Fernand Portal (IX) de la rue d’Ulm a la rue de Grenelle

Francisco Javier Fernández ChentoBiographies LazaristesLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: J. Bernard .
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M. Portal habite au 14, rue de Grenelle. Il dispose de deux étages d’un immeuble, qu’il aménage pour faciliter un accueil large1 et même la vie commune d’une douzaine de personnes. Tous ceux qui accouraient à la rue Cherche-Midi frappent à cet appartement ouvert, chaleureux, ensoleillé.

Apostolat de l’amitié

Les visiteurs sont toujours divers : depuis les académiciens en renom, en passant par les amis anglicans, protestants et orientaux, jusqu’aux évêques comme Mgr Chapon de Nice. On ne peut trouver plus direct aiguillage si l’on désire se mettre en rapport avec tel cercle intellectuel, tels spécialistes, tel milieu Et les renseignements obtenus dépassent la demande : il vaudrait mieux pour vous que vous contactiez celui-ci ou celui-là… ou bien, venez avec moi, je vais vous faire connaître ce monsieur, nous irons manger chez lui… ou bien restez ici, je vais l’inviter avec vous… mais attendez, il y a le groupe de normaliens qui a réunion, vous y partici­perez, vous les connaîtrez, et ce que vous direz leur sera profitable. « Le P. Portal était incomparable dans cet art des contacts. Il savait comme il est difficile de trouver des relations, et c’était sa joie d’épargner cette peine à ses amis Deux jours passés près de lui faisaient voir plus de gens et connaître plus de choses que des semaines ailleurs » (Gratieux). Cet « apostolat de l’amitié » le main­tenait sur la brèche et lui permettait de travailler à l’union des églises et des hommes, sans mener la moindre « Campagne », humblement mais efficacement, dans l’espérance de revoir des jours favorables. Condamné au silence, il continuait à besogner comme une fourmi : « Si ces murs pouvaient raconter tout ce qu’ils ont entendu ! » disait-il. Mais, pour se prévenir de visites inopinées et se mettre à la portée, sans crainte de dérangement, de l’interlocuteur, il vous promenait dans les rues de Paris où il se sentait à l’aise en marchant de bon pied et en conversant agréablement.

Les Talas

Ce lieu de rencontres offrait des liens et des échanges qu’une résidence à Saint-Lazare, maison-mère tenue aux horaires réglés, n’aurait pas supporté, surtout si une bande de bruyants étudiants s’était présentée à une heure tardive de la soirée. Indépendant d’un cadre religieux, « l’abbé » était complètement détaché pour la vie missionnaire. Il était devenu le conseiller spirituel2 du groupe « Tala »3 de Normale, qui, au milieu de ce temple rationaliste, prenait de plus en plus consistance. Le Sillon, sorte de démocratie chrétienne avancée4, mouvement issu des grandes   écoles, galvanisé par l’exaltant Marc Sangnier, passionnait la jeunesse chrétienne, si bien que les normaliens s’introduisaient quelquefois en fièvre chez le P. Portal qui leur demandait de surseoir à leurs querelles idéologiques. Dans cette communauté on remarque : Chevalier, Legendre, Hazard, Wilbois, Zeiller, Deffontaines, Legaut, Pons, Guitton… etc… Chaque semaine, ils avaient leur rencontre et l’Eucharistie ; chaqhe mois, un week-end de retraite à Gentilly. L’abbé était simple, cordial, optimiste avec ces jeunes, et en même temps, exigeant. Ses avis s’efforçaient de rejoindre chez eux une recherche et une tendance, qu’il était indispensable de rectifier pour mieux les enrichir. Sans imposer la plus légère pression, il faisait appel à la bonne volonté et à la liberté, tout en donnant les éclaircissements qui facilitaient les choix. Il attendait discrètement le moment qui provoquerait la confidence difficile. Il leur présentait un humanisme évangélique5 solide : « La foi du charbonnier en vous n’est pas possible. Il y a entre votre culture profane et vos connaissances religieuses un déséquilibre qui tôt ou tard mettra votre foi en danger. »

« Dans vos travaux, dans vos relations, disait-il aux premiers retraitants du groupe, soyez sincères. Dieu n’a pas besoin de nos mensonges. Aux yeux des incroyants nous représentons l’Église. Comment oserions-nous parler au nom de la vérité et n’être pas sincères. »

« Vous êtes élèves de l’Ecole : votre premier devoir, c’est votre travail, et la préparation de vos examens. Soyez des savants, et ayez une vie religieuse ; et ce sera une forme d’apostolat. Autour de vous, on tirera une conclusion. Jésus-Christ est l’homme parfait. Tendez à la perfection dans la ligne de votre vocation. »

« La spiritualité française, depuis le XVIIe siècle, mettait surtout en lumière la grandeur de Dieu, sa souveraineté, sa justice, la déchéance de l’homme La tendance aujourd’hui est à l’optimisme : on voit en Dieu le Père infiniment aimant ; de là une attitude plus confiante, dont il faut, sans exagération tenir compte. »

« Je vous demande, écrivait-il, de garder cet optimisme dans lequel je me suis efforcé de vous faire vivre. Tout homme d’action doit être optimiste, mais à plus forte raison un chrétien. S’il doit reconnaître ses infirmités, il doit compter sur la grâce qui lui suffit, et s’appuyer sur Dieu, qui veut le bien infiniment plus que nous. Donc confiance et joie, laissez-vous tout doucement porter par Dieu vers le but qu’il a marqué à votre vie ; laissez-vous travailler, façonner par Dieu. Il saura bien fabriquer l’instrument dont il veut se servir. »

Les jeunes se centraient sur l’Évangile et la prière commu­nautaire. Le partage de leurs découvertes, au soir d’une retraite, était de mise avant la conclusion apportée par le Père. En plus du témoignage de la vie de tous les jours, certains participaient aux conférences de St- Vincent- de-Paul de la paroisse St-Médard, aux activités des patronages de Reuilly d’où sortiront plus tard les Equipes Sociales. Le service des autres et principalement des pauvres faisait partie du programme normal d’un fils de St Vincent, ayant à coeur d’approcher Jésus-Christ à travers les membres les plus petits de son Corps. Les normaliens chrétiens devaient apprendre à connaître Jésus-Christ dans sa totalité.

L’abbé Portal eut rêvé d’être, en rue de Grenelle, non point à la tête d’une pension et donc marchand de soupe, mais plutôt, responsable d’un groupe au sein duquel il aurait vécu réellement et inspiré la vie fraternelle : « aux Français pouvaient se mêler des étrangers6, même non catholiques, et le petit cercle de la rue de Grenelle eût été, comme en germe, une réalisation vivante de l’unité future »7 (Gratieux). Mais chacun se renfermait indivi­duellement sur ses préoccupations immédiates de diplômes et titres à décrocher ou bien de cours à préparer. Grande illusion et belle déception en furent le résultat.

Eglise laïque

Décélerait-il parmi des prêtres et ces laïcs étudiants, des voca­tions, mordues par le désir de l’union, qui adopteraient une recherche intellectuelle correspondante ? Tout le monde était gentiment intéressé, mais, de telles propositions semblaient vagues, idéalistes, sans efficacité à court terme… Encore une illusion et une déception supplémentaires !

Les ex-normaliens repassaient de temps en temps. S’impro­visaient tout de suite des échanges entre plus anciens et plus jeunes, fort captivants. Un bulletin de liaison vit le jour, mais, la guerre menaçant, les espritsse tournaient ailleurs, et les premiers essais furent sans lendemain.

On admire cette communauté dynamique, cette petite église vivante en prise en milieu laïque. Quand on se souvient de la tension qui existait entre les institutions d’État et les congrégations reli­gieuses, durant ces années farouches, l’abbé Portal se montre égale­ment en cette partie comme novateur. Son action rejoint les efforts qui transparaissent, en milieu instituteur ou universitaire, au même moment et un peu plus tard : Joseph Lotte, et son Bulletin aux instituteurs, le Père Paris et la Paroisse Universitaire.

Monsieur Guitton fait ressortir que « là encore, il agissait en précurseur : il avait l’idée de l’apostolat laïc. Il pensait que les laïques étaient appelés à accorder la vie de l’Église avec la vie du monde. Dans l’esprit de Saint Vincent de Paul fondant les Filles de la Charité, Monsieur Portal aurait désiré voir certains laïcs se consacrer sans aucun costume, sans aucune séparation, au service de l’Église»8. Infatigable serviteur de la réconciliation en toutes choses, il refusera la guerre scolaire. Il préférait travailler en plein inonde au lieu d’échafauder, en concurrence, un monde à côté. « Ne nous faisons pas d’illusion, disait-il, le moment n’est pas venu de réaliser chez nous, en masse, l’école chrétienne ». Porté à préparer le levain de l’évangile, il prenait du temps à soigner ses normaliens dont certains, encore aujourd’hui, comme Marcel Légaut, Jacques Chevalier et Jean Guitton, gardent de leur aumônier, un souvenir inaltérable9.

  1. Cécile Lasfarge, la dévouée servante de « l’abbé », n’était jamais désoeuvrée, car les visiteurs, les convives et même les pension­naires ne manquaient pas.
  2. L’abbé Gatry, l’auteur des Sources, fut aumônier de l’Ecole Normale Supérieure, de 1846 à 1851. Il en fut chassé parce qu’il avait entamé une fâcheuse polémique avec le directeur, hégélien notoire. Le fougueux ecclésiastique avait écrit contre cet homme, au demeurant très estimé, la Lettre à M. Vacherot. Par contre, M. Portal assurait une aumônerie de l’extérieur, sans bruit, ne s’immisçant en rien à la marche de l’école. A sa mort, le directeur de l’Ecole saura délicatement prouver, au groupe des normaliens catholiques, sa sincère émotion.
  3. Tala vient de talapoins, moines boudhistes. Les normaliens pratiquants étaient ainsi surnommés par leurs collègues incroyants. Tala correspondait bien à une abréviation estudiantine de ceux qui vont-à-la-messe.
  4. Des meetings sillonistes salueront les prouesses, malgré tout, « inquiétantes » et « étranges » des révolutionnaires russes, prôneront la lutte pour le nivellement des classes et la présence à la C.G.T., se prononceront pour l’objection de conscience, jugeront la Révolution Française comme « la substance même du christianisme ». En 1909 le Cardinal Merry del Val levait les consignes de Léon XIII en faveur du Ralliement et, en 1910, Pie X condamnait le Sillon. Sangnier ne sera jamais en rebellion ouverte contre la hiérarchie. Mais l’un de ses lieutenants ne s’était pas gêné pour affirmer publiquement : « Si les évêques se sont détournés du Sillon, ce ne peut être que de leur faute, parce qu’ils se laissent imposer les chaînes des capitalistes ou que, libérés du concordat, ils peuvent enfin donner libre cours à leurs senti­ments antirépublicains. Si Pie X est en méfiance à l’égard de Marc Sangnier, c’est qu’à la différence de Léon XIII, il est, lui, un pape réactionnaire, hostile aux aspirations démocratiques ».
  5. Dans ces textes, on relève quelques lignes de force d’un courant de pensée et de vie chrétiennes, basé sur la confiance filiale et fraternelle, le réalisme et l’enracinement humains, l’intelligence éclairée dont différentes figures de la fin du XIXe et du début du XXe siècle sont redevables : Thérèse de Lisieux, Charles de Foucauld, Charles Péguy, Jacques Maritain…
  6. Le sens de l’unité, chez Portal, comprenait la dimension universelle, catholique. Ses jeunes étaient formés à la connaissance des autres, de ceux dont on est plus aisément l’étranger, par toutes sortes de moyens : la rencontre avec les étrangers de passage à Paris ; les séances de dépouillement des journaux… etc…
  7. Ce regroupement des amitiés devait être signe : C’était par là même travailler à ranimer le feu dont le refroidissement a brisé le monde chrétien, à restaurer ce lien dont la rupture est un péché contre la charité » (Portal).
  8. Inédit (Paroisse de baroque-Aynier — archives).

    M. Portal se situe bien dans la ligne de ce catholicisme inventif dont, dans le XIXe siècle, il avait repéré les figures de proue. Ainsi Ozanam qui écrivait : Je continue de travailler, dans l’humble mesure de mes forces, à cette alliance de la science et de la foi, de l’Église et de la Liberté que j’espère voir sortir des orages du XIXe siècle ».

  9. Pour les racines, c’est toute ma vie à partir de 30 ans, date de mon entrée à l’École Normale Supérieure où j’ai connu M. Portal. Toutes les questions que j’ai explicitées depuis sont nées là, à son contact, dans le climat de la crise moderniste. Nous avons formé un groupe autour de M. Portal, puis à sa mort en 1926, autour de moi, si vous voulez… J’attache une grande importance à cette expérience de com­munauté ». M. Legaut (La Croix, 22 Juillet 1971.)

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