant ces contrées idolâtres.

La salle de l’apothicairerie, qui renfermait un fonds très riche et des parties très précieuses, n’est plus visible que dans les ruines qui l’enveloppent. Tous les ateliers domestiques ont été sapées et dépouillés ; et toute cette maison ne présente plus à l’œil de ceux qui la visitent, que des murs et des décombres.

Hélas ! mon cher Comte, je suis allé moi-même arroser de mes larmes tous ces déplorables débris. Mais parmi tous ces affreux trophées du brigandage et de la désolation, il en est un dont toute mon âme se sentit suffoquée : c’est le ravage sacrilège porté dans la chambre de Saint Vincent de Paul, dans ce temple dépositaire de tous les monuments sacrés et chéris de sa pauvreté et de son austérité… Âmes farouches et impitoyables ! comment n’avez-vous pas été saisies d’une terreur religieuse, au moment où vos yeux impurs se sont arrêtés sur cet asile, où tout est plein de Dieu ? Qu’y-a-t-il de commun entre la dépouille d’un saint, d’un pauvre, et vos vues de déprédation et de rapine ?… Une natte de chaume, sur laquelle il est mort, un misérable chandelier rongé par la rouille, portant le reste de suif qui éclaira son dernier soupir, une seule chaise de paille, un chapeau grossier, des vêtements tissus de ce qui se travaille pour la dernière classe des indigents, le bâton agreste dont il appuyait, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans son corps épuisé par les veilles et les austérités, des bas de serge les seuls dont il connut l’usage ; des linges encore empreints des plaies vénérables de ses jambes crevassées par la continuité des courses que lui imposait son zèle pour les malheureux, un chapelet, un bréviaire… Voilà, M. le Comte, ce que des mains indignes et barbares on osé souiller de toute leur corruption, lacérer sans pudeur… Non, je n’ai pu voir, sans frémir, ces restes augustes du mobilier d’un Saint, et d’un Saint qui doit être si cher à tout ce qui possède une âme humaine, épars et confondus avec les haillons de la scélératesse. Car, dans son aveugle fureur, elle grossissait partout de ses propres lambeaux, les odieux vestiges de ses ravages.

Mais le tableau de cet attentat impie n’est pas achevé. Le délire conduisit ces hommes effrénés vers un vestibule où l’on venait de placer le modèle d’une statue que la sculpture, par ordre de notre juste et religieux Monarque, se prépare à porter au Louvre, pour immortaliser les vertus d’un Saint qui fut le meilleur des hommes. Ils ont fracassé les mains de cette image sacrée; ils en ont mutilé le corps, ils ont eu la basse cruauté d’en détacher la tête, et de la promener dans les places publiques, comme l’ombre d’un homme qui aurait été funeste à son siècle, et qui aurait été l’oppresseur de ses contemporains.

Enfin, M. le Comte, ces malheureux ne trouvent plus rien en dedans de la maison, dont la destruction ne fût achevée, ils se portèrent dans les jardins et les parterres ; ils en ont ravagé les fruits et haché les arbres. Ils se sont répandus dans l’enclos, y ont égorgé les moutons qui y paissaient, et dégradé tout ce qui s’est trouvé sur leur passage. Et pour dénouement de tant de scènes atroces, ils mirent le feu aux engrangements. Une partie de ces constructions fut dévorée par les flammes ; et tout le corps de la maison eût été réduit en cendres, si l’incendie n’eût été arrêté par la promptitude des secours, par l’activité et l’intelligence des pompiers, et surtout l’invincible résistance de la milice bourgeoise, qui se créa et s’organisa avec une inconcevable vitesse.

Je passe, M. le Comte, sur bien des détails ; mais vous concevez aisément quel dût être l’état d’une maison dont une multitude de plus de quatre mille misérables altérés de pillage, de ruines, et de malheurs, s’est vu maître pendant quatorze heures.

Tandis que ces phénomènes d’iniquité souillaient la sainteté de cette demeure, que devenait le respectable troupeau d’hommes justes qui l’habitaient ? Il avait fui, il était dispersé, il errait dans les plaines. Le Supérieur général et deux de ses Assistants s’échappèrent par-dessus les murs de l’enclos ; un troisième qui osa passer au travers de la foule des malfaiteurs, pour aller demander du secours, en fut violemment battu et dangereusement blessé. Les deux Procureurs ne purent se sauver qu’en se roulant périlleusement le long des gouttières de l’église, pour gagner les maisons voisines. Heureusement la Providence fit trouver un moyen pour transporter à l’Hôtel-Dieu un vieillard octogénaire qui s’était cassé la jambe peu de jours avant ce désastre. Un prêtre paralysé fut porté dans une maison voisine par les brigands eux-mêmes, que le garde-malade salaria pour ce travail ; et deux autres infirmes furent conduits chez les RR. PP. Récollets, qui les reçurent avec tout l’empressement de la plus tendre charité.

Les autres Prêtres, Clercs, et frères se dispersèrent de tous côtés, à demi-nus, réduits à manquer de tout, à se travestir sous des formes séculières, pour se dérober aux outrages, à ne trouver leur subsistance que dans l’humiliation de la mendicité, à demander les secours de l’hospitalité à MM. les curés et Vicaires de la campagne, qui donnèrent tous, en cette calamiteuse circonstance, des preuves bien touchantes de leur humanité, et qui pourvurent, avec une libéralité vraiment fraternelle, à tous les besoins de ces fugitifs innocents et malheureux.

Ceux qui s’étaient réfugiés dans quelques maisons de la capitale, revinrent les uns le lendemain de la dévastation, les autres les jours suivants, s’établirent sur leurs ruines, dans les chambres qui n’avaient ni portes ni fenêtres, et se nourrissant dans l’amertume, au milieu d’énormes monceaux de décombres, sans table, sans couvert, et sans linge, des secours de la bienfaisance publique.

Cette communauté voit reparaître successivement dans son sein ses habitants dispersés ; elle a recouvré déjà un bon nombre de Prêtres et de Clercs qui trouvent dans leur réunion et dans la restauration de leurs religieux exercices, l’adoucissement de leurs malheurs. Mais quelle force pourra jamais relever cette maison d’un coup si destructeur ?

Depuis que ce mystère de malice s’est accompli, chacun demande quel a pu être le motif qui a fait choisir la maison de St. Lazare, plutôt que tant d’autres objets de la haine des méchants, pour être un théâtre de dilapidation et de brigandage. La malveillance, la mauvaise foi, l’impiété qui calomnie tous les établissements qui tiennent à la religion n’ont pas manqué d’accuser cette maison d’avoir caché, au milieu de la disette générale, des amas de blé, d’avoir fermé son cœur et ses greniers aux besoins pressants d’un peuple menacé de la famine… Mais les gens de bien ont été révoltés de l’iniquité de cette inculpation ; et les Officiers publics, instruits des contributions de cette communauté pour l’approvisionnement de la ville, ont rendu témoignage à la vérité de son zèle et à la générosité dé ses procédés.

1° Il était consigné dans les registres de la halle, que dans les mois de décembre et de janvier, les Prêtres de S. Lazare y avaient fait porter trois cents setiers de blé.

2° Qu’ils en firent porter encore cent setiers dans le courant de juin et au commencement de juillet.

3° Que dans le même temps, sur la demande des Magistrats chargés de l’approvisionnement de Paris, on délivra cinq cents setiers de blé à douze livres au-dessous du taux courant.

4° Toute la paroisse de Saint Laurent est instruite que depuis la mi-décembre jusqu’à Pâques, on a donné tous les jours, à des heures réglées, du pain et de la soupe à plus de huit cents pauvres, et que le même secours a été fourni avec la même régularité à plus de deux cents, depuis Pâques jusqu’au milieu de juillet.

M. le Comte de Vonshire adressa aux Rédacteurs du journal de Paris, en sa qualité de Commandant du district des Récollets la lettre suivante :

 » Personne ne connaît mieux que moi, Messieurs, l’état de la maison de Saint-Lazare. Au moment de son désastre du 13 juillet, les districts de Saint-Lazare, de Saint Laurent, et des Récollets, réunis alors dans l’église des Récollets, m’ayant nommé Commandant de la milice bourgeoise, je me suis transporté à ladite maison de Saint-Lazare, à la tête de la nouvelle légion, où, après être parvenu à faire chasser un nombre considérable de scélérats, et à établir un peu d’ordre, j’ai fait emporter une quantité effrayante de cadavres, même des femmes enceintes, noyés dans le vin et empoisonnés par les liqueurs de l’apothicairerie ; et ensuite, sur le bruit public, j’ai visité généralement toute la maison ; et c’est pour satisfaire aux principes de la plus rigoureuse justice, que j’atteste,

1° qu’il ne s’est trouvé aucune arme à feu chez les MM. De Saint-Lazare, excepté un fusil rouillé, et le fusil à vent de leur cabinet de physique ;

2° qu’il n’y a chez eux aucun souterrain où ils puissent cacher du blé ou autres choses ;

3° que la quantité de blé et de farine trouvée à Saint-Lazare suffisait tout au plus pour leurs besoins personnels pendant trois mois, selon l’état constaté par cinq de MM. Les Électeurs, députés de la ville et commissaires au Châtelet, et la note que j’ai gardée de tout ce que j’ai fait transporter, sans laisser même un seul sac de farine à la maison…  »

Mais toutes ces apologies, mon cher Comte, sont inutiles pour tous ceux qui savent remonter à la vraie source des maux dont les fermentations et les attroupements de la population ont affligé la capitale.

Pour vous, Prêtres incorruptibles, hommes adorables, qui reçûtes autrefois mon enfance dans votre sein, dont j’ai longtemps partagé les saints travaux, et à qui je dois le bonheur d’aimer mes devoirs et de chérir la vertu, puissiez-vous être appréciés et connus de toute la France, comme vous êtes chers et respectables à tous les cœurs qui ont goûté la douceur de votre commerce, comme vous êtes précieux à tous les yeux qui ont pu contempler la sainteté de vos mœurs et l’inépuisable effusion de votre charité et de votre zèle ! Tristement assis sur vos ruines vous n’êtes inconsolables que de l’interruption de votre influence sur le sort des malheureux… Vertueux habitants de la grande cité ! Généreux et invincibles Compatriotes ! Votre estime sera aussi puissante pour ressusciter de ses cendres la maison de la paix et de la bienfaisance, que l’a été votre indignation pour renverser les forteresses de la cruauté et de la tyrannie.

Je suis, M. le Comte…

Votre très humble et très obéissant serviteur,

L’Abbé Lamourette,

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