Essai sur la philosophie de Dante (11)

Francisco Javier Fernández ChentoLivres de Frédéric OzanamLeave a Comment

CRÉDITS
Auteur: Frédéric Ozanam · Année de la première publication : 1838.
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TROISIEME PARTIE CH. 2 : Rapports de la philosophie de Dante avec les écoles de l’antiquité, Platon et Aristote. Idéalisme et sensualisme

1 toutefois, l’Asie ne pouvait être encore pour Dante, comme elle l’est pour nous, qu’une contrée voilée des ombres du mystère. C’était sur l’horizon de la Grèce qu’il voyait se lever, pour la première fois, la lumière de la philosophie en toute sa splendeur. Il assistait à ses phases principales, qu’il trouvait décrites dans plusieurs ouvrages excellents de l’antiquité, mais surtout dans ceux du premier, et peut-être du plus parfait, historien de la science, Aristote. Sans doute, la traduction de la morale par Brunetto Latini, son maître, l’avait familiarisé de bonne heure avec le Stagirite. Plus tard, deux versions complètes et de nombreux commentaires lui avaient permis, non seulement de pénétrer dans l’immense édifice de la doctrine péripatéticienne, mais encore d’en sonder scrupuleusement toutes les parties. Ces explorations fécondes n’étaient pas sans résultat ; et, dans le convito seul, on trouve, outre les simples allusions, soixante et dix citations formelles de la métaphysique, de la physique, du traité de l’âme, de l’éthique, de la politique, des différents écrits dont se compose l’organon, et de plusieurs autres moins célèbres. Ces réminiscences sont, en même temps, comme des autorités à l’ombre desquelles Dante s’abrite : il leur donne autant d’empire sur ses convictions que de place dans sa mémoire. Aristote est nommé par lui des noms les plus beaux : le docteur de la raison, le sage pour qui la nature eut le moins de secrets, le maître de ceux qui savent.

La société temporelle, selon lui, pour vivre de longs siècles de prospérité, aurait assez de se soumettre aux deux puissances philosophique et politique, Aristote et l’empereur. Après avoir exalté si haut les successeurs des césars, il leur donne, pour collègue au gouvernement du monde, le précepteur d’Alexandre ; il le fait asseoir, seul immortel, sur le trône où les princes ne font que passer. Il va plus loin : et, rappelant les erreurs des philosophes des premiers temps, qui poursuivirent de leurs recherches le souverain bien, fin dernière de l’existence humaine, il montre cette vérité, entrevue par Socrate et Platon, mais dégagée de toutes les obscurités qui l’entouraient encore, par les soins d’Aristote. Et, comme la direction des moyens appartient à celui qui connaît la fin ; comme les nautoniers se reposent sur la foi du pilote : ainsi, ceux qui flottent sur la mer orageuse de la vie doivent s’abandonner à la conduite du guide inspiré, que le ciel leur envoya.

Ainsi, les destinées scientifiques de l’humanité sont renfermées dans la doctrine péripatéticienne.

Souverainement digne de foi et d’obéissance, consacrée par une adoption universelle, elle acquiert un caractère religieux : on peut la proclamer catholique.

En présence de cette reconnaissance authentique d’une suzeraineté, devant laquelle toute intelligence était obligée de plier, il semble que la fidélité promise dut être gardée. On s’étonne donc, au premier abord, d’entendre de graves témoins classer Dante, vassal infidèle, dans des rangs contraires, et le représenter comme un des plus illustres disciples de Platon. Cependant, nous venons d’apercevoir Platon compté parmi les précurseurs de l’aristotélisme, et assuré d’une haute prééminence sur les chefs des autres écoles. Souvent encore, Dante le mentionne avec honneur, et comme un homme excellent : il se prévaut de son exemple ; s’il le combat, c’est après de respectueux préliminaires ; s’il le condamne, il s’empresse d’indiquer une justification possible. On ne saurait douter qu’il ne connût le timée, dont on avait, à son époque, deux commentaires principaux, l’un, de Chalcidius, employé avec faveur dans l’enseignement scolastique ; l’autre, de saint Thomas D’Aquin, dont nous devons déplorer la perte. Mais surtout Cicéron, Boëce, saint Augustin, et quelques autres docteurs chrétiens, dont les écrits sont encore tout pénétrés des parfums de l’académie, durent exercer sur lui une action irrésistible, et l’attirer peut-être, prosélyte involontaire, aux idées platoniciennes.

Dès lors, il y a lieu d’examiner quels éléments les deux grandes écoles grecques peuvent revendiquer dans la philosophie de Dante.

2 plusieurs traits généraux nous avaient paru, d’avance, devoir caractériser le génie philosophique du poète italien ; l’exposition détaillée de son oeuvre nous les a rendus aisément reconnaissables.

C’est une pensée hardie, et, naturellement, métaphysicienne, qui se place tout d’abord dans le monde invisible, au-dessus du temps et de la terre ; une expression métaphorique, non par caprice, mais par système, et qui s’empare de toutes les images de la création, parce que toutes sont des reflets des vérités éternelles qu’elle veut manifester ; une aspiration profonde vers deux choses, ici-bas absentes, mais qui s’y peuvent reproduire, au moins en partie : la perfection, et la félicité. -mais ce triple essor vers le vrai, le bien, et le beau, n’est-ce pas ce qui fait l’honneur principal du génie de Platon ? Lui aussi abandonne le monde des phénomènes et des apparences, la caverne où se dessinent de pâles ombres, pour aller contempler les réalités absolues, au grand jour de la métaphysique. Habitué à ne plus apercevoir, dans les choses visibles, qu’une représentation des conceptions divines, il ne voyait, dans la nature, qu’un magnifique langage parlé par le très-haut ; il essayait de le parler, à son tour ; et son style s’ornait de ces couleurs admirables, qui font l’envie des poètes. Et cependant, il dédaigne de se perdre dans des spéculations oiseuses, ou de s’oublier au bruit flatteur de ses propres discours : sa parole appelle des résultats positifs, et des réformes salutaires ; toute science, pour lui, se résout dans la science du bien. C’est l’objet annoncé de toutes ses leçons ; et ses disciples, surpris de l’entendre disserter, sous ce titre, de la géométrie et de l’astronomie, de la gymnastique et de la musique, le comprendront enfin, quand, de ces notions variées, il dégagera les lois qui doivent présider au perfectionnement et au bonheur des hommes. -des facultés, si uniformément assorties de part et d’autre, donnent déjà lieu de s’attendre à une singulière ressemblance dans leurs productions.

Entre toutes les conjectures, par lesquelles les philosophes grecs tentèrent de s’élever jusqu’à la connaissance de la divinité, nulles ne s’étaient rencontrées plus heureusement que celles de Platon, si incomplètes qu’elles fussent, avec les révélations du christianisme : elles avaient obtenu le suffrage de ses plus graves apologistes. Dante n’avait pas le droit d’être plus sévère. Le dieu, que le disciple de Socrate adore, est démontré, non seulement par les forces mécaniques de la nature, mais par l’ordre général qui y domine. Il se conçoit donc, non seulement comme puissant, mais aussi comme intelligent et bon : il est incorporel ; il est l’égalité première, le beau absolu, l’un absolu, celui qui ne connaît ni changement ni repentir. Roi de la cité du monde, il ne se confond point avec le monde ; il demeure indépendant et solitaire, suffisant lui-même à sa béatitude. Toutefois, à la lueur de quelques expressions qui trahissent peut-être le secret de l’enseignement ésotérique, on croit apercevoir, dans cette notion de l’unité divine, un vestige du dogme de la trinité ; soit que le fondateur de l’académie, dans ses voyages, eût été initié aux mystères des hébreux ; soit plutôt qu’il eût recueilli les débris épars des traditions primitives. Quoi qu’il en soit, on ne saurait contester l’importance de sa théorie sur le verbe, dont il ignora sans doute la génération éternelle et l’incarnation future, mais qu’il reconnut comme ordonnateur dans la nature, comme illuminateur dans la raison. C’est là le noeud de la célèbre doctrine platonicienne des idées ; c’est là aussi que l’imitation de Dante semble s’être attachée d’abord. A l’origine des choses, telle que le philosophe grec la découvre, apparaît la bonté infinie, inaccessible à l’avarice et à la jalousie, et qui voulut s’entourer d’ouvrages bons et parfaits, s’il se pouvait, comme elle-même. Ces ouvrages ne pouvaient s’accomplir sans un modèle préexistant, dessein formé d’avance, parole que l’artiste profère en lui-même pour se guider en son travail, et qui n’est autre que sa raison même, appliquée à un objet déterminé. On peut l’appeler aussi une idée universelle. Cette idée, en tant qu’elle correspond aux différentes classes d’êtres que l’univers embrasse, se subdivise en autant d’idées distinctes. Les idées jouissent d’une réalité suprême, soit qu’elles demeurent de simples attributs de l’entendement divin, soit qu’elles s’en détachent comme des émanations vivantes.

Immatérielles et immuables, elles prêtent leur essence à tout ce qui passe et qui se voit ; c’est par une constante participation à l’idée qui est le type de leur espèce, que les individus subsistent.

Mais, à côté de cet élément de vie et de perfection, il y a, dans les individus, un élément de corruption nécessaire : l’ouvrage ne réalise jamais le dessein primitif, dans son intégrité. Il en faut chercher la cause dans une force aveugle et fatale, dans ce réceptacle de toutes les existences, que nous nommons matière, que Platon suppose incréée, et, par conséquent, invincible dans sa résistance. -or, en remplaçant le rôle d’ordonnateur par celui de créateur, ne retrouve-t-on pas ici toutes les conceptions de Dante sur le commencement des choses : les motifs qui déterminent l’action du tout puissant ; l’idée qu’engendre le maître suprême, se réfléchissant à tous les degrés du monde, et soutenant par une énergie intérieure les plus passagères créatures ; et la source de l’imperfection placée dans la matière, cire rebelle qui se dérobe à l’empreinte imposée, ou plutôt, réservoir insuffisant à contenir tout ce que pourrait enfanter la fécondité infinie ? -ce dernier trait est surtout remarquable en ce que la conclusion est acceptée sans les prémisses, et que la matière est supposée cause du mal, quoique dépouillée de sa prétendue éternité.

En passant de l’ordre physique à l’ordre moral, les idées se présentent sous un autre aspect : elles président à l’origine des connaissances. La raison suprême, de qui procèdent tous les êtres, se révèle aussi à toutes les intelligences, d’abord aux génies supérieurs, à l’homme ensuite : elle est comme un rayon, qui effleure les sommités de l’âme ; elle y fait luire les notions générales, faites à l’image des idées éternelles dont elles empruntent le nom.

Ces notions, dans leur ensemble, constituent la raison individuelle : elles fournissent l’élément scientifique, invariable, des connaissances humaines ; l’autre élément, incertain et fugitif, se puise dans les témoignages des sens. -si tels sont les enseignements de l’académie, pouvaient-ils trouver un écho plus fidèle que cette philosophie poétique, où toute lumière ruisselle du sein de la divinité pour éclairer les contemplations des esprits bienheureux, pour répandre encore un dernier crépuscule autour des tristes habitants de l’enfer ? Les vivants n’en sont point privés : ils trouvent aussi, dans le secret de leur âme, une puissance qui vient d’en haut, qui règne en souveraine, et qui ne permet pas de méconnaître la vérité.

La moitié de nos destinées est de connaître ; l’autre est d’agir. Le principe de l’activité est l’amour : l’amour remplit de sa présence l’univers entier ; il en meut les ressorts, et les fait concourir à un admirable concert. Mais, dans l’homme surtout, s’exerce son influence. Il le réveille par l’attrait, le met en mouvement par la vue de l’objet proposé, et ne le laisse reposer que dans l’union. L’union ne saurait être stérile : elle n’engendre pas seulement des créatures périssables, mais quelquefois des découvertes inespérées, des chefs-d’œuvre d’art, des actions généreuses. Ainsi, multiforme et flexible, l’amour ne saurait être appelé bon ou mauvais, en lui-même ; il tire son mérite de la fin où il nous dirige. Une inclination innée nous entraîne aux voluptés grossières ; un essor plus heureux, que l’étude et l’éducation favorisent, nous conduit à la vertu. Cet amour est le seul que l’âme du vrai philosophe connaisse : à la vue de la beauté, elle n’éprouve point d’impurs désirs ; le beau n’est pour elle que la splendeur du vrai, l’ombre d’un idéal invisible vers lequel elle voudrait voler ; l’admiration lui rend les ailes que, dans sa captivité terrestre, elle avait perdues. -en retraçant ces lignes, la plume hésite : elle ne sait si les souvenirs qui la guident sont ceux du Phèdre et du banquet, ou bien ceux de la divine comédie et du convito .

Les analogies vont se multiplier, à mesure que se presseront les conséquences. Cet instinct sublime, qui conduit à la vertu, se divise, en approchant de son terme. La vertu, unique en son essence, revêt quatre formes principales : la prudence, la tempérance, la force, et la justice, classification devenue célèbre. Mais la vertu implique la fuite du mal ; et, le courage de le faire, le premier dont on ait besoin dans le combat de la vie, ne vient que du ciel. Elle implique, de même, un effort pour l’accomplissement du bien ; et c’est au ciel aussi que cet effort doit aboutir. Tout homme ressent, en lui-même, un vague désir, dont l’objet encore indéterminé est ce qu’il appelle du nom de bien. Or, entre les choses qui semblent satisfaire ses désirs, les unes ne lui laissent qu’une joie courte et incomplète ; les autres seules sont capables de lui faire une durable félicité. Il faut donc distinguer entre les biens humains ou secondaires, qui sont les qualités du corps et les faveurs de la fortune, et le bien souverain, qui est la perfection, telle qu’elle peut s’obtenir par la science et la vertu, telle qu’elle existe suprême et incomparable en Dieu même. Dieu est donc celui de qui descendent, à qui remontent, tous les biens inférieurs ; celui qu’appellent tous les désirs, ou plutôt tous les souvenirs, de l’âme. Car un temps fut, où elle le contempla face à face : elle jouissait de lui, avant d’habiter la terre ; elle ne peut se rapprocher de lui qu’en s’élevant, en devenant libre et pure, semblable à lui et agréable à ses yeux par cette ressemblance. Mais une si grande destinée ne saurait s’achever dans les étroites limites de la vie présente. Il faut donc que, au delà du tombeau, s’ouvre la perspective radieuse de l’immortalité, pour être le refuge de nos espérances déçues, le terme de nos voeux insatiables, la rémunération de nos mérites restés sans récompense ici-bas. A ces hauteurs extrêmes, où le regard ne peut plus les suivre, le cygne des jardins d’Académus et l’aigle de Florence planent encore de concert, et vont se perdre dans les mêmes splendeurs.

Dieu reconnu a priori pour expliquer le monde, les idées pour faire comprendre les réalités, la raison pour dominer l’expérience, la vie future pour coordonner la vie présente, les vérités intelligibles devançant dans l’ordre logique les vérités expérimentales, ne sont-ce pas tous les traits de l’idéalisme ? 3 n’oublions point cependant que Dante, en acceptant un si grand nombre de dogmes platoniciens sur Dieu, la nature, et l’humanité, ne pensait pas trahir la foi de son premier maître, Aristote.

Si libre en effet que soit la muse dans son allure, il est impossible de ne pas apercevoir qu’elle traîne au pied les restes d’une chaîne, dorée sans doute, mais qui, sous l’or, laisse deviner le fer : insignes d’une servitude qui vient de finir. Nous voulons parler de ces termes techniques, étonnés de se trouver alignés en strophes harmonieuses ; de ces classifications symétriques, où la pensée se range avec une parfaite exactitude, mais où l’enthousiasme n’entre pas ; de la terminologie enfin et de la méthode, dont jamais Dante, malgré ses efforts, ne s’affranchit entièrement. On y reconnaît sans peine l’empreinte puissante du Stagirite, le premier qui ait créé la langue de la science, et qui lui ait fait à la fois un lexique et une syntaxe, en lui donnant la définition et la division pour principes constitutifs.

Rien ne tient plus intimement au langage que les notions abstraites, qui s’évanouiraient en son absence, et qui semblent au premier abord n’avoir hors de lui nulle réalité. L’ontologie n’est point seulement dans les mots ; mais elle n’est pas non plus sans les mots. Dante ne recourait aux expressions d’Aristote que pour conserver la tradition de ses idées ontologiques ; il gardait le fil, afin de pénétrer à son gré dans le labyrinthe.

De là, ces considérations profondes sur l’essence et la cause ; cette distinction, souvent répétée, de la substance et de l’accident, de la nécessité et de la contingence, de la puissance et de l’acte, de la matière et de la forme. Ces abstractions ne sont point dénuées de toute valeur : le genre est réellement dans l’espèce, l’espèce dans l’individu ; elles forment comme la trame subtile, sur laquelle viennent se dessiner toutes les réalités vivantes.

Ainsi l’a prononcé le maître : ainsi l’entend le disciple.

Dès lors, il ne faudra pas s’étonner si l’un et l’autre réduisent la physique entière au jeu de trois principes : la matière, la forme, et la privation. De l’opposition de ces deux dernières résulte le mouvement ; et le mouvement, dans sa variété et sa multiplicité, produit et explique les phénomènes du monde visible. Depuis les molécules élémentaires jusqu’aux organisations animées, tout se meut ou par impulsion, ou par spontanéité : les révolutions des astres et la génération des animaux en sont les deux plus remarquables exemples.

Toutefois, l’astronomie et la physiologie étaient représentées dans l’antiquité par deux hommes, Ptolémée et Galien, dont les aperçus, plus étendus et plus exacts, satisfaisaient mieux la curiosité de Dante.

Sa confiance au Stagirite, ébranlée sur ces deux points, demeurait intacte sur les questions vraiment philosophiques : celles qui touchent à la constitution, aux facultés, à la destination, de l’homme.

L’homme, tel que la doctrine péripatéticienne le définit, est un composé qui a pour matière le corps, et l’âme pour forme. Mais, comme la forme ne peut subsister qu’empreinte dans la matière, l’âme, bien que différente du corps, ne saurait se conserver hors de lui. Ces déductions, qui viennent heurter le dogme de l’immortalité, semblent avoir trompé la perspicacité du philosophe italien : l’âme lui apparaît encore comme l’acte constitutif, la manière d’être essentielle, de la nature humaine, bien qu’il la conçoive séparable et la fasse se maintenir séparée. Analysant ensuite les puissances qui sont en elle, ainsi qu’Aristote, il en constate trois principales : végétative, sensitive, rationnelle ; il en explique l’unité et la superposition ; et, pour se faire comprendre, il emprunte à la géométrie les mêmes similitudes. S’il décrit les opérations des sens, et, particulièrement, celles de la vue, il suit tous les traits ébauchés par Aristote, faisant arriver la figure de l’objet à l’oeil par le milieu diaphane, et de l’oeil au cerveau par l’impression communiquée. Mais, nulle part, il ne se montre plus scrupuleux imitateur que dans l’exploration des régions supérieures de la pensée, quand il caractérise l’appréhension, l’imagination, la mémoire ; quand il distingue l’intellect actif, et l’intellect passif ; quand il aperçoit des principes immuables, que l’expérience n’a point donnés, et qui se soutiennent d’eux-mêmes.

En sorte que toute connaissance suppose deux conditions accomplies : des faits perçus au dehors, une vérité générale révélée au dedans. En sorte que, la sensibilité étant le foyer des choses visibles, l’intelligence celui des choses intelligibles, l’âme, en qui elles se réunissent, est l’abrégé de l’univers.

Si le fondateur du lycée avait consacré ses méditations les plus laborieuses au développement de la logique, et si ce fut là sa première gloire dans l’opinion commune de la postérité, la morale avait, plusieurs fois aussi, appelé ses recherches ; elles formaient son plus beau titre à l’admiration de Dante. Il y trouvait le phénomène de l’amour, observé dans tous ses détails avec une délicatesse à laquelle rien n’échappe, mais considéré plus spécialement sous une forme nouvelle, celle de l’amitié : les circonstances dans lesquelles ce sentiment prend naissance, les proportions qu’il exige entre ceux qu’il unit, l’inévitable égoïsme qui se cache à sa racine, les fruits bienfaisants qu’il peut porter : rien n’était omis. Les autres éléments de la moralité humaine avaient aussi leur place dans cette large analyse : le plaisir, et le rapport d’excitation mutuelle qui lie le plaisir avec l’action, et la liberté, qui demeure constante au milieu d’eux et qui souvent les sépare, résistant à la jouissance, allant au-devant de la douleur ; le vice, et sa division en trois catégories, intempérance, malice, et brutalité ; les vertus intellectuelles et morales, formant pour ainsi dire deux familles, deux vies aussi entre lesquelles l’homme a le choix, celle de la contemplation et celle de la pratique, la première plus noble, la seconde plus facile. Avec ces données, il était permis de résoudre le problème du bonheur.

Les avantages de la santé, de la force, de la richesse, y entraient comme conditions essentielles, mais insuffisantes : le bien véritable, auquel tous les autres devaient se coordonner, c’était l’activité de l’âme exercée dans les limites de la vertu. Et cette activité vertueuse, quand elle s’applique aux paisibles fonctions de la vie contemplative, donne la plus pleine mesure de béatitude que l’humanité puisse obtenir.

Enfin, parvenu au sommet de la hiérarchie des êtres, Aristote rassemble les principaux résultats qu’il a recueillis, dans sa marche ascensionnelle : l’idée de cause, qui appartient à l’ordre des abstractions ; le mouvement, qui se voit répandu dans l’univers ; la réflexion et le bonheur, qui sont le privilège de l’homme. De ces résultats combinés, il dégage la notion de Dieu. Les forces mécaniques des corps supposent un moteur qui les mette en action, immobile lui-même, et, par conséquent, immatériel. Il est donc forme pure, acte sans fin.

Mais, cet acte ne saurait être que celui de la contemplation, laquelle est aussi souverainement heureuse. Dieu donc peut se définir : une pensée qui se pense éternellement, autour de laquelle gravitent le ciel et la nature. Les lacunes et les erreurs d’une semblable théorie se trahissent sans peine : elle suppose l’éternité, non seulement de la matière, mais du monde ; elle ne laisse au premier moteur ni providence, ni liberté, ni personnalité ; elle ne peut donc être admise qu’avec de nombreuses restrictions. Et le poète philosophe ne l’a pas oublié ; mais il lui doit des vues profondes, et des formules singulièrement expressives.

Or, les points que nous venons de parcourir composent, dans leur ensemble, ce qu’on appelle, improprement peut-être, le sensualisme péripatéticien, qui fait, de l’expérience acquise par les sens, la base nécessaire, mais non pas unique, de toute science.

4 il reste à déterminer comment se concilient, dans la pensée de Dante, les enseignements rivaux de l’académie et du lycée, et par quel prodige nouveau, aux accents de la lyre, des querelles séculaires se sont suspendues.

Platon, dans l’histoire de l’esprit humain, représente l’idéalisme, et, par conséquent, la synthèse : il s’adresse surtout aux âmes douées de cette merveilleuse puissance d’intuition, qu’on appelle aussi enthousiasme. Comme ces âmes d’élite sont rares et ne se succèdent qu’à des intervalles irréguliers, les traditions platoniciennes ont pu s’interrompre ; d’ailleurs, n’étant point rassemblées par le lien d’une méthode rigoureuse, elles étaient exposées à se disperser, et à se laisser absorber en d’autres systèmes. Aristote représente le sensualisme, et, par conséquent, l’analyse. Son oeuvre est à la portée de tous les esprits laborieux ; et comme, tous les jours, il en naît de pareils, elle a pu se conserver par leurs soins et se transmettre, comme un héritage, entre des mains connues ; enfin, les opinions dont elle se compose, puissamment systématisées, devaient demeurer inséparables et garder leur commune indépendance. Le génie poétique aurait donc conduit Dante aux pieds de Platon : mais il n’avait d’accès immédiat, auprès de ce grand homme, que par un petit nombre d’écrits mal interprétés. D’un autre côté, il en retrouva les plus excellentes conceptions, modifiées, épurées, dans la théologie chrétienne ; il les accueillait, avec un pieux respect, sans savoir les ramener à leur origine et nommer leur auteur. Au contraire, dès qu’il franchit le seuil de l’école, il y vit immuablement assise l’autorité du Stagirite ; il reçut ses leçons, par des interprètes sans doute, mais qui se donnaient pour tels, et n’aspiraient qu’au mérite de la fidélité : il dut s’incliner devant tant d’honneurs, et subir une influence à laquelle rien ne résistait. Il y avait place, en lui, pour toutes les admirations justes, parce qu’elles ne sont jamais incompatibles. Sans doute, le disciple de Socrate et le précepteur d’Alexandre ont rempli l’histoire du bruit de leurs controverses, et l’on ne saurait nier que l’exagération de leurs préoccupations dominantes ne les ait conduits à de graves dissentiments. Mais rien aussi n’est, en apparence, plus opposé que l’analyse et la synthèse, qui se personnifient en eux ; et cependant, rien ne s’accorde mieux, dans l’harmonie générale de la science. Ils se placent aux deux points de vue contraires, et, pour ainsi dire, aux deux pôles du monde intellectuel ; mais un axe commun les réunit, et ils jouissent du même horizon. Leurs dogmes, réduits à des expressions plus modérées, se complètent et se soutiennent mutuellement. Il serait même permis de dire que les idées, qui sont la clef de voûte de l’édifice académicien, touchent de près aux formes péripatéticiennes. L'(…), dans ces dialogues où elle est magnifiquement célébrée, prend souvent le nom d'(…) ; elle devient forma, en se traduisant en latin. Si l’idée est, à la fois, type et cause ; la forme est aussi, tout ensemble, l’élément par lequel les choses sont connues, et celui par lequel elles subsistent. Il n’est pas prouvé que Platon ait assigné aux idées une existence distincte des objets qui y participent, et de l’entendement divin en qui elles résident. Aristote reconnaît la présence de ses formes, dans les objets qu’elles modifient et dans l’esprit qui les abstrait. Dante semble avoir compris ces analogies, quand il s’efforce de rapprocher, par des emprunts alternatifs, les deux philosophes grecs. Son intention conciliatrice s’annonce, d’une manière plus claire encore, lorsqu’il les fait apparaître tous deux dans les Champs-Élysées, placés à l’entrée de son enfer, et qu’il les montre, l’un, entouré d’hommages, comme le maître de ceux qui savent ; l’autre, assis à ses côtés, et partageant avec lui la royauté de l’intelligence.

Il avait donc rencontré, peut-être à la faveur de la distance, cette position propice tant cherchée par les éclectiques alexandrins, où l’on voit s’intersectionner et se confondre les tendances diverses de l’idéalisme et du sensualisme. Du reste, ses relations avec la philosophie ancienne paraissent s’être restreintes dans les limites que nous venons de tracer. S’il combat l’épicuréisme, c’est surtout celui qui régnait à son époque ; et il ne connaît qu’imparfaitement, par les livres de Sénèque, la morale du stoïcisme, qu’il exalta sans mesure en la personne de Caton.

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