L’amitié, la bonté et la cordialité, alimentées à l’Évangile et à St Vincent de Paul, marques du tempérament de M. Portal, l’amènent à une rencontre avec les pauvres. Son souci de confronter toute idée avec la dure réalité trouve par là un point d’application incisif.
L’Eglise et les pauvres
Chassée par l’exode rural, une population déracinée, s’empile dans les grandes villes et les cités industrielles, en quête de salaires de misère, logeant dans des taudis immondes, travaillant dès l’enfance, depuis l’aube jusqu’à la nuit tombante. Les mouvements socialistes s’emparent des aspirations de la classe ouvrière ; le Parti Ouvrier Français, en septembre 19oz, claironne que pour beaucoup et bien souvent, l’anticléricalisme est une «manoeuvre de la classe capitaliste pour détourner les travailleurs de leur lutte contre la servitude économique… Depuis 25 ans, on nourrit ce pays avec des salmis de moines».
L’Eglise, qui a perdu la classe ouvrière au XIXe siècle, a laissé se dresser un mur entre elle-même et cette portion de l’humanité, dotée d’un impressionnant potentiel d’énergie libératrice.
L’Eglise n’a peut-être jamais autant réalisé pour les pauvres, qu’au moment de l’avènement du «prolétariat». Seulement, il arrivait que ceux qui secouraient les pauvres charitablement, étaient les mêmes qui contribuaient, en maintenant l’injustice, à leur écrasement, tout en les berçant avec les consolations éternelles. Le cri d’Ozanam, ce « saint en redingote », en 1848, n’avait guère eu d’échos: «Vous avez écrasé la révolte ; il vous reste un ennemi que vous ne connaissez pas assez, dont vous n’aimez pas qu’on vous entretienne, et dont nous avons résolu de vous parler aujourd’hui: la Misère»1. Il écrivait à son frère prêtre: «J’ai toujours approuvé et, maintenant, je suis heureux de partager ton penchant pour ces hommes laborieux ; pauvres, étrangers aux délicatesses et aux politesses de ce qu’on appelle les gens bien élevés. Si un plus grand nombre de chrétiens et surtout d’ecclésiastiques, s’étaient occupés des ouvriers depuis dix ans ! ». « Il faut que les curés renoncent à leurs petites paroisses bourgeoises, troupeaux d’élite au milieu d’une population qu’ils ne connaissent pas. Il faut qu’ils s’occupent, non seulement des indigents, mais de toute cette classe pauvre qui, ne demande pas d’aumône».
Des prêtres pauvres pour les paroisses pauvres, telle est la formule née de Noël ; en 1856, pour le Père Chevrier, l’apôtre de la Guillotière, à Lyon, fondateur du Prado, et en 1918, pour le Père Anizan, l’apôtre de la banlieue de Charonne, fondateur des Fils de la Charité.
Mme Gallice et les Dames de l’Union
Le 19 Avril 1907, au séminaire de St-Vincent, M. Portal reçoit une femme en deuil, veuve d’Octave Gallice, négociant en vin de champagne. Elle avait résolu, au Sacré-Coeur de Montmartre, pour ne pas se renfermer dans sa douleur, de se dévouer au prochain. Installée déjà2 dans le quartier misérable de Javel, où elle avait loué la maison d’un ancien cordonnier, elle avait ouvert une petite garderie, inapte à subvenir aux immenses besoins. Mme Gallice ne savait comment se déterminer à faire davantage.
M. Portal, tout de suite, va se rendre compte3; il est attiré par le quartier, les enfants, les pauvres. L’année 1908 voit un autre local contenant jusqu’à 13o enfants, en étude surveillée. Il faut encore agrandir. Une école ménagère du soir et le patronage des filles pour le jeudi et le dimanche sont prévus. On cherche des collaboratrices. S’imposent des colonies de vacances pour les petites et pour les plus grandes. On déménage heureusement au 112, rue de Lourmel, équipé pour abriter chaque après-midi jusqu’à 45o enfants. La maison menace de se fermer à cause de la mauvaise santé de Mine Gallice ; mais l’énergie du Père emporte « les hésitations ». « Il faut que les oeuvres de Dieu soient commencées dans la pauvreté. Ici, nous avons l’extrême pauvreté de santé, la pauvreté de sujets. Ces pauvretés ne sont elles pas plus dures, plus éprouvantes que celles d’argent? ». Les épreuves, à la vérité, donnent le sceau de l’authenticité, à une oeuvre qui débute par des difficultés apparemment insupportables.
Les femmes qui s’occupent de rceuvre de Javel, le lazariste, voulant reprendre la veine vincentienne la plus originelle, les admet dans un genre d’institut séculier, sans barrière ou séparation habituelles. M. Vincent n’avait-il pas dit aux premières Filles de la Charité: vous aurez « pour monastère la maison des malades, pour cellule, une chambre de louage; pour chapelle, l’église paroissiale; pour cloître, les rues de la ville ; pour clôture, l’obéissance; pour grille, la crainte de Dieu; et pour voile la modestie» ? Et les «constitutions» des Dames de Charité de Javel fondent une association, basée sur la vie commune, la vie intérieure et la vie apostolique, conformément à l’Évangile, assurément exigeante mais « sans rétrécissement»4.
Avoir l’intelligence du pauvre
M. Portal, en bon disciple de St-Vincent-de-Paul, s’aligne dans le sillage du courant évangélique des chercheurs des Pauvres comme de Jésus-Christ lui-même : « consacrer sa vie à Jésus-Christ dans la personne des pauvres ». « Quitter Dieu pour Dieu » — «quitter l’oraison et la messe pour le service des pauvres, c’est aller à Dieu» (Vincent de Paul). Un riche florilège en témoigne:
«Par amour, Notre-Seigneur s’est incarné ; mais de plus, il s’est fait pauvre. Il s’est fait peuple. Il n’a pas seulement fait du bien au peuple, il s’est incorporé à lui. Vous devez vous incorporer au peuple, être du peuple, partager ses peines, prendre ses intérêts, le servir»5.
«Notre-Seigneur s’est anéanti. Depuis la Crèche jusqu’au Calvaire, jusqu’à l’Eucharistie, ce sont d’infinis abaissements pour venir jusqu’à nous, et mettre en notre âme la vie divine. C’est le chemin que vous devez suivre pour arriver à l’âme du pauvre. A vos yeux, si vous croyez à la parole de notre Maître, le pauvre représente Jésus lui-même. Avec quel respect et quelle humilité vous devez le traiter»6.
« Il y a un génie de la charité comme il y a un génie de l’intelligence. Il n’y faut pas seulement de la bonté, du dévouement, des richesses ; il faut aussi l’intelligence du pauvre, de ses besoins, de ses misères, de ses vertus et de ses vices, de la grandeur chrétienne qu’il représente, et des tristes déchets dont il est parfois le résidu. Il faut le redresser saris produire la révolte. Et pour que l’action soit continue, il faut l’organiser. Vous connaissez assez la vie de Saint Vincent de Paul pour savoir qu’en tout cela il est le maître incomparable. »
«Appelées auprès d’un miséreux, soulagez d’abord sa misère, sans demander s’il croit ou s’il ne croit pas, s’il est protestant, juif ou catholique. Subvenez à ses besoins d’abord. Et puis, laissez vos gestes de charité et de dévouement germer et produire leurs fruits. Laissez les âmes agir en liberté, et n’imposez pas des pratiques religieuses en échange de quelque secours. Ce serait bien mal comprendre l’action de Dieu et du Christ».
« Vous êtes des ouvrières : ce mot indique le côté pénible qu’il peut y avoir dans votre métier. L’ouvrier doit faire effort pour travailler, et il le fait cependant pour gagner sa vie. Si vous comparez la vie de communauté à celle du monde, vous verrez que la vôtre est privilégiée. Vous avez fait certains sacrifices en vous donnant à Dieu ; mais au point de vue de la vie, pour beaucoup, elle est plus douce. Comparez-la à celle remplie de soucis et d’ennuis d’une femme qui a sa famille à soigner, ainsi que le souci du lendemain. Même dans la pratique de la pauvreté, vous ne manquerez de rien, et dans bien des familles bourgeoises, surtout à l’époque actuelle, on manque souvent de quelque chose. Malgré tout, la mission d’ouvrière de Notre Seigneur comportera un vrai travail. A l’heure actuelle, les ouvrières n’ont guère l’amour-propre de leur travail, et c’est la conséquence du travail en usine ou en grand atelier. Autrefois, les ouvrières avaient un certain esprit d’initiative, chacune mettait du sien matériellement et intellectuellement. C’est là ce qu’il faut voir pour vous. Il ne suffit pas d’accomplir votre travail ; il faut y mettre du vôtre, de votre âme, y mettre de l’activité. Si tout le monde était passif, on aurait un bien maigre résultat »7.
Le sens des pauvres conduit au-delà de ce qu’on imagine. Il maintient en éveil la vie missionnaire. Il défend de s’endormir et de se replier à l’intérieur d’une oeuvre parfaitement agencée. Les pauvres sont nos maîtres. Donc, il y a lieu de les suivre. Après 1920, Javel s’est transformé : les bidonvilles reculent, les ouvriers sont moins nombreux, les commerçants affluent, le quartier s’organise, des paroisses s’édifient. Kremlin-Bicêtre8 par contre est la « zone » misérable ; sera construit bientôt un dispensaire qui sera inauguré la veille de la mort du Père Portal qui espérait que bientôt les Dames de Javel s’installeraient en plein quartier des chiffonniers. Les pauvres attirent très loin ceux qui suivent la loi de l’Incarnation.
«En réalité, disait le Père, on peut dire que St Vincent de Paul se trouverait chez lui dans ce pauvre quartier devenu notre chez nous».
- Lamennais, seconde manière, avait couché, en 1834, ces mots brûlants : « …ce qui agite les peuples et les émeut si puissamment : il s’agit pour eux de substituer, dans les bases même de la société, un principe à un autre principe, l’égalité de la nature à l’inégalité de la race, la liberté de tous à la domination native et absolue de quelques-uns. Et cela, qu’est-ce qu’autre chose que le christianisme s’épandant au dehors de la société purement religieuse et animant de sa vie puissante le monde politique, après avoir perfectionné au delà de toute mesure jadis espérable, le monde intellectuel et moral ? » (Revue des Deux Mondes).
- « Vous ne serez probablement pas étonnés si, pour caractériser l’esprit de notre oeuvre… je vous dis que nous voudrions travailler suivant l’esprit de Saint Vincent de Paul… je m’efforce de vous modeler sur lui et j’enseigne autour de moi les maximes de mon maître Mais le choix de l’esprit qui doit animer cette oeuvre ne vient pas de moi. En toute justice, je dois dire qu’au moment où elle a été conçue, on s’est proposé de la réaliser dans cet esprit avant même de la connaître. L’orientation était sans doute vague, mais elle était donnée et mon concours n’est venu que pour la préciser et la consolider. S’il a servi à quelque chose, c’est à cela seulement » (Portal aux Dames de l’Union).
- En clôturant le Premier Congrès national des Œuvres des Missions diocésaines, en 1909, Mgr Fages, vicaire général de Paris, s’interroge : « que faire pour pénétrer dans les populations indifférentes ou hostiles ?… Il faut prendre des initiatives nouvelles, parce qu’aujourd’hui notre grand mal, à nous clergé français, c’est de n’être pas en contact avec nos populations… Il faut donc trouver des moyens nouveaux de contact ».
- Les consignes sont d’un équilibre remarquable ; ainsi celles sur la vie commune qui tient compte de la vie personnelle et est liée à la mission dans le monde : « La vie commune impose une même manière de voir et d’agir sur bien des points. On doit éviter de se singulariser dans le costume, dans le boire et le manger, et même dans les exercices de piété. Vivre de la vie de tout le monde, et comme tout le monde, doit être la maxime de toute personne de la communauté. Il ne peut y avoir ni ordre ni paix sans cela. Sous cette vie commune, comme sous un voile, chacune aura sa vie intellectuelle, qu’elle s’efforcera de rendre aussi intense que possible. S’il en était autrement, la vie commune aboutirait à niveler les âmes dans la médiocrité. »
- La recommandation de Léon XIII : « aller au peuple », s’est amplifiée en e se faire peuple », expression qui apparaît, par exemple, dans plusieurs articles du Monde (1894-1896) et dans le « Journal de l’abbé Calippe » publié dans la Démocratie Chrétienne (1902). Sûrement, l’abbé Portal, fidèle lecteur de ces périodiques, s’est imprégné de ce langage presque courant dans la partie démocrate du catholicisme français : « Comme, dans les temps modernes, on s’est fait moine, ne va-t-on pas maintenant, comme aux temps anciens, se faire ouvrier ? » « Le salut, c’est dans le peuple qu’il faut le chercher… et c’est dans le peuple qu’il nous viendra. Pense-t-on bien à tout ce qu’il y a dans les masses d’éléments rédempteurs ?… » « les humbles, les pauvres, les petits : peut-être n’est-ce qu’en se faisant l’un d’eux qu’on les sauve, peut-être n’est-ce qu’en les imitant qu’on les dirige et qu’on donne à leur vie un sens chrétien. Oui sait si, après qu’on aura longtemps parlé d’aller au peuple, quelqu’un ne sortira pas des rangs pour tenter enfin de lui ressembler, et tout de bon, s’y mettra ? » (Le Monde) cf. E. Poule (Journal d’un prêtre d’après-demain).
- «Rappelez vous bien qu’il faut que vous représentiez la Crèche, le Calvaire, le Tabernacle : que ces trois signes doivent être comme les stigmates qu’il faudra porter continuellement sur vous ; les derniers sur la terre, les serviteurs de tous… Il n’y a que le St-Esprit qui puisse nous le faire comprendre… Vous aurez tout si vous le recevez dans votre ordination… j’aurai des enfants qui continueront l’oeuvre de Dieu sur la terre, l’oeuvre d’évangéliser les pauvres, qui était la grande mission de Jésus-Christ sur la terre… c’était celle de St Vincent de Paul, l’apôtre de la charité. » (P. Chevrier, lettres 1872).
- «Il faut bien se rappeler que la pauvreté volontaire et cherchée ne vaut pas la pauvreté effective du monde, des mères de famille, des ouvriers sans travail, des pauvres sans nourriture et sans logement » (P. Chevrier).
- En septembre 1900, la municipalité de Kremlin-Bicêtre avait édicté un arrêté interdisant le port de la soutane sur le territoire de la commune. La préfecture devait l’annuler, deux mois après.