TROISIEME PARTIE CH. 3 : Rapports de la philosophie de Dante avec les écoles du moyen âge. Saint Bonaventure et saint Thomas D’Aquin. Mysticisme et dogmatisme.
1 l’âge qui vit éclore la divine comédie n’avait pas assisté à cette restauration générale du paganisme, qui devait, bientôt après, s’opérer dans les lettres et dans les arts. L’étude des chefs-d’oeuvre de l’antiquité déjà s’entreprenait avec ardeur, mais on n’affectait pas encore pour eux une vénération exclusive, d’autant moins coûteuse à l’orgueil humain qu’elle s’adresse à des objets plus éloignés, et largement compensée d’ailleurs par le mépris des contemporains et des ancêtres. Les plus savants professeurs de Paris et de Bologne, les artistes les plus vantés de Pise et de Florence, savaient profiter des modèles classiques, sans déserter les sources de l’inspiration chrétienne : la lampe de leurs veilles éclairait souvent les pages de l’écriture sainte et des pères. Souvent leur piété venait chercher des méditations plus sereines, au pied de l’autel ou dans la solitude des monastères ; et, quelquefois aussi, hommes simples et bons, ils aimaient à se mêler aux réunions populaires, où les légendes et les chants traditionnellement répétés leur révélaient des vérités et des beautés qu’ils n’eussent pas trouvées ailleurs.
Le commerce journalier qu’entretenait Dante avec les écrivains de la Grèce et de Rome ne l’avait point détaché d’une communion plus intime avec les docteurs du christianisme. Il les voyait, se donnant la main depuis les catacombes jusqu’à lui, former une longue et double chaîne. D’un côté, l’école gréco-orientale, dont il avait connu, par saint Denis l’aréopagite, les extatiques visions.
De l’autre, l’école latine occidentale, qu’il avait suivie dans toutes ses phases : saint Augustin, Boëce, et saint Grégoire-Le-Grand, qui appartiennent encore à la littérature romaine ; saint Martin De Braga, Isidore De Séville, Bède, et Rabanus Maurus, hommes des temps barbares ; saint Anselme, saint Bernard, Pierre Lombard, Hugues et Richard De Saint-Victor, qui inaugurent les travaux du moyen âge. Tous, il les rappelle avec louange, et, maintes fois, il les cite, ou nommément, ou par allusion. Parmi ceux au milieu desquels sa vie se passa, il paraît en avoir distingué plusieurs, qui sont aujourd’hui confondus dans la foule des noms obscurs : egidius Colonna, Pierre l’espagnol, et Sigier, célèbre dans les chaires de l’université de Paris, oublié dans ses annales. Mais il est remarquable qu’il garde un silence absolu sur Raymond Lulle, Duns Scott, et Occam, qui ouvrent, au commencement du xive siècle, une nouvelle ère scolastique. C’est donc le XIIIème, avec sa grandeur calme et majestueuse, avec cette alliance qui se fit alors des quatre puissances de la pensée : l’érudition, l’expérience, le raisonnement, l’intuition ; c’est là ce qu’on doit trouver reproduit, dans la philosophie de Dante. On a pu juger de l’immensité de ses lectures et de ses études, par les innombrables réminiscences qu’on découvre dans ses écrits : il suivait ainsi Albert-Le-Grand, dont il paraît avoir consulté à plusieurs reprises les vastes répertoires. Bien qu’il soit demeuré étranger aux travaux de Roger Bacon, les descriptions et les comparaisons astronomiques ou météorologiques qu’il ramène souvent avec une sorte de faveur, les observations qu’il propose, le montrent initié aux sciences expérimentales. Néanmoins, les recherches érudites et l’exploration de la nature ne suffisaient pas à l’énergie infatigable de ses facultés ; elles trouvaient un champ, plus large et plus libre, dans les spéculations rationnelles et contemplatives dont saint Thomas D’Aquin et saint Bonaventure avaient donné l’exemple. Entre ces deux hommes illustres se partageaient toutes les sympathies du philosophe poète. Ils avaient assez vécu, pour le laisser témoin du deuil qui accompagna leur mort. Il rencontrait, dans le monde savant, leur mémoire toute récente et toute puissante, leurs enseignements et leurs vertus confondus encore en un même et vivant souvenir, et, par conséquent, le respect qu’ils inspiraient, encore plein d’amour. Aussi, traitait-il quelquefois avec eux, comme avec de nobles mais bienveillants amis, citant, à l’appui de ses opinions, avec une familiarité sublime, le bon frère Thomas. Et cependant, il devançait, il dépassait même, par son jugement philosophique, l’apothéose solennelle que l’autorité religieuse devait lui décerner un jour : il plaçait, dans une des plus belles sphères de son paradis, les deux anges de l’école ; il les représentait dominant, dans une souveraineté fraternelle, la multitude bienheureuse des docteurs de l’église.
Ainsi, les doctrines de Dante ne peuvent manquer d’offrir la trace de l’ascendant qu’avaient pris sur lui les deux grands maîtres de son époque, représentants eux-mêmes de tout ce qu’il y avait eu de plus sage et de plus pur dans la scolastique antérieure.
2 et d’abord, la plupart des penchants secrets qui attiraient Dante aux doctrines de Platon, devaient l’incliner aussi vers saint Bonaventure et vers les autres mystiques plus anciens, comme les moines de saint Victor, saint Bernard, et saint Denis l’aréopagite. Il y avait une singulière affinité entre le séraphique franciscain et le chef de l’académie. Parmi tous les philosophes de l’antiquité, il n’en citait aucun avec plus de prédilection. Il le défendait, avec une sorte de piété filiale, contre ses adversaires. Mais, surtout, le mysticisme, par des liens nombreux, se rattachait à l’idéalisme : le mysticisme, considéré au point de vue philosophique, n’était que l’idéalisme sous une forme plus élevée et plus brillante. L’un et l’autre considéraient l’union avec la divinité, comme le principe des lumières et la fin des actions de l’homme. L’un avait marqué le lieu de cette union sublime dans la raison, qu’il montrait comme une région supérieure à celle des sens. L’autre croyait la voir s’accomplir dans l’inspiration spontanée, qu’il plaçait au dessus de la raison.
L’un proposait la théorie des idées, comme une hypothèse à laquelle il avait foi ; il la soutenait avec toute la chaleur d’une conviction profondément recueillie : l’autre sortait de l’extase, brûlant d’amour, impatient de se produire au dehors avec toute l’autorité de la vertu. Dans tous deux, mais dans le dernier surtout, une grande puissance était donnée au coeur sur l’esprit, et l’imagination avait les clefs du coeur : de là, un besoin réel, une habitude constante, des expressions allégoriques et des allusions légendaires. Contemplatif, ascétique, symbolique, tel fut toujours le mysticisme ; et tel est le triple sceau dont il marqua la philosophie de Dante.
La contemplation se propose Dieu même pour objet.
Et les mystiques ne pouvaient trouver un moyen plus sûr de confondre la raison individuelle et de lui faire avouer son insuffisance, que de la mettre immédiatement en présence de la nature divine et de ses deux attributs, qui semblent à la fois les plus incontestables et les plus incompatibles, l’immensité et la simplicité. -d’une part, Dieu se révèle comme nécessairement indivisible, par conséquent, incapable de se prêter à ces abstractions de qualité et de quantité, par lesquelles nous connaissons les créatures ; indéfinissable, parce que toute définition est une analyse qui décompose le sujet défini ; incomparable, parce que les termes manquent à la comparaison : en sorte qu’on peut dire, en donnant à ces mots une signification détournée, qu’il est l’infiniment petit, qu’il n’est rien. -mais, d’autre part, ce qui est sans étendue se meut aussi sans résistance ; ce qui est insaisissable ne saurait être contenu ; ce qui ne peut se renfermer dans aucune limite réelle ou logique est, par là même, sans bornes. L’infiniment petit est aussi l’infiniment grand ; et l’on peut dire, en quelque façon, qu’il est tout. En effet, si, dans les êtres immatériels, l’essence et la puissance ne peuvent être séparées, la cause première par sa puissance étant partout, partout aussi doit être son essence.
C’est la force qui soutient les choses inanimées, la vie de tout ce qui vit, la sagesse de tout ce qui est intelligent. L’unité divine se multiplie donc, comme par une série d’émanations ; mais elle demeure supérieure, isolée, distincte, et sans communiquer ses perfections incommunicables. Au dessous s’échelonnent, à des degrés divers, toutes les créatures unies ensemble par une influence continue. Les trois hiérarchies des anges, par l’intermédiaire de la triple hiérarchie de l’église, répandent sur le genre humain la force, la vie, et la sagesse ; et, divisées en neuf choeurs, elles agissent par les révolutions des neuf sphères célestes jusque sur les plus humbles existences perdues au bord du néant. Ces visions magnifiques avaient souvent visité les anachorètes au désert, et les sages du cloître dans leurs méditations ; mais, rapides et fugitives, elles avaient passé comme l’éclair. Dante sut les retenir, et faire descendre pour toujours leurs clartés dans le merveilleux édifice de la divine comédie .
L’ascétisme est l’étude pratique de l’homme, la science de la sanctification. On a pu voir déjà que le poème italien renfermait un système ascétique complet. Mais, on n’en saurait plus douter, quand on le rapproche des travaux du même genre, dont le moyen âge ne fut point avare. La fable qui remplit l’enfer, le purgatoire, et le paradis, c’est l’homme retiré de la forêt sombre des intérêts et des passions terrestres, et ramené, par la considération de soi-même, du monde, et de la divinité, dans les voies du salut. La science chrétienne comme celle du paganisme, commence par le (…) : elle analyse toute l’économie du péché, de la pénitence, et de la vertu. Si elle jette ses regards sur le monde physique et social, c’est afin d’y reconnaître des dangers pour nous et de la gloire pour Dieu. Enfin, si elle découvre le créateur, c’est moins par les efforts de la pensée que par le mérite du désir : les révélations intérieures, qui se font alors, ne satisfont pas seulement l’entendement ; elles ébranlent la volonté et la conduisent à des progrès sans fin. L’oeuvre de Dante, ainsi réduite à une signification sévère, mais indubitable, ne fait que reproduire les leçons de tous ceux qui professèrent la médecine des âmes, depuis les pères de la Thébaïde, dont Cassien nous a raconté les conférences, jusqu’à saint Bonaventure, dont les leçons réduisaient en doctrine ce qu’on racontait des transports et des ravissements de saint François. -c’est à la même école que Dante avait recueilli plusieurs de ses plus intéressants aperçus : les rapports de l’erreur et du vice, de la vertu et du savoir ; l’ordre généalogique des péchés capitaux ; l’action réciproque du physique et du moral, d’où résultent deux théories parallèles qui expliquent les révélations de la physionomie et les effets de la mortification. Enfin, les analogies se retrouvent encore dans la forme générale de la divine comédie, qui, en décrivant le pèlerinage de son auteur par les sphères du ciel, séjour d’autant de vertus distinctes, jusqu’au pied du tout-puissant, rappelle les titres favoris des opuscules de saint Bonaventure : » l’itinéraire de l’âme vers Dieu ; l’échelle dorée des vertus ; les sept chemins de l’éternité. » en effet, ces pieux contemplatifs, qui semblaient devoir s’être irrévocablement dépouillés des faiblesses d’ici-bas, consentaient néanmoins à parer de toutes les grâces de l’expression l’austérité de leurs idées, soit par une miséricordieuse condescendance pour leurs disciples, soit par cet attrait naturel qu’éprouvent ceux qui sont bons pour ce qui est beau. Ils gardaient une affectueuse sympathie pour la création tout entière, qu’ils considéraient, non plus dans sa dégradation actuelle, mais dans la pureté primordiale du plan divin. Elle leur paraissait comme un feuillage que le vent de la mort emporte, mais qui jette de l’ombre et de la fraîcheur, et qui atteste aussi la providence. Plus souvent encore, ils voyaient en elle une soeur, qui, d’une autre manière, exprimait les mêmes pensées qu’eux et chantait le même amour. C’est pourquoi ils lui empruntaient de fréquentes comparaisons, découvraient de sacrés accords, indiquaient des rapprochements imprévus, entre des choses en apparence étrangères, jetées aux extrémités de l’espace. Ils en usaient de même, dans le domaine du temps : les siècles, les événements, et les hommes n’étaient pour eux que prophétie et accomplissement, voix qui interrogent et se répondent, figures qui mutuellement se répètent. Les distances s’effaçaient : le passé et l’avenir intervertis se confondaient dans un présent sans fin. De là, cette admirable symbolique chrétienne, qui embrasse à la fois la nature et l’histoire, et lie ensemble toutes les choses visibles, en les prenant pour les ombres de celles qui ne se voient pas ; langue énergique, dont tous les termes sont des réalités, et toutes les paroles des faits significatifs ; langue savante et sacrée, qui avait ses traditions et ses règles, et qui se parlait dans le temple ; qui se traduisait quelquefois, sur la toile et la pierre, par la statuaire et l’architecture. Le poète l’avait apprise de la bouche des prêtres ; et, maintenant qu’il la répète à nos oreilles profanes, nous comprenons à peine, et nous considérons, comme autant de témérités de son génie, ces images qui étaient pour lui autant de souvenirs. Dieu représenté, tantôt comme circonférence et tantôt comme centre, par une mer immense qui enveloppe l’empyrée, ou par un indivisible point autour duquel se meut l’univers : -les créatures, comparées à des séries de miroirs, où tombent et se réfléchissent les rayons du soleil incréé : -les divers états de l’âme personnifiés : les vertus théologales, par les trois apôtres, Pierre, Jacques, et Jean ; les deux vies, active et contemplative, par Marthe et Marie, Lia et Rachel : -les emblèmes de l’aigle et du lion, où se reconnaissent les deux natures du Christ ; l’arbre de la croix, confondu avec l’arbre du paradis terrestre ; l’éden, figure de l’église militante ; la statue de Nabuchodonosor, type de la décadence progressive de l’humanité. Ce style hardi de la muse florentine, c’est celui dans lequel l’église, du haut des chaires, apaisait les fiers courages de nos aïeux ; c’est celui dans lequel les saint Bernard et les saint Thomas De Cantorbéry ébranlaient les peuples, et faisaient trembler les rois.
3 toutefois, nous l’avons déjà vu, si la science du moyen âge partagea son culte entre saint Bonaventure et saint Thomas, ce dernier, peut-être par son mérite, peut-être par la réputation de supériorité intellectuelle dont jouissait l’ordre de saint Dominique, avait obtenu un ascendant plus marqué sur la foule des esprits engagés dans les études sérieuses. S Thomas présentait, comme une image moderne d’Aristote, par l’universalité de ses aptitudes et de son savoir ; par la gravité pesante, mais solide, de son caractère ; par son talent d’analyse et de classification ; par l’extrême sobriété de son langage. Son intervention avait assuré l’autorité longtemps contestée du Stagirite, à qui le ramenait, indépendamment de son inclination personnelle, toute cette grande famille dogmatique d’Albert, d’Alexandre De Hales, de Jean De Salisbury, dont il était le descendant. En effet, les racines même du dogmatisme scolastique étaient dans l’ontologie et la logique péripatéticiennes. Mais les tiges vigoureuses de la révélation chrétienne, entées sur ces racines, avaient porté des fruits nouveaux : l’aridité primitive du sensualisme y était corrigée par une sève meilleure ; le sentiment religieux y circulait, vivifiant à la fois les conceptions rationnelles et les vérités sensibles. Ils ne pouvaient échapper aux regards de Dante ; et les épines qui les entouraient ne suffisaient pas pour arrêter sa main robuste.
La philosophie de saint Thomas et de son école consiste moins dans les principales thèses qu’ils proposent et qui appartiennent à la théologie, que dans les preuves dont elles sont appuyées, l’enchaînement qui les rassemble, les conséquences qui s’y rattachent : toutes choses difficiles à saisir dans un rapide résumé. On peut, néanmoins, y découvrir une progression constante de l’abstrait au concret, du simple au multiple, laquelle se divise naturellement en quatre séries : science de l’être, science de Dieu, science des esprits, science de l’homme. La science de l’être, en général, prenait son point de départ dans ces notions de substance, de forme, de matière, etc., savamment élaborées par les péripatéticiens : mais elle ne s’y arrêtait pas ; elle en faisait sortir des notions plus expresses, et plus vivantes. L’être, en passant par une suite de déductions rigoureuses, devenait successivement bonté, unité, vérité. Déjà, dans l’atmosphère nébuleuse des abstractions, commençaient à poindre et à se dessiner les attributs divins : l’unité, condition commune de toutes les existences ; le vrai, souverain bien des esprits ; le bien, terme de toutes les tendances de la nature et de toutes les volontés pensantes, essentiellement distinct du mal, qui n’est pas seulement l’absence du bien, mais la privation, la perte.
Ainsi, entre le panthéisme et le dualisme, se frayait une voie sûre, où la théologie naturelle pouvait entrer. Appuyée, à la fois, sur les axiomes de causalité et de nécessité et sur les phénomènes d’observation journalière, elle arrivait à la démonstration de l’existence de Dieu. Il semblait difficile d’aller plus loin, l’indivisibilité de Dieu ne permettant pas d’isoler ses perfections pour en faire l’étude successive ; mais, par un retour hardi, cette indivisibilité même était prise pour principe générateur de toutes les perfections, qui en dérivaient ensemble : immutabilité, éternité, bonté, justice, béatitude ; et celles-ci étaient considérées comme autant de termes d’une équation continue qui représente toujours, sous des noms différents, l’essence divine tout entière. On évitait donc les dangers de l’anthropomorphisme et du polythéisme, qui prêtent à Dieu toutes les infirmités et les incohérences de la personnalité humaine ; on approchait, en même temps, du dogme de la trinité, où se personnifient d’une façon toute mystérieuse le père, le verbe, et l’esprit, la puissance, la sagesse, et l’amour. Ce mystère, si incompréhensible qu’il soit, se liait avec celui de la création, dont il expliquait le mode et le motif : le motif, car l’amour détermina la puissance à réaliser ce que la sagesse avait conçu ; le mode, car toutes choses, par cela seul qu’elles existent, qu’elles obéissent à une loi, qu’elles concourent à un ordre déterminé, portent comme un vestige du père, du verbe, et de l’esprit.
Dans les créatures intelligentes, ce vestige, dont elles ont conscience, est plus reconnaissable, et devient image.
Parmi ces créatures, celles qui seules sont détachées de la matière, c’est-à-dire, les anges bons et mauvais, et les âmes séparées, quelle que soit leur destinée d’expiation, de châtiment, ou de récompense, devenaient l’objet d’une étude spéciale. On ne saurait trop admirer avec quelle audace, par les seules forces du raisonnement, sans le concours des sens et de l’imagination, elle s’attachait à la suite de ces êtres inconnus ; les accompagnait, à travers toutes les conditions de leur vie incorporelle, déterminait leurs caractères, leurs fonctions, leurs rapports ; et s’enfonçait, au delà des dernières limites de la certitude, dans la région des probabilités.
L’homme, résultat composé de l’âme et du corps, incomplet, si l’une de ces deux parties lui manquait, suffisait pour occuper une science entière.
On l’a nommée anthropologie. Elle rencontrait, d’abord, deux erreurs à détruire : l’une, qui tendait à multiplier les âmes dans chaque individu ; l’autre, à n’en donner qu’une seule, commune à l’espèce. Elle s’occupait ensuite d’analyser les faits complexes de l’activité humaine, et de distinguer les diverses puissances qu’ils manifestent. Et, tantôt, elle en reconnaissait trois, nutritive, sensitive, rationnelle ; tantôt, elle les divisait en deux, qu’elle appelait appréhensive, et appétitive. La puissance appréhensive était l’intellect qu’on voyait, actif et passif tour à tour, s’éclairer par en haut des rayons de la raison divine, et, par en bas, de la lumière des sensations. La puissance appétitive comprenait l’appétit naturel, qui s’ignore lui-même ; l’appétit sensitif, qui est irascible, ou concupiscible ; l’appétit rationnel, qui est la volonté : à ces trois sortes d’appétits correspondaient les trois sortes d’amour. La volonté, nécessairement astreinte à chercher le bien, c’est-à-dire, le bonheur, avait, en ce sens, reçu de Dieu une impulsion primordiale ; mais les moyens de parvenir au terme désiré étaient laissés au libre arbitre, qui ne pouvait être contraint ni par les conseils de la raison, ni par les séductions de la sensibilité, ni par les influences des corps célestes. Le libre arbitre, essentiel à toutes les natures intelligentes, exerçait donc son choix, qui était péché, ou vertu. L’éloignement du péché, l’acquisition de la vertu, c’était l’oeuvre de la vie entière ; mais cette oeuvre, commune à tous, devait s’accomplir au sein de la société, par conséquent, à l’ombre des lois. La loi éternelle et souveraine résidait dans la raison divine, qui règle les relations des choses et les coordonne à leur fin. De cette source émanait l’autorité des lois humaines, justes et obligatoires, sous la triple réserve de ne pas excéder les bornes du pouvoir, de procurer le bien-être de la communauté, de répartir proportionnellement les droits et les charges : car, l’équité politique était la conséquence de la fraternité naturelle ; et l’on disait, à haute voix, que Dieu n’avait pas créé deux Adam, l’un, de métal précieux, de qui seraient issus les nobles ; l’autre, de boue, père des roturiers. Au dessus des sociétés de la terre, la cité du ciel se montrait comme une consolante perspective. Le dogme de l’immortalité future, et la définition de l’homme telle qu’on l’avait posée d’abord, formaient deux prémisses d’où se devait conclure, conséquence suprême et glorieuse, la résurrection de la chair.
Or, de ces quatre grandes séries de conceptions philosophiques, les deux premières se retrouvent, quoique brisées et confondues, dans l’oeuvre de Dante ; supposées ou rappelées, présentes partout, elles en sont l’âme. Les deux dernières en constituent, pour ainsi dire, le corps. Le cadre même du poème, qu’est-il autre chose qu’une exploration du monde immatériel, où figurent tous ses habitants, avec leurs ténèbres et leurs lumières, leurs passions et leurs affections, leur ministère providentiel, depuis le roi des enfers et son peuple de réprouvés, jusqu’aux choeurs les plus sublimes des séraphins ? Et d’ailleurs, un retour continuel ne ramène-t-il pas le poète, des apparitions de la vie à venir, aux choses de l’existence terrestre ; et n’avons-nous pas assez longuement reproduit les traits du système anthropologique, qu’il a su renfermer dans le cycle de ses fabuleux pèlerinages ? 4 en se plaçant, à la fois, sous les auspices de saint Bonaventure et de saint Thomas, Dante suivait cet heureux entraînement, qui déjà l’avait conduit à subir tour à tour les influences du platonisme et de l’aristotélisme. S’il avait cru à la possibilité d’un rapprochement entre les deux princes des écoles grecques, il le voyait complètement réalisé entre les maîtres les plus vénérés du mysticisme et du dogmatisme. Il les voyait, purs de toutes les rivalités de l’orgueil, encouragés par les habitudes sérieuses et bienveillantes de leur siècle, mettre fin aux vieilles disputes de l’époque et résoudre, par une conciliante décision, le fameux problème des universaux, qui représentaient, à plusieurs égards, les débats des académiciens et des péripatéticiens. Les universaux, les formes, ou les idées, car, dans la langue de saint Bonaventure et de saint Thomas, ces trois termes semblent devenus synonymes, peuvent se considérer en Dieu, dans les choses, et dans l’esprit humain. Les idées existent en Dieu, comme desseins et comme types, comme principes d’existence et de connaissance. Elles y sont éternelles : elles sont dans l’essence divine, de même que le rameau sur l’arbre, l’abeille dans la fleur, le miel dans le rayon ; et l’on peut dire, en quelque sorte, qu’elles sont Dieu même. Dans les choses, l’idée, ou la forme universelle, ne se trouve que réduite à l’état d’individu ; elle est, objectivement, inséparable des circonstances matérielles qui l’individualisent ; mais la matière elle-même serait inutile, et l’individu n’existerait pas, sans la forme universelle, qui lui donne une manière d’être et le classe dans une espèce et dans un genre. Enfin, l’esprit humain peut abstraire l’universel, de la matière déterminée où il est contenu ; l’intellect saisit le caractère d’universalité, en même temps que la représentation de l’objet individuel frappe les sens. Dante, en adhérant à cette théorie, était, tout ensemble, un réaliste sage, qui évitait la multiplication stérile des êtres de raison, et un conceptualiste aux larges vues, qui ne pouvait s’emprisonner dans le cercle étroit des vérités palpables.
Cependant, on jugerait mal Dante et ses maîtres, si l’on ne voyait en eux que les continuateurs et les médiateurs des sectes philosophiques du paganisme.
Sans doute, le christianisme, avec l’inflexibilité de ses dogmes et le respect qu’il professe pour la liberté des opinions humaines, donnait un criterium sûr et la faculté d’un vaste choix, deux conditions éminemment propices pour fonder un éclectisme véritable. Mais il y a plus : le vice, et, en même temps, l’excuse de la sagesse antique, était dans le doute profond qu’elle supposait. Les vérités essentielles, Dieu, le devoir, l’immortalité, ne lui parvenaient qu’à travers les débris de la tradition et les ruines de la conscience, méconnaissables, réduites à l’état de simples conjectures : il fallait donc qu’elle en fît le sujet de longues, patientes, et pénibles recherches ; et ces recherches, appuyées sur un raisonnement faillible, ne conduisaient qu’à des résultats incertains. De là, cette défiance d’elles-mêmes, qui se trahissait dans les plus belles doctrines ; ce besoin de remettre en discussion les principes mal assurés ; le temps et le génie, absorbés par un petit nombre de problèmes métaphysiques et moraux ; les questions de détail et les sciences secondaires, laissées dans l’oubli. Au contraire, le christianisme reproduisait ces vérités, si ardemment poursuivies par les méditations des sages : il les reproduisait, non seulement dans leur pureté primitive, mais avec une nouvelle énergie, précises, rigoureuses, immuables. Acceptées par la foi, la raison ne pouvait plus en douter sans crime ; connues de tous, nul ne songeait à les rechercher encore. Il ne restait donc qu’à étudier leur mutuelle harmonie, à presser leurs développements, à reconnaître les vérités d’un ordre inférieur : la sécurité, acquise sur les principes, rendait à l’intelligence la liberté nécessaire pour s’occuper des applications ; et la sécurité des croyances religieuses permettait d’avancer, d’un pas sûr et sans regarder en arrière, jusque dans les plus lointains sentiers des sciences profanes.
Ainsi, la philosophie païenne est une philosophie d’investigation, qui se perd, en d’interminables généralités, dans les prolégomènes d’un système encyclopédique toujours incomplet. La philosophie chrétienne, toute de démonstration, a produit des spécialités fécondes : en dégageant, de tous les alliages de l’erreur, les deux idées capitales de Dieu et de l’âme, elle a fondé la théodicée et la psychologie ; elle a préparé des loisirs à ceux qui voudraient un jour observer la nature, des instructions à ceux qui seraient appelés à réformer les sociétés ; elle a vraiment accompli ce que Bacon nommait la grande instauration des connaissances humaines. Si donc les systèmes de l’antiquité semblèrent se continuer, à quelques égards, dans le dogmatisme et le mysticisme, parmi les réalistes et les conceptualistes, ce fut pour se rapprocher, et se ranimer, sous l’action conciliante et vivifiante de la foi nouvelle. Les dispositions générales de l’époque favorisaient ce résultat : Dante, expression fidèle de son époque, devait être éclectique chrétien.